32. Un poignard trop parfait (1/2)
— Les voilà !
Les premiers chars entrent sur la piste dans un nuage de sable et une trépidation. Un tumulte d'ovations enfle de toutes les gorges rassemblées autour d'une même passion. Calyx les sent vibrer jusque dans la pierre des gradins, s'infiltrer sous sa peau. Son cœur cogne avec elles.
Les attelages défilent, chamarrés sous les rayons du soleil ; les auriges agitent le bras devant cette houle de corps pressés ; les cris s'élèvent jusqu'à l'hystérie. Sur sa banquette dure, Calyx écarquille les yeux, étourdie de couleurs et de bruits.
Même si, contrairement aux jeux d'Olympie, les femmes peuvent ici assister aux épreuves, elle a rarement eu l'occasion de venir jusqu'à l'hippodrome. Thibrôn trouvait le spectacle trop rude pour une jeune fille. Il s'est fait tirer l'oreille pour la laisser sortir ce matin, mais Ipi a intercédé en sa faveur – comme souvent –, argumentant que Calyx avait besoin de se changer les idées, et Ériphos s'est offert en chaperon.
Elle tend le cou par-dessus les têtes. Meidoun est bien là, dernier du tour de piste introductif, dos raide dans sa tunique cramoisie. Ses cheveux longs flottent sur ses épaules. Les deux nattes oscillent de part et d'autre de son visage. Avec la distance, elle n'arrive pas à distinguer s'il sourit ou grimace.
Calyx roule une perle entre ses doigts. Rouge, aussi. Un signe ? Leurs espoirs reposent sur lui. Elle ne sait pas si elle doit plonger la tête entre ses mains pour sangloter, rire de l'humour piquant des Dieux ou y croire, aussi absurde que cela puisse paraître. Peut-il vraiment accomplir l'impensable ? Peut-il... gagner ?
Il est courageux, Calyx ne le nie pas. De manière inattendue, il s'est également révélé doux et protecteur envers Ahmasis. Ses blagues sont toujours aussi agaçantes, mais elle se rend compte – à son propre étonnement – qu'elle le considère en ami. Un ami qui lui a évité un sort terrible au fond d'une citerne. Un ami solide sur lequel s'appuyer dans les moments de besoin. Comme aujourd'hui. Lui ne doute pas de son succès, mais la confiance sera-t-elle suffisante pour l'emporter ? Il n'a jamais participé à une telle course.
Calyx relâche le collier et replie les mains dans son giron. Elle ne peut rien accomplir d'autre qu'observer. Son regard s'envole de la piste ovoïde tranchée de sa barrière en bois, plane sur les marches de pierres ocre passementées du blanc, vermillon, indigo, vert et pourpre des spectateurs. À l'extrémité est, juste sous le disque resplendissant du soleil, la loge pharaonique accueille Ptolémée, sa famille, ses proches et une poignée de dignitaires récompensés par cet honneur. Après douze tours de piste, le vainqueur sera autorisé à gravir les marches de bois pour recueillir la couronne d'or ciselée des mains mêmes du roi des Deux Terres.
Calyx ajuste l'épingle de son himation. Le vent souffle encore, un peu moins fort que la veille. Les nuages s'accumulent au nord, roulés de la mer, plus denses, plus épais que les voiles diaphanes au-dessus de leurs têtes. Le soleil mord déjà, pas encore terni par l'orage à venir. Un temps parfait pour la course. Ni trop étouffant, ni trop humide.
Sur son piédestal, près des douze poteaux en bronze décomptant les tours, le héraut termine d'égrener les noms des auriges et de leurs commanditaires. À celui de Meidoun, associé à une certaine dame Nedjémet, Calyx s'ébroue, Ahmasis prend une courte inspiration et Ériphos crispe les doigts sur ce fameux pendentif qui les a réunis. Ce n'est plus une forfanterie d'amateur de chars. Tout est bel et bien réel.
Les équipages se rangent maintenant derrière leurs grilles de départ, étagées pour compenser la distance supplémentaire à parcourir des attelages sur l'extérieur de la piste. En troisième position, Meidoun a eu la main heureuse au tirage au sort. En partant assez vite, il pourra se rabattre tôt, avant le virage en épingle, et gagner un temps précieux. Calyx rassemble ses genoux, se mordille la lèvre, replace son collier de perles, bien plus nerveuse qu'elle ne le devrait pour un simple divertissement.
Les clameurs refluent sur des bourdonnements expectatifs, les martèlements impatients des sabots et quelques ébrouements sporadiques. D'un instant à l'autre, l'arbitre va saisir son maillet et frapper l'imposant disque de bronze.
Sur sa droite, Ériphos se tortille.
— Hum, Calyx ?
Elle rassemble les sourcils, le regarde. Lui, au contraire, fixe un point nébuleux, quelque part sur l'horizon.
— Qu'y a-t-il ?
Il attrape sa syrinx, la relâche, daigne enfin tourner la tête. Une fois n'est pas coutume, il écarte les boucles insupportables qui lui mangent la vue. Ses yeux gris n'ont jamais paru aussi troubles et Calyx sent un malaise s'immiscer dans son estomac. Qu'est-ce qui le perturbe tant ?
— L'oracle que j'ai lu dans la bibliothèque... je ne vous l'ai pas cité en entier, hier. Je suis désolé. J'avais peur que... Enfin, je ne savais pas si...
Il s'interrompt sur une grimace. Elle soupire.
— Peu importe. Maintenant, tu veux me le dire ?
Il appuie du menton.
— Oui, je crois qu'il vaut mieux que tu l'entendes. Vois-tu, les vers parlent de forger.
Il prend une inspiration et déclame, avec cette voix qui sème des frissons sur la peau :
— « La nuit, le peuple danse et chante ;
Se lève l'aurore sanglante.
Face au fer, un espoir domine,
Forgé par la flamme divine.
Un seul brandira ce fleuron :
Pharaon, tous l'appelleront. »
Le dernier mot s'évade dans l'hippodrome, perdu dans la rumeur des conversations et les cliquetis sur la piste ; les boucles d'Ériphos lui retombent sur le nez. Il agite la main dans la vague direction de la tribune royale.
— Je me demande..., souffle-t-il un ton plus bas, si la salamandre, Drakôn, n'a pas été invoquée dans notre monde pour forger une arme, une arme de légende pour le pharaon, tel le bouclier d'Achille ; et... si ton frère n'a pas été enlevé pour la réaliser.
Calyx pince les lèvres, se répète les vers, les pondère. Comme tous les oracles, ils veulent tout et rien dire. Leur interprétation est l'apanage des prêtres. Qu'y connaît-elle, fille de forgeron ? Oh, certes, elle se pique de se rendre à la bibliothèque, de lire quelques vieux papyrus ; ce n'est qu'un passe-temps, l'occasion de voir Calléas. La proposition de Sophila, l'autre nuit, était généreuse – très généreuse, même –, mais tout à fait illusoire. Elle, une érudite ? Calyx secoue la tête. Elle imagine déjà Thibrôn s'étrangler sur son marteau. Le visage paternel ravagé de chagrin s'imprime sur sa rétine. Non, ses parents ont besoin d'elle à leur côté, plus que jamais. Le rêve est plaisant, elle ne le nie pas, mais nul ne vit éternellement dans un rêve. Des devoirs l'attendent aussi.
Quant à ce poème :
— Tu penses vraiment que Ptolémée se cache derrière tout ça ?
Mettant son incrédulité de côté, elle imagine les implications. Une arme pour la guerre contre les Séleucides, sûrement. L'aurore sanglante peut être liée aux ennemis infiltrés surpris par Ahmasis, soit. Si Ptolémée lui-même a orchestré l'enlèvement de Patroklès, cela peut expliquer la mauvaise volonté des miliciens à mener des recherches. Toutefois, le pharaon des Deux Terres, fils de Rê, maître des hommes, avait d'autres moyens de se concilier les services d'un apprenti forgeron. Non, la suggestion n'a aucun sens.
D'ailleurs, Ériphos secoue la tête, plus affirmé maintenant qu'il a craché les vers qui lui coinçaient la gorge.
— Non, pas Ptolémée, un autre.
Calyx arque un sourcil.
— Un autre ?
— Le descendant de Nectanébo.
Avant qu'elle n'ait pu s'étrangler de cette absurdité, il reprend :
— À la bibliothèque, j'ai vu les recherches d'un érudit – de Mnestôr, peut-être. Le dernier pharaon de la précédente dynastie a eu une fille, qui s'est mariée, a eu des enfants à son tour. Il existe au moins un héritier en ligne directe encore en vie. Et l'autre soir, lorsque j'ai suivi les deux hommes dont je t'ai parlé, les bandits se sont agenouillés devant d'un d'eux – probablement Bakenranef, le grand prêtre du temple d'Alexandre, celui qui a acheté le poignard. Ils l'appelaient « seigneur ». J'ai entendu une partie de leur conversation...
Il s'arrête, les yeux mi-clos, comme pour mieux réfléchir. Ses doigts sont revenus s'ancrer sur sa syrinx fétiche.
— Le prêtre disait : « Antiochos mord à l'hameçon. »
Il répète la phrase avec sa voix de conteur, épousant le timbre et l'accent égyptien d'un homme à la sécheresse militaire.
Calyx sursaute. Son collier cliquette.
— Antiochos, tu es sûr ? C'est le nom qu'ils ont dit ?
Une tête curieuse plaquée de tresses s'invite dans la conversation.
— Qui est Antiochos ?
Ahmasis a délaissé le spectacle sur le sable, où les juges inspectent chaque attelage avant le départ. Elle ne caresse même plus son chat, bien trop attirée par les mots chuchotés. Calyx aimerait prétendre que toute cette histoire ne la concerne pas, qu'elle est, à tout le moins, bien trop dangereuse pour une enfant ; la mort de cette Tiy en a décidé autrement. Parfois, l'âge n'a pas d'importance. Jeune ou vieux, la vie nous bouscule et il n'est pas possible de rester sans réagir. Jamais Ahmasis n'acceptera de rester sur la touche s'ils traquent les assassins de son amie. Or, la discussion vient précisément de virer dans cette direction.
Calyx grimace.
— C'est un nom répandu, je peux me tromper, mais c'est ainsi que s'appelle le roi séleucide. Je ne crois pas aux coïncidences.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro