31. Comment se mordre les doigts (2/2)
La préposée aux chevaux de dame Nedjémet le tire par le bras, comme s'il n'était qu'un canasson indocile. Ils défilent devant des rangées d'attelages où s'affaire une population enfiévrée de serviteurs, aides, esclaves, employés et même pilotes. Les appels résonnent sous la voûte assombrie, inintelligibles au milieu du renâclement nerveux des bêtes. Au fond, les deux grands vantaux qui ouvrent sur la piste ne laissent filtrer qu'un rai de lumière et la rumeur assourdie des gradins.
Tayet s'arrête devant une stalle plus calme où patiente un char déjà attelé. Meidoun n'a pas le temps de s'attarder sur la ligne élancée de la nacelle en roseaux, son rouge claquant, les ferrures du garde-corps. La fille d'écurie lui jette un chiffon à la figure.
— Tiens, enfile ça !
Meidoun déplie le tissu : une longue tunique à manches du même écarlate que le char. Contrairement aux autres athlètes, les auriges ne concourent pas nus – trop dangereux en cas de chute. Sous l'œil vindicatif de la demoiselle, Meidoun endosse les couleurs de son commanditaire. Le vêtement est un peu ample pour lui – il appartenait sans doute à Démedj –, mais il le serre à la taille d'une lanière de cuir. La salamandre s'agite sous les plis du vêtement, doigts froids le long de son échine. Il se retient de se gratter et étire les lèvres sur un sourire incrédule, se gorgeant de chaque scène, chaque claquement de sabot, chaque bouffée chevaline. Il est là, vraiment là, dans les écuries de l'hippodrome. Dans peu de temps, les portes vont s'ouvrir et il en franchira le seuil, un parmi les douze auriges à prendre le départ sous les acclamations d'une foule en délire. La consécration d'un rêve !
Tayet l'arrache à son euphorie d'un coup de coude.
— Eh, ce n'est pas le moment de gober des mouches. Viens par là !
Meidoun s'ébroue, regarde autour de lui. Ils sont seuls autour de l'attelage. Les autres serviteurs sont repartis. Nedjémet n'est pas là, sans doute déjà installée dans les gradins avec son fils, pour profiter du spectacle de sa victoire.
Son unique escorte a contourné la nacelle et désigne les quatre étalons, harnachés sur une même ligne.
— Voici Rayon de Rê, Grand Triomphe, Jarret Puissant et Sabot Terrible. Les meilleurs.
Elle flatte l'encolure du plus proche avec une tendresse bien différente des manières brusques qu'elle lui réserve. L'animal lui renvoie un couinement bref et lui flaire le cou.
— J'ai mis Rayon de Rê sur l'extérieur. Il tire comme un dieu, mais n'aime pas être surpris sur sa droite.
Meidoun engrange l'information d'un appui du menton. Ses doigts jouent autour des deux brassards de bronze à ses poignets, témoins d'un passage de flambeau entre père et fils.
Une voix surgie du fond des années murmure à son oreille avec une bienveillance paternelle : « Chaque cheval a son caractère, ses petites manies, ses failles et ses points forts. L'habileté d'un maître d'écurie consiste à sélectionner et placer les bêtes, celle de l'aurige à leur parler au travers des rênes. »
Il passe du côté gauche et tend la main vers un étalon piaffant à la robe d'un bai lustré. Il la retire aussitôt sous un souffle puissant et un claquement de dents – dans la mesure du possible, il préférerait conserver ses doigts en place.
— Ah, et fais attention au départ, ajoute la spécialiste chevaline avec une touche d'ironie. Sabot Terrible n'aime pas qu'on claque les rênes trop fort. Dis-lui plutôt : « radis. »
— Radis ? répète Meidoun.
Il fixe Tayet par-dessus les croupes, pas certain d'avoir bien compris. Se moquerait-elle de lui ? Elle se contente d'un haussement d'épaules.
— Il adore ça.
Abandonnant les périlleuses rangées de dents, Meidoun remonte le timon et laisse courir ses doigts sur les liens de cuir qui pendent depuis les mors jusqu'à l'arceau du garde-corps.
— Il y a quatre jeux, un pour chaque cheval, reprend la litanie d'instructions. Je les ai attachés ensemble pour plus de facilité, mais tu peux aussi les contrôler séparément.
Tayet tapote le nœud épais.
— Fais gaffe à ne pas les perdre dans la course, tu ne pourrais plus les rattraper et perdrais tout contrôle. Certains auriges les attachent à leur ceinture, mais je te le déconseille : c'est le meilleur moyen de terminer piétiné ou écorché vif en cas de chute. À toi de voir.
Meidoun approuve machinalement. Nebrê ne s'attachait pas non plus. « Mieux vaut perdre des rênes que la vie », disait-il. Il est mort malgré tout. Juste pas pour une histoire de lanière de cuir.
Il s'accroupit, observe l'essieu – en bois d'acacia, épais et robuste –, puis poursuit jusqu'aux grandes roues à rayons, cerclées de métal.
« Un bon aurige contrôle chaque point de son char avant le départ », se rappelle-t-il. Que s'est-il passé en ce jour fatidique où un certain rivet a sauté ? Nebrê a-t-il failli par négligence, excès de confiance, simple malchance ? Impossible de le savoir, désormais, mais Meidoun appliquera ses conseils à la lettre.
La nervosité revient grignoter son calme et accélérer les battements de son cœur. Il boirait bien un gobelet d'eau, ou même un verre de vin, pour se fouetter les sangs. Rien de tel n'est à portée. Il se contente de vérifier que l'œil oudjat est toujours en place, sur sa poitrine. Avec un tel talisman, il ne peut rien lui arriver. Il va gagner, se montrer à la hauteur de l'aurige qu'était Nebrê. Il va gagner, parce qu'il le faut.
Tayet le rejoint et approuve l'inspection d'une moue réticente.
— J'ai tout vérifié. Tu peux me faire confiance.
Meidoun se relève d'un craquement de genoux et tente un sourire – un peu tordu, celui-là. La fille d'écurie sent le cheval des pieds aux racines de cheveux, étale des joues terreuses et des ongles noirs en guise d'onguent de beauté, mais Démedj parlait d'elle en bien. À la lumière de leur court échange, il se rend compte qu'il lui fait effectivement confiance pour connaître son affaire.
Elle le toise des pieds à la tête, comme s'il n'était qu'un cinquième étalon, un peu différent de ceux qui vont d'élancer sur la piste. Plus indiscipliné, sans doute. Elle soupire.
— Ce matin, les serviteurs de dame Nedjémet prenaient les paris sur toi.
Meidoun inspire une bouffée de fierté et redresse son sourire.
— Ah, ils croient en ma victoire ?
— Non, ils se demandaient plutôt combien de tours tu tiendrais avant de mordre la poussière. Démedj misait sur deux.
Bravo, belle solidarité ! Quelle gratitude de la part d'un frère aurige qu'il a tiré des flammes ! Le sourire s'en flétrit de dépit.
— Et toi ?
Il ignore pourquoi l'opinion de Tayet sur ses chances de succès lui importe soudainement, mais son cœur accélère, accroché à la sentence qui va tomber de la moue retroussée.
Rien ne vient. L'experte du domaine se détourne d'un roulement de hanches.
— Moi, je ne parie pas. Une obole est une obole. C'est trop précieux pour être dépensé sur des futilités.
Il ne saura donc pas dans quel bas-fond elle le place. Cela vaut sans doute mieux pour son amour-propre.
— C'est aussi ce que dit ma mère. Elle a toujours refusé de parier sur les courses de mon père. Mais je vais gagner, tu sais !
Meidoun essuie ses paumes moites sur la tunique, tourne les bracelets collés à sa peau. Essaie-t-il de la convaincre ou de s'en persuader ? Sans prévenir, à quelques sabliers à peine du gong de départ, une pique de doute lui meurtrit le ventre. Était-ce une si bonne idée de prétendre savoir conduire un char, d'avoir accepté de concourir ? Oui, oui, oui, bien sûr que oui ! Pour la récompense, pour l'occasion de parler au pharaon, pour prouver à tous ceux qui levaient un nez méprisant devant sa planche à roulettes qu'il est bel et bien le fils de Nebrê ! Il faut qu'il gagne. Il ne peut pas échouer.
Du monde s'agite autour d'eux. Sur un signe qu'il a manqué, les auriges gagnent leur char. Une clameur enfle au-dehors. D'un branle de tête, Tayet l'invite à grimper sur l'entrecroisement de lanières de cuir.
— Si les femmes pouvaient concourir, je remporterais cette victoire pour dame Nedjémet. Toi, essaie de ne pas te rompre le cou.
Merci, vraiment aimable de penser à sa santé ! Si elle a d'autres encouragements du même acabit à dispenser, elle peut les conserver pour elle. Meidoun se hisse en ignorant le roulement d'yeux désobligeant.
— Et prends soin de mes étalons, soupire-t-elle.
Elle flatte l'encolure de chaque bête, murmure un mot à l'oreille de l'une, gratte une autre sur le flanc, puis le laisse enfin en paix, en compagnie de la sensation oppressante qu'il a, peut-être, trop présumé de lui.
Les auriges se sont rangés deux par deux devant les doubles portes. Toutes les couleurs flamboient sur les nacelles : bleu, vert, jaune, parme. Chacune différente pour mieux les distinguer sur la piste. Meidoun repère immédiatement Séref, le pilote de Bilitiché, la concubine de Ptolémée. Le petit homme noueux et sec comme une vieille datte peut s'enorgueillir d'une riche expérience, dont plusieurs victoires. Il trône en tunique verte dans l'un des chars de tête, aux rênes d'un équipage lustré avec soin, presque plus adapté à quelque parade qu'à une course.
D'un claquement de rênes, Meidoun se range à la fin de la file, à côté d'un grand Nubien à la peau sombre qui ne lui épargne même pas un regard. Il parcourt les visages concentrés, les sourcils noués, les mentons tendus vers le lent grincement des vantaux. C'est bien simple : il est le plus jeune, d'une bonne poignée d'années.
Toutefois, toute analyse de cette observation lui échappe. D'une dernière poussée, les portes s'écartent sur une luminosité éblouissante et un tonnerre d'acclamations.
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