3. Celle qui écoute dans les braises
Les braises luisent dans la pénombre. Des flammèches courent entre elles, comme des lézards de feu. Elles crépitent leur message, furtif, secret, insaisissable pour ceux qui n'ont pas la faveur des Dieux. Dans le silence du sanctuaire, Ahmasis tend l'oreille.
Sur la forêt de colonnes, les hiéroglyphes écoutent avec elle. Ils montent jusqu'au plafond, se bousculent, chuchotent. Osiris à la peau verte, Anubis et son museau de chacal, Bastet à tête de chat, Sekhmet la lionne. Et Isis, bien sûr. Celle qui protège, celle qui guérit, celle qui guide.
Sa mère.
Entre les murs du temple devenu sa maison, Ahmasis ne craint rien. Le feu sacré chasse la nuit, le froid et la mort.
Elle se concentre, abaisse les paupières, respire profondément jusqu'à se placer au centre de la matrice. Son ka pulse avec chaque battement de vie, sur une toile plus vaste, dont nul ne perçoit la fin – pas même elle, la fille d'Isis. Certains mystères n'appartiennent qu'aux Dieux.
Comme toujours lorsqu'elle tente de nouer les fils qui relient toute la création, une ombre se profile, juste derrière elle. Là, son ka se ternit avant de plonger dans des eaux d'encre. Une mer infranchissable. Des formes habitent l'autre rive, elle les devine sans vraiment les voir. Elles se lamentent, s'approchent, attirées par sa présence sur cette frontière entre le visible et l'invisible, entre le monde des hommes et celui des Dieux.
Ahmasis chasse un frisson et se détourne de ce fantôme de passé. Un autre dessein l'appelle en ce lieu. Ses sens s'étirent, comme un chat qui s'éveille de sa sieste au soleil. Elle prend conscience d'un espace plus vaste que celui – bien trop limité – qu'elle perçoit avec ses propres yeux. Le temple, bâti sur son île. Les rochers, battus par les vagues. Alexandrie tout entière, bruissante de vie. Même le divin Nil, dont les sources se perdent au-delà du monde connu. Ce qu'elle cherche est plus près, bien plus près, dans la pièce voisine.
Isétemkheb, la grande prêtresse, a rassemblé les plus hautes autorités du temple dans la salle de la barque, le siège le plus sacré de la déesse. En tant que novice, Ahmasis n'a pas encore l'autorisation d'y pénétrer. Cela viendra, plus tard, elle n'en doute pas un seul instant. Mais aujourd'hui, l'accès lui est interdit. Pourtant, elle doit entendre les mots prononcés.
C'est ce que murmurent les flammes dans le brasero. C'est ce que soufflent les hiéroglyphes sur les murs. C'est ce que chuchote la brise glissée par le maigre rectangle de fenêtre. N'est-elle pas la fille d'Isis, rappelée à la vie pour servir sa mère ? Les mauvaises langues ou les jaloux appelleraient cela de la curiosité, Ahmasis sait qu'il n'en est rien. Les fils se tirent. Ce qui doit être, sera. Heka, magie, tout est lié.
Des voix lui parviennent, par d'autres sens que l'ouïe.
— L'incendie s'est déclaré vers l'heure du chien. Dans le quartier de Rhakôtis.
— Cela correspond à la brèche que j'ai sentie, tel que mesuré au gnomon de la grande cour. Une brèche dans la toile du monde
Ahmasis l'a sentie, elle aussi. Un froissement d'échine, une trépidation de son ka, une lamentation lointaine. Isétemkheb a jailli du sanctuaire, au milieu des rituels matinaux, avec sa robe de cérémonie et toutes ses amulettes. Elle a contemplé l'ombre du pilier dans la cour. Tous les novices écoutaient les leçons de maîtresse Chédi, à ce moment-là. Tous ont vu. Le frisson de crainte de celle-qui-parle-à-la-déesse, le front chiffonné d'incertitude, l'hésitation. Isétemkheb n'hésite jamais. Elle sait toujours les rites à accomplir, les offrandes à déposer, les prières pour apaiser. Même si la grande prêtresse s'est bien vite reprise, un tel comportement en public était... inattendu.
Alors, Ahmasis a eu peur, un peu. Et elle a su que le monde – son monde – allait changer. Maintenant, elle retient sa respiration, et elle écoute les paroles prononcées, les décisions prises.
— Ce n'était pas un accident. Quelqu'un a ouvert un passage. Un mage.
— La fracture s'est refermée très vite. L'incendie a été contenu.
— Mais quelque chose a pénétré notre monde. Quelque chose qui n'y a pas sa place. Une créature du feu souterrain.
— Alors, l'équilibre est rompu...
— Qu'Isis étende sa main sur nous ! Qu'allons-nous faire ?
— Nous devons la trouver, la chasser – elle et celui qui l'a invoquée –, identifier ceux qui l'ont vue, effacer toute trace de son passage. À ce prix, seulement, la paix reviendra sur la ville.
Toute la trame du heka frémit sous la sentence. Isétemkheb n'hésite plus. Sa voix grave résonne aux oreilles d'Ahmasis comme lors des processions. Quand la grande prêtresse s'exprime ainsi, tout le monde s'incline dans le temple.
Pourtant, aujourd'hui, des protestations s'élèvent. Les craintes d'Ahmasis étaient fondées. Déjà, le monde change. L'ordre établi vacille.
— Effacer, vraiment ? La voix d'Isis n'est pas la violence, mais la guérison.
— Si cette créature est si puissante, nous devons la capturer, et la mettre à notre service ! Isis en sortira renforcée !
— Qui mènerait cette chasse, Isétemkheb ? Toi ? Nous ?
Ahmasis se mordille la lèvre. Le désaccord ronge l'unité du temple. Même les prêtresses s'égarent sur le chemin à suivre. Isétemkheb a hésité, près du gnomon. Porte-t-elle encore la voix d'Isis ? Est-ce la volonté divine qui s'exprime dans cet ordre, ou bien la peur ?
— Ni moi, ni vous, reprend celle-qui-parle-à-la-déesse, impassible devant les objections. Approche, Khémetensen.
S'ensuit non pas le glissement feutré de sandales sur les dalles de basalte, mais un claquement de bottes.
— Isis protège, nourrit, mais sait aussi se montrer impitoyable avec ses ennemis et les suppôts de Seth qui sèment le chaos. La lame de la chasseuse est au service de la déesse. Elle agira en son nom, en notre nom à tous.
Toute la trame tremble sous un vent soudain, clignote, se dissout. Non, pas maintenant ! Ahmasis tend la main pour retenir les fils qui relient son ka à l'autre pièce, mais ils cèdent les uns après les autres. Les voix s'effacent.
— Ahmasis ?
Une menotte lui secoue l'épaule. Une voix fluette l'appelle, bien plus haut perché que le timbre caverneux d'Isétemkheb. Ses paupières bondissent.
Une frimousse en forme d'amande la dévisage. Une paire d'yeux interrogateurs. Un sourire en demi-lune aux lèvres.
— Tu dormais ?
Ahmasis soupire. Tiy, bien sûr. Qui d'autre ? La plupart des novices évitent de lui parler, de l'approcher, encore plus de la toucher. Pas Tiy. Elles sont arrivées au temple à quelques jours d'intervalle. Deux fillettes du même âge, encore coiffées de la mèche de l'enfance. Perdues, toutes les deux, pour des raisons différentes. Il y avait des blessures à panser, des larmes à sécher. Cinq années ont passé. Le lien noué entre elles dans ces premiers pas d'une vie nouvelle ne s'est jamais terni, plus fort que n'importe quelle magie.
Ahmasis pourrait se mettre en colère. D'autres enfants réagiraient peut-être ainsi. Elle n'est pas comme les autres enfants ; et il est impossible d'en vouloir longtemps à Tiy. Cependant... elle aurait quand même bien aimé entendre la fin de la conversation.
— Je ne dormais pas, je nouais les fils du ka.
— Tu espionnais les prêtresses ! devine Tiy, plus pâle qu'une momie.
Ahmasis pivote vers les doubles vantaux barricadés. Les dorures et les glyphes d'avertissement ne laissent filtrer aucun secret. Elle ne connaîtra pas la décision finale.
— Je n'espionnais pas, j'écoutais. Les espions cherchent à nuire, je sers Isis.
Son amie pince les lèvres, dubitative. Ne saisit-elle pas la différence fondamentale entre les deux ? Elle ne prononce pourtant aucun mot de reproche. Ahmasis sait qu'elle n'en parlera à personne. Les secrets qu'elles s'échangent, le soir, longtemps après que maîtresse Chédi a soufflé la lampe, n'appartiennent qu'à elles seules.
— J'ai ramené Méaâ, elle te cherchait, glisse Tiy, peut-être pour se faire pardonner.
Ahmasis sent une boule de fourrure entre ses jambes, suivi d'un ronronnement. Elle s'accroupit, plonge les mains dans le pelage gris tacheté et sourit aux yeux presque luminescents – de la même teinte que les émeraudes sur le collier cérémoniel d'Isétemkheb. Un signe. Le monde est peuplé de signes, pour ceux qui savent les déchiffrer. La caresse se prolonge. Méaâ arque le dos sous ses doigts. Les questions se dissolvent dans le contact, doux et chaud. La peur aussi. Ahmasis se rend compte, seulement maintenant, qu'une tension l'habitait encore.
Une langue râpeuse lui débarbouille le bout du nez. Elle rit. Un éclat bref, qui érafle la solennité du lieu. Isis ne lui en voudra pas.
— Vraiment ? Tu me cherchais, Méaâ ?
Les deux battants s'écartent dans un claquement de tambour. Le chat file ventre à terre. Tiy pousse un cri de souris et recule derrière le brasero. Tous les prêtres et prêtresses défilent dans un froufrou de lin pur et un cliquetis d'amulettes. La maîtresse des novices avec sa poitrine à concurrencer les mamelles d'Hathor, son gorgerin serti de quartz et turquoise et son nez levé bien haut. L'archiviste avec son chendjit de travers et son inséparable tablette sous le bras. Le prophète, maître des oracles, avec l'encensoir à parfum et ses yeux brumeux. Concentrés, perturbés, ils ne tournent même pas la tête.
Ahmasis les regarde défiler sans prononcer un mot. Ils sortent, tous. Presque tous. Deux silhouettes s'attardent dans la pièce. La première, en robe fendue lacée d'un corset de cuir, s'agenouille devant la seconde, drapée de la peau de léopard, symbole de sa fonction.
Isétemkheb effleure les yeux, le front et l'amorce de longue natte de la chasseuse.
— Je compte sur toi pour écarter ce danger au plus vite. Qu'Isis te guide !
Celle qui s'appelle Khémetensen referme le poing sur sa poitrine où loge un nœud tyet, puis sur le khopesh à lame courbe à ses côtés.
— Je ne faillirai pas.
Elle se relève, le visage aussi rugueux et austère que ceux des statues gardant l'entrée du temple. Un nez en bec de faucon, des lèvres qui ignorent le sourire. Et un sabre. Ahmasis s'arrache avec difficulté au tranchant effilé, à sa signification. Elle n'avait encore jamais vu une arme destinée non pas aux offrandes, mais à la mort pénétrer le sanctuaire. Le monde change, vraiment. Et elle, qu'est-ce qui l'attend ?
Les deux femmes s'éloignent, côte à côte. L'une au pas souple de la lionne, l'autre au port altier. Leurs voix s'effacent sur un dernier échange.
— Prends garde. La magie des créatures de l'Autre Côté dépasse celle des hommes et leurs illusions voilent leur sens.
— Je la tuerai avant même qu'elle n'ait semé ses maléfices. Et je réduirai au silence ceux qui auront posé les yeux sur elle.
Le silence retombe. Les ombres s'épaississent. Sauf que rien n'est jamais silence dans le temple. Les hiéroglyphes s'agitent, inconfortables. Les braises crépitent. Un souffle se glisse par la fenêtre. Il parle de la mer et des mouettes, des pêcheurs et de leurs filets, d'un père, d'une mère, d'un frère. Une autre vie, celle qu'Ahmasis a quittée. Un frisson lui chatouille les épaules. Elle réajuste le foulard sur sa gorge.
Un miaulement, un frottement.
Ahmasis se penche et serre la chatte dans ses bras. Un réconfort. Méaâ appartient à sa nouvelle vie. Elle n'était qu'un chaton tout juste sevré quand Isétemkheb la lui a confiée, peu après son arrivée au temple, peu après sa renaissance. Un lien fort, là aussi. La magie n'est pas seule à nouer le ka des hommes et des bêtes. D'autres forces sont à l'œuvre.
Elle glisse ses doigts entre les deux oreilles. La chatte plisse les yeux de plaisir. Parfois, Ahmasis a l'impression que ces grands globes verts comprennent tout, peut-être même ce qu'elle ne dit pas. Les chats sont intelligents. Ils servent Bastet.
— On ressort ?
Tiy émerge de derrière le brasero. Ses yeux guettent l'entrée de la grande salle, elle tortille ses doigts. Isétemkheb pourrait revenir. Elle pourrait se fâcher de découvrir deux novices par ici. Tiy n'aime pas désobéir, encore moins être punie. Ahmasis non plus. Qui aime frotter les chaudrons ou laver les chendjits des prêtres ?
Cependant...
— Attends !
Les braises chuchotent encore. Ont-elles un message pour elle ? Un oracle d'Isis ? Dans le temple, seul le prophète écoute et interprète les prédictions de la déesse. Mais aujourd'hui, le monde change. Aujourd'hui, Ahmasis s'approche du brasero. Le socle de ses croyances vacille. Une lame dans le temple, une créature infiltrée dans le monde des Hommes, la dissension entre les prêtres. Qui doit-elle suivre ? Qui doit-elle écouter ? Seule Isis peut le dire.
Ahmasis ferme les yeux. La mer d'encre est toujours là, dans son dos. Ce n'est pas important. Elle se concentre sur la voix des flammes, sur la voix par-delà les flammes, vers le monde des Dieux. Une présence l'enveloppe, à la fois bienveillante et écrasante. Les sons s'affûtent. Des crépitements, un souffle par la fenêtre, le ressac lointain, même la respiration oppressée de Tiy. Tout s'assemble, noué par une main divine. Elle croit discerner un mot. Un seul.
« Guéris. »
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