
16. Les sirènes de la connaissance (1/2)
Calyx émerge du brouillard avec la sensation d'une écharpe laineuse enroulée autour de sa tête, comme si elle avait trop ou pas assez dormi.
Elle respire librement. Aucune montagne de gravats ne l'ensevelit. Nul combat titanesque n'ébranle ses os. Un rêve, ce n'était qu'un rêve ! Le soulagement se déverse dans ses veines.
Ses pensées rattrapent la caravane rassurante du quotidien. Le travail à la forge, les visites en cachette à la bibliothèque, un bijou cassé et une rencontre. Une surface dure lui appuie sur la joue. Des gravillons roulent sous la pulpe de ses doigts. Une chaleur poussiéreuse lui perle le front. Elle n'est pas dans son lit.
Ses paupières bondissent ; elle se redresse avec un hoquet.
Un corridor de pierres rouges s'étire sous un soleil cru, flanqué d'alcôves aux portes gravées. Les montants d'une échelle de bois menant à la surface s'impriment dans son dos. Une nécropole. Pas n'importe laquelle : Nécropolis, la plus grande maison des morts d'Alexandrie, forée dans le socle des collines, hors des murailles, à l'ouest de la ville.
Le soulagement reflue sous la pression du doute. Comment est-elle arrivée ici ? Aucun souvenir plausible ne se présente à son esprit. Bien au contraire, des formes s'agitent près d'elle. Trois têtes échevelées et désorientées se soulèvent. Familières et impossibles à la fois. Pourquoi sont-ils avec elle ? C'était un rêve, un cauchemar ! Calyx déglutit, les côtes trop comprimées. Des regards s'échangent. Personne ne parle, comme si les mots pouvaient ancrer une vérité qu'ils ne sont pas prêts à contempler.
Calyx roule une perle de cornaline entre ses doigts. D'autres bribes frappent à la porte de ses pensées. Une aube sanglante dans une cité peuplée d'ombres, une armée sans visage, des Dieux. Elle repousse les images, frissonne. Comment réconcilier deux vérités opposées ? Aucun des papyrus qu'elle a pu compulser ne lui apporte le moindre éclairage. Bien sûr, elle n'a jamais lu ceux de la section réservée, ceux traitant du monde invisible, de... magie. Recèleraient-ils une explication capable d'apaiser son tumulte intérieur ?
Ahmasis serre le chat sur ses genoux, les doigts plongés dans la fourrure, comme si les motifs tachetés détenaient la clé de tout. Ériphos ramène les genoux sous son menton, la syrinx à fleur de lèvres. Meidoun frotte son pagne, lève le nez vers le haut de la tranchée et plisse les yeux sous le soleil.
— C'est l'heure du singe.
La fin d'après-midi, le moment fixé pour leur rendez-vous, comme si la traversée folle d'une Alexandrie hantée n'avait duré qu'un clignement de paupières. Ils sont seuls, sous un ciel surchauffé, entre deux rangées de morts. Les visites des parents et amis viendront plus tard, avec la brise coulée de la mer.
Calyx se force pour respirer. Il ne leur reste plus qu'à renouer le fil de leur vie, reprendre là où ils s'étaient arrêtés comme si rien ne s'était produit. Oublier. N'est-ce pas le plus sage ?
Meidoun se penche, ramasse sa planche – un peu poussiéreuse –, en vérifie les roulettes. Ériphos souffle dans ses roseaux. Des notes libérées, étourdies, encore un peu ébranlées. Elles disent ce que les mots ne parviennent pas à formuler. Calyx s'y berce, rassérénée. Elle n'est pas seule face au gouffre d'incompréhension.
Puis Ahmasis décroche une main de son chat et tend le doigt.
— Là !
La mélopée dérape, s'arrête. Calyx tourne la tête.
Un lézard pointe un museau rond et deux yeux globuleux depuis une alcôve vide. La peau un peu luisante reste d'un noir parfaitement ferme. Nul feu intérieur n'entretient les taches orangées. Malgré tout, aucun doute ne subsiste.
— La salamandre...
Calyx refrène son mouvement de recul. Son regard reste aimanté sur les trois doigts boudinés, l'arc de la queue, les motifs mystérieux. Elle ne sait pas, par Apollon ! Elle ne sait pas si elle doit fuir à toutes jambes ou, au contraire, s'approcher, étudier, comprendre enfin.
Meidoun lâche un rire crispé. Ériphos ne bouge plus d'une boucle. Même le chat recule, le dos rond, la queue en berne. Sa précédente interaction avec l'animal semble lui avoir laissé de mauvais souvenirs.
Seule Ahmasis déplie ses jambes et s'approche. Calyx suit ses mouvements avec la fascination horrifiée qu'elle réserverait à l'inconscient devant le fourneau chauffé au rouge. Elle ne dit rien, toutefois. Elle ne la retient pas plus. Celle qui se prétend fille d'Isis ose, là où elle-même doute encore.
L'apprentie prêtresse s'incline.
— Salutations, visiteur de l'Autre Côté. Nous te remercions pour ton aide contre Seth.
La salamandre soulève la tête et arrondit la queue. Une sorte de salut, comme si elle comprenait les paroles. En vérité, peut-être les comprend-elle. Calyx ne saurait plus tracer la limite entre l'improbable et l'impossible.
Enhardie par l'audace d'une fillette plus jeune qu'elle et par l'absence de tout phénomène surnaturel, Calyx s'approche à son tour, observe les fines écailles, le reflet des yeux, la drôle d'étincelle qui y frémit. Simple animal ou conscience supérieure ?
— Qu'est-ce donc ? Une salamandre, as-tu dit ?
La question s'adressait à Ériphos, mais Ahmasis répond à sa place :
— C'est une créature du monde des Dieux. Elle a été invoquée, il y a deux jours. J'ignore par qui. Mais le voile s'est déchiré, le feu s'est répandu.
Meidoun se frotte le cou, lorgne le coin de l'alcôve, grimace.
— Le feu ?
Calyx ignore l'interruption et fronce les sourcils à la recherche d'un chemin solide, fiable dans le marais des derniers événements.
— Pourquoi n'est-elle pas restée là-bas, alors ? Pourquoi est-elle encore avec nous ?
Elle ne précise pas ce qu'elle entend par « là-bas ». Elle n'est pas certaine de le savoir elle-même, ou de l'accepter totalement. Ahmasis comprend. Ils comprennent, tous. Cela suffit.
— Je ne sais pas.
La fille d'Isis fixe le lointain. Son regard s'évade au travers des murs rouges, peut-être jusqu'aux murailles d'Alexandrie, la mer, ou même un autre monde. Comment savoir ce que perçoit une initiée des secrets divins ? Sa voix s'habille d'accents brumeux.
— La présence du visiteur recèle un danger. Son ka déforme le voile entre les mondes, provoque des phénomènes étranges, attire les âmes perdues. Il n'a pas sa place parmi nous.
Ahmasis inspire profondément, se retourne, les dévisage. Calyx a rarement vu des traits aussi sérieux sur un minois si jeune. Elle pourrait donner des leçons au pointilleux Mnestôr.
— C'est ce que dit Isétemkheb, la grande prêtresse d'Isis. Elle a envoyé la chasseuse sacrée pour tuer : la créature, ceux qui l'ont invoquée et tous ceux qui ont posé les yeux sur elle. Les secrets de l'Autre Côté doivent rester cachés.
Calyx vacille, Ériphos bondit.
— Et c'est seulement maintenant que tu nous le dis ?
L'aède en vibre. L'Égyptien en a avalé son sourire et son humour douteux. Calyx bat des cils. A-t-elle bien compris ? Cette Isétemkheb a-t-elle vraiment énoncé une sentence aussi radicale ?
Ahmasis poursuit son discours sans se perturber, sans baisser les yeux. Si jeune, tant de certitudes.
— Isétemkheb se trompe. Isis m'a parlé.
La salamandre s'extrait de sa cachette, descend le long du mur. Sa queue se déroule, piquée d'attention.
— Le visiteur n'est pas un esprit mauvais. C'est un serviteur de Ptah le façonneur, celui que les Grecs nomment Héphaïstos. Parfois, j'entends sa voix dans les flammes.
Elle s'accroupit, bras croisés sur les genoux. La salamandre dresse le museau au bout de sa sandale.
— Nous devons l'aider, comme elle nous a aidés. Guérir ce qui doit être guéri, selon la voie d'Isis. C'est la tâche qu'elle m'a confiée.
Ériphos s'assombrit. Meidoun repose sa planche, s'approche à son tour. Il tend la main, hésite et replie le doigt sans avoir effleuré les fines écailles.
— L'aider comme elle nous a aidés, murmure-t-il. C'est vrai qu'on lui doit une fière chandelle. Alors, ce que nous avons vu, ce qui s'est passé... là-bas... c'était réel ?
Calyx prend une inspiration nouée. La question, enfin posée tout haut, résonne dans le corridor de grès, court entre les alcôves, se perd sans réponse.
Ahmasis resserre son foulard de lin sur son cou et joue avec les franges. Elle tortille le nez.
— Ce que nous avons vu, Sekhmet l'a dit : un reflet de possible, un futur parmi d'autres.
Calyx lâche un hoquet incrédule. Un ciel embrasé, une armée qui ravage tout sur son passage, l'ombre de Seth sur la ville. C'est ça, le futur ? Impossible !
Meidoun la regarde, tourne les yeux vers Ahmasis, puis sur la salamandre, comme si l'animal pouvait les éclairer de sa sagacité. Il relève le coin des lèvres.
— Ah, j'espère que ce n'est pas prévu pour demain, alors. J'ai une course de chars à gagner, moi.
Sa plaisanterie pitoyable ne récolte qu'un silence un peu plus lourd. Sur un raclement de sandales, Ériphos serre les poings et se détourne.
— « De même qu'un vaste incendie gronde dans les gorges profondes d'une montagne aride, tandis que l'épaisse forêt brûle et que le vent secoue et roule la flamme ; de même Achille courait, tel qu'un démon, tuant tous ceux qu'il poursuivait, et la terre noire ruisselait de sang. »
Les mots âpres se heurtent aux parois, ragent et fument avant de s'échapper par la trouée. Calyx les sent meurtrir sa chair et son âme. Ils parlent d'impuissance et de destin, de guerre et de violence orchestrées par les Dieux, de héros maudits.
L'aède leur tourne le dos, elle ne peut lire son expression. Elle la devine, aussi torturée que le chant de l'Iliade. Ériphos renverse la tête, comme pour interroger le ciel.
— Ainsi, Antigonos a conquis Athènes, souffle-t-il aux voiles vaporeux des nuages en guise de conclusion.
Calyx ne pose pas de question. Elle est suffisamment instruite pour reconnaître le nom du roi macédonien. La soumission d'une cité libre aussi fière qu'Athènes ne s'est pas faite sans larme et douleur. Le siège, l'échec du soutien de Ptolémée, la défaite. Le Grec a vécu ce qu'elle s'est contentée de lire sur un papyrus. Il a sûrement sa propre histoire à raconter, mais elle se doute qu'il ne la partagera pas. Quel soutien pourraient-ils lui offrir ? Certaines blessures s'endurent seules.
Calyx, elle, n'a connu que la paix. La guerre pourrait-elle vraiment menacer Alexandrie, si sereine derrière ses hautes murailles, veillée par son phare inextinguible, entourée de ses temples et palais, berceau du pouvoir pharaonique ? L'idée paraît risible. Certes, Ptolémée et Antiochos se battent. Le royaume séleucide convoite les possessions égyptiennes – ou l'inverse. Tout ceci se joue loin d'ici, aux frