17. Entre les pierres baignées de nuit (2/2)
Ériphos n'a jamais pisté quelqu'un – l'idée ne l'avait même jamais effleuré avant ce soir. Ses trébuchements doivent paraître ridicules. Heureusement, les deux hommes avancent vite, sans se retourner. Ils savent où ils vont et ne redoutent aucun danger.
Ériphos voudrait rire. De lui. De la situation. Il pourrait courir et les rattraper. Il se présenterait, verrait enfin le visage et pourrait rentrer, satisfait, subir les reproches mérités de son maître. Un quelque chose le retient, il ne saurait même pas lui donner de nom. Instinct, pulsion, prémonition ? Les capes drapent les deux hommes d'une aura occulte. La présence du poignard raye la sérénité d'une simple promenade. Une pression lui contracte la nuque. Alors, il se contente de les suivre.
Prêtre et serviteur se fondent dans la cohue du retour des travailleurs, des premiers fêtards et des caravanes tardives. Ériphos manque plusieurs fois de les perdre, renoue chaque fois le fil. Les capes fournissent une accroche au milieu des pagnes et des chitons, et Bakenranef est grand.
Bientôt, les deux hommes s'engagent dans un quartier moins fréquenté, assez populaire. La déambulation s'étoffe de senteurs plus fermières, de poules et de paille, d'un joyeux chahut d'interpellations sur les pas des portes, de rires d'enfants et de femmes aux fourneaux. Ériphos défile devant des tranches de vie ouvertes sur des appentis, au détour d'un palmier, dans le secret de courettes. Ses narines frémissent sur les fumets coulés par les fenêtres. Son estomac grogne, dans l'attente d'un dîner qui ne vient pas.
La nuit s'installe à petits pas. La disparition du soleil allume des lampes aux portes et noircit les ombres. Les pavés inégaux tendent des pièges aux sandales.
À un carrefour, le prêtre se retourne. Ériphos plonge derrière le muret d'une cour, grimace une excuse aux deux enfants dérangés dans leur jeu de senet, puis tend un cou prudent. Les deux hommes repartent. Ils ne l'ont pas vu.
Ériphos s'essuie les paumes sur son chiton, se relève. Sa filature revêt-elle encore un sens ? Les promeneurs se rendent peut-être dans une maison de passe en quête de plaisir charnel. Ils n'apprécieront pas avoir été suivis s'ils le découvrent. Ils pourraient même le prendre pour un voleur à l'affût d'un mauvais coup. Mieux vaut rentrer. Il reviendra demain frapper à la porte de la demeure.
Au moment où il formule cette pensée, prêtre et serviteur bifurquent dans un petit parc planté de colonnades et disparaissent entre les ombres. Ériphos accélère le pas. La ruelle est déserte. Les maisons n'offrent que des murs aveugles. Il se baisse sous un buisson aux senteurs poivrées et tente de contrôler sa respiration. Les battements de son cœur s'entendent sûrement à l'autre bout de la ville !
Des voix. Plusieurs. Les deux hommes ne sont pas seuls.
À quatre pattes sur la terre sèche, muscles crispés, Ériphos risque un œil. L'obscurité mange les allées et repeint les arbres en teinte anthracite. Des formes charbonneuses se devinent sous une arche. Une dizaine, peut-être. Aucune torche, pas de lanterne. La possibilité que tout ceci revête une explication légitime s'éloigne plus vite qu'un rat devant le chat. Ériphos n'a plus de salive. Il ne devrait pas être ici. Pourquoi – pourquoi ! – a-t-il suivi ces hommes ? S'il le pouvait encore, il reculerait et s'enfuirait à toutes jambes, mais il craint désormais le moindre froissement de feuillage.
Le nouveau groupe s'agenouille, nuque courbée en soumission. L'un d'eux relève la tête – une ombre épaisse, un vrai Hercule. Il prononce quelques mots en égyptien.
— Parle grec ! tranche le prêtre d'un geste agacé. Ce sera plus sûr. Je ne tiens pas à ce que nos affaires s'ébruitent.
— J'ai envoyé mes hommes, comme convenu, seigneur, reprend le costaud avec un accent haché. Le colis sera livré ce soir.
— Parfait.
— Nous avons aussi reçu une réponse, pour vous.
L'ombre s'agite, tend un objet que le prêtre attrape. Un fin rouleau de papyrus. Il le déroule, s'écarte d'un pas pour profiter des dernières lueurs crépusculaires. La capuche glisse un peu. Ériphos distingue un menton glabre, un nez saillant. Rien d'autre.
— Très bien, Antiochos mord à l'hameçon. Les mercenaires sont-ils prêts ?
— Oui, seigneur. Ils sont à vos ordres.
Un cliquetis. Le commanditaire a sorti une sorte de bourse.
— Voilà déjà pour toi, et reste à l'écoute. J'aurais peut-être encore besoin de tes services.
Le colosse empoche l'argent en un tour de main et s'incline, nez contre terre.
— Qu'Horus vous protège, seigneur ! Et que Maât punisse l'usurpateur !
Le dernier mot pique Ériphos entre les côtes. Qui parle d'usurpateur ? Certainement pas une bande de brigands en quête de pillage, ni des chasseurs d'esclaves, ni même des contrebandiers inquiets de tromper la vigilance de la milice. Il a mis le pied dans un marais encore plus nauséabond que ce qu'il imaginait. Ses cheveux accrochent un branchage. Un froissement. Il se fige.
— Chut, taisez-vous !
Le serviteur a levé la main. Pire, il pivote, vers l'entrée du parc, en direction d'un buisson innocent. Au souffle d'alerte, la bande a bondi sur ses pieds. Les conspirateurs jettent des regards mauvais à la ronde. Les mains se portent aux ceintures. Zeus tout puissant ! Auraient-ils des armes ?
Seul le seigneur reste de marbre, une statue magistrale entre des rangées de colonnes. Le serviteur avance d'un pas. Ériphos a l'impression qu'il regarde droit sur lui, que ses yeux percent l'épaisseur du feuillage, et même sa chair, jusqu'à sa poitrine palpitante. Sa peau se hérisse. Le martèlement contre ses côtes galope aussi vite que le char de Meidoun.
La sentence s'abat, dans un accent abrupt :
— Il y a quelqu'un, là-bas.
— Attrapez-le !
Ériphos n'a même pas attendu l'ordre évident. La terreur le propulse sur ses jambes. Il détale, sort du parc, manque de s'écraser contre le mur en face, se relance d'une poussée.
Des semelles claquent derrière lui. Il accélère comme si toutes les Érinyes du monde infernal se jetaient sur ses traces. Jamais il n'a couru aussi vite de sa vie. Les enfants ne jouent plus derrière le muret. La plongée du soleil a vidé les rues, rappelé les derniers travailleurs et refermé les portes. Aucune main secourable ne se tend, nulle voix n'interroge. Pas de témoin, pas de refuge.
Alors, Ériphos court, droit devant lui.
Toutes les maisons se ressemblent. Les ruelles tournent sans prévenir. Il ne reconnaît rien. Est-il passé par là, à l'aller ? Ce palmier, peut-être ? Cet embranchement ? Si seulement il pouvait rejoindre la voie canopique, croiser une patrouille, bénéficier d'un signe des Dieux !
Rien de tout cela ne se produit. Ériphos trébuche, halète. Les poursuivants le rattrapent. Il gémit, pousse sur ses jambes sans écouter leur protestation et accroche une lueur dans la marée de ténèbres. Là, sur sa droite !
Un brasero éclaire l'entrée d'un petit temple. Rien d'ostentatoire. Une courte volée de marches, quelques colonnes lisses, un fronton tout simple. Juste un vieux berger, assoupi au milieu de ses brebis.
Le salut !
Sûrement, un prêtre veille sur l'autel, même à cette heure. Il ne rejettera pas un étranger poursuivi. Il le protégera.
Ériphos s'élance dans les degrés. Ses muscles éreintés renâclent. Sa sandale accroche un obstacle, le haut de son corps bascule. Il tend les mains – pur réflexe –, encaisse le choc dans les paumes, parvient à éviter la culbute.
Des mots aboient en égyptien derrière lui. Beaucoup trop proches.
Ériphos secoue la tête à la recherche de ses pensées. Chaque inspiration le lance sur son flanc. Ses paumes brûlent. Ses yeux le piquent. Il y est presque, debout ! Il prend appui sur sa jambe. Une décharge traverse sa cheville. Il retombe sur le côté, dérape d'une marche, se retourne.
Le brasero brûle, juste au-dessus de sa tête. Il lèche trois ombres en simple pagne. Les bandits ne courent même plus. Ils savent que leur proie ne s'échappera pas. Ils gravissent les marches, odieusement calmes. Un reflet de métal se devine dans les poings serrés. Des armes grossières, mais tout aussi mortelles que des glaives affûtés. Il suffit de si peu pour prendre une vie. Une flamme soufflée au déclin du jour ; un filet de fumée, fondu dans les ténèbres.
Ériphos ne se donne même pas la peine de hurler. Le temps qu'un voisin s'interroge, que le prêtre sorte de sa retraite, il sera trop tard. Pourquoi a-t-il suivi les deux hommes ? C'était une erreur, une grossière erreur. Le serviteur de ce Bakenranef n'a rien à voir avec son mystérieux sauveur !
L'homme de tête se penche, les lèvres retroussées sur une satisfaction. Ériphos a déjà vu ce sourire atroce, il y a quatre ans. Il en connaît la signification, la conséquence, la conclusion. Tout se rejoue. Son héros mystérieux ne lui aura offert qu'un sursis, une maigre poignée d'années qui s'achèvent ce soir, dans un écho sordide de cette journée où Athènes a plié le genou devant Antigonos. Il ne reviendra pas vers les siens pour leur conter les merveilles d'Alexandrie, ne sera jamais aède, n'aura jamais serré une femme dans ses bras et ne connaîtra pas le secret de cette maudite étincelle.
Que maître Phémios lui pardonne !
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