24. La précision de l'engrenage (2/2)
Calyx se masse l'arête du nez. Comment vont-ils se sortir de ce guêpier sans la moindre source de lumière ? Au moment où elle formule la question, un ronflement enfle sur son épaule, un peu comme le fourneau lancé à plein régime sous l'action du soufflet.
— Regardez, le visiteur !
Calyx se rend compte qu'elle distingue les yeux d'Ahmasis, écarquillés de fascination. Le ronflement s'amplifie. Les ténèbres refluent devant un halo presque aveuglant jailli des taches de la salamandre. Drakôn – si tel est bien son nom – semble décidé à les aider, quelles que soient ses autres motivations ou la raison de sa présence dans leur monde. Le coup de patte est peut-être écailleux, mais elle ne va pas faire la fine bouche.
— Le couloir se poursuit derrière la trappe, observe Ériphos d'un branle de tête.
Calyx se détache du mur.
— Alors, on continue, et cette fois, je passe devant !
Ils traversent la trappe d'un pas prudent, mais le battant tient bon. Calyx épargne une pensée admirative pour les ingénieurs qui ont conçu le système. Une seconde manivelle, identique à la première, permet d'actionner le mécanisme depuis l'autre bord. Mieux vaut ne pas y toucher, au cas où ils devraient rebrousser chemin précipitamment.
Leur progression se poursuit ainsi sur peut-être un stade – du moins, Calyx l'estime-t-elle au nombre de ses pas. Compter chaque enjambée aide à distraire son esprit du volume de terre accumulé au-dessus de sa tête, des possibles pièges tapis dans les ombres ou des créatures placées en embuscade.
Le halo de la salamandre lui chauffe le cou en plus d'éclairer à dix pas devant elle. La sueur goutte dans son dos. Une ombre danse sur les parois ocre, bien plus grande et déformée que ne devrait l'être celle d'un si petit reptile. Elle évite de la regarder.
Puis, au bout de cette déambulation caverneuse, elle heurte un obstacle : une volée de trois marches mène à une porte close. Une torche éteinte patiente dans un socle de métal, sans doute à destination des habitants de l'autre côté du battant. Meidoun s'en empare avec un cri de victoire.
— Ah, voilà qui va toujours servir. Ô visiteur ou Drakôn ou quelque soit ton nom, prête-moi ta flamme !
Calyx se retient de se frapper le front pendant que le pitre agite son morceau de bois sous le museau du lézard. Il est récompensé par un jet ardent de nature à racornir quelques sourcils trop entreprenants.
Manifestement très fier de lui, Meidoun gonfle le torse, décoche un sourire jusqu'aux oreilles et lève haut sa torche crépitante.
— Et voilà le travail !
Calyx évite tout commentaire, gravit les marches, tourne l'anneau de fer. Fermé, comme elle pouvait s'y attendre. Elle plisse les yeux. Des gravures décorent le linteau plongé dans l'ombre.
— Plus haut, la torche, voyons ! s'agace-t-elle.
— Et que penses-tu d'abord de : « S'il te plaît Meidoun, mon sauveur, lumière dans les ténèbres, soleil de mes nuits d'explorations papyresques ! »
Elle lui jette un regard exaspéré qui se heurte à un roulement d'épaules et une rangée de dents éclatantes.
— Ou juste « s'il te plaît », je m'en contenterai.
Comment fait-il pour se montrer par moments utile, l'instant d'après aussi agaçant ? Calyx soupire.
— S'il te plaît, Meidoun, peux-tu lever un peu plus cette torche, Meidoun ?
Il s'exécute et le halo révèle le tracé d'un cobra dressé, collerette déployée.
— Encore un serpent, frémit Ériphos.
Calyx inspire entre ses dents. La situation est plus critique qu'elle ne l'imaginait.
— Pas n'importe quel serpent. C'est l'ouraios, le cobra de la couronne pharaonique. Il représente le pouvoir conféré aux pharaons par le dieu Rê.
Un frisson lui chatouille l'échine.
— Même si cette porte était grande ouverte, nous ne pourrions pas la franchir.
Ériphos fronce les sourcils sous sa rangée de boucles.
— Pourquoi ?
— Parce que derrière se trouve sans doute le palais de Ptolémée, roi du Pays Noir, pharaon des Deux Terres.
Calyx réfléchit. Ses pensées s'enchaînent, tournent, cliquettent comme une poulie bien huilée. Tout correspond : l'orientation estimée du couloir, la distance parcourue. Même la conclusion paraît évidente, une fois formulée : rien d'étonnant à ce que les officiels du palais disposent d'un accès personnel – et discret ! – au Muséion et aux papyrus de la bibliothèque.
Le sourire de Meidoun s'est grippé et, pour une fois, il s'abstient de lancer une plaisanterie oiseuse.
Calyx redescend les marches. Rien ne sert de se lamenter, de regretter ou de tempêter. Cette voie est close.
— Demi-tour.
Ériphos sursaute, serre les doigts sur ses roseaux et glisse un œil vers le boyau qu'ils viennent de parcourir.
— Et les monstres ?
— Ils sont sans doute repartis de l'Autre Côté, intervient Ahmasis.
Accroupie au bas des marches, elle caresse son chat. L'animal ronronne sans cesser de lorgner la salamandre toujours accrochée à son perchoir humain.
— Tu es sûre ?
L'apprentie prêtresse se relève, repasse un pan de foulard par-dessus son épaule, agite la main vers la flûte et plisse les lèvres sur une moue équivoque.
— Le visiteur n'est plus là pour ouvrir des passages, tu ne joues pas, je ne les entends pas non plus. Elles se sont repliées derrière le voile.
— Allons-y, alors, décide Calyx.
Quel autre choix leur reste-t-il, de toute manière ? Ils verront bien ce qu'il en est.
Par une étrange compression du temps, le chemin du retour lui paraît bien plus court. Ils franchissent une nouvelle fois la trappe. Après réflexion, Calyx décide de réarmer le piège. Inutile de laisser des traces flagrantes de leur transgression. Très vite, le rideau de lin se découpe sous le halo de la torche.
Aucun bruit suspect ne s'en élève. Pas de grognements, pas de feulement. La voie est libre ! Calyx relâche un soupir soulagé et planifie déjà la suite des opérations : récupérer ses notes, replacer les rouleaux dans les étagères. Ils ne doivent pas s'attarder. Quelle heure peut-il bien être ? Elle n'a aucune notion du temps passer à compulser les papyrus, puis à explorer le boyau.
Elle écarte le rideau, se dirige vers l'alcôve où elle travaillait, se fige.
Une femme en émerge au même moment, chargée d'une brassée de rouleaux, presque aussi surprise qu'elle.
— Que faites-vous ici ?
Ses yeux pivotent vers l'entrée du tunnel, détaillent les trois autres contrevenants. Ses sourcils se rassemblent dans une prédictible éruption de colère.
— Cette zone est interdite, ce couloir est interdit !
Calyx serre son châle en rempart et se maudit intérieurement. L'érudit qui travaillait tard. Comment a-t-elle pu oublier ? Il faut croire que le vacarme a fini par attirer son attention et à l'extraire de ses propres recherches. Calyx la reconnaît : Sophila, la trentenaire au port si assuré, à l'intelligence aiguisée, capable de rivaliser de verve avec des maîtres bien plus anciens. Calléas ne tarit pas d'éloges sur elle. Présentement, la bibliothécaire la foudroie d'un regard inflexible.
— C'est vous qui avez laissé cette pagaille ? Ces rouleaux sont précieux !
Calyx courbe la nuque. Une brique de honte lui plombe l'estomac. Leur fuite ne leur a pas laissé le temps d'un brin de ménage derrière eux. Des papyrus jonchent encore les dalles et d'autres s'empilent sur la tablette où elle les a compulsés. Qu'est-ce que Sophila doit penser d'un tel comportement ?
Elle se racle la gorge.
— Nous... Je cherchais des informations qui ne se trouvent qu'ici.
Sophila plisse les lèvres sur une moue guère plus engageante que le regard précédent, passe devant elle d'un pas brusque et entreprend de replacer les rouleaux sur les étagères, un à un.
— Calléas sait-il que tu es ici ? Est-ce lui qui t'a ouvert ?
Calyx sent un feu inconfortable s'aviver dans ses joues. Leur relation est-elle donc la cible de tous les ragots du Muséion ? Pour cacher son embarras, elle se précipite sur les papyrus au sol.
— Non, madame. Il n'en sait rien.
Elle a pénétré ici comme une grande. Sa décision. Elle connaissait les risques et elle prendra ses responsabilités. Déjà, elle imagine la honte de son père, sa punition inévitable. Sera-t-elle conduite devant la justice ?
Elle enfile un rouleau dans son étagère, prend une inspiration.
— Je suis venue de ma propre initiative et suis la seule coupable. Eux sont venus à ma demande.
Derrière, les trois autres ont la sagesse de ne pas intervenir, tête basse, mine penaude. Un petit miracle, surtout de la part de Meidoun !
Le regard de Sophila bascule sur la brochette de coupables, s'arrête sur Ériphos.
— Je te reconnais, le frisé. Tu es l'apprenti de ce Phémios d'Athènes. Ton maître s'abaisse-t-il à faire de toi un voleur, pour retrouver son texte ?
L'aède avance d'un pas, les yeux rivés sur ses orteils, les boucles en rideau.
— Non, madame. Mon maître ne sait pas que je suis ici. Je voulais lire les textes sur... les sirènes et Calyx m'a parlé des papyrus de la bibliothèque.
Sophila tord les lèvres, pivote vers Meidoun. Un pli s'invite sur son front.
— Je t'ai déjà vu, toi aussi. Tu es le garçon qui a sauvé ce pauvre homme dans l'incendie.
En face, l'Égyptien hésite visiblement entre son sourire fétiche et une contrition de bon aloi. La bibliothécaire relâche un soupir, se passe une main sur le visage et agite les doigts vers l'escalier.
— Bien, sortez. Tous !
Calyx papillonne des paupières, pas certaine d'avoir bien compris.
— Madame ?
Sophila a déjà repris son rangement.
— Vous avez de la chance. Souvent, Callimaque travaille tard sur le classement des nouveaux papyrus. Mnestôr aussi. Ils ne se seraient pas montrés aussi généreux que moi. Je ne vais pas punir ceux qui cherchent la connaissance, mais je ne veux plus vous revoir ici, c'est bien clair ?
Calyx vacille. Une vague de soulagement lui monte à la tête et lui ramollit les jambes. Elle pourrait s'envoler, embrasser la jeune femme, rire aux éclats.
— Oui, madame, très clair. Merci, madame.
Meidoun file déjà droit vers les marches, entraînant Ahmasis et le chat. Ériphos les suit, non sans jeter un coup d'œil par-dessus son épaule, peut-être pour s'assurer que la bibliothécaire ne revient pas sur sa décision.
Calyx le rejoint. Elle s'apprête à monter l'escalier quand une question dans son dos la retient.
— Tu t'appelles Calyx, n'est-ce pas ? La fille de Thibrôn, le forgeron ?
Elle serre les dents. Elle a peut-être chanté victoire trop vite. La rétorsion viendra frapper demain à la porte de la forge.
— Oui, c'est bien moi.
La voix de Sophila s'adoucit.
— Si tu veux étudier ici, plutôt que de t'y glisser la nuit en douce, c'est possible, tu sais. Viens me trouver. Je m'arrangerai.
Calyx se retient au mur pour ne pas tomber. Elle, une érudite ? Une porte s'ouvre quelque part, dans un recoin de son esprit qu'elle ignorait. Elle dévoile un chemin radicalement différent de celui qu'elle a toujours envisagé. Attractif, indubitablement ; ardu, sans doute ; un peu effrayant. Elle déglutit.
— Merci, madame. C'est très généreux. Je vais y réfléchir.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro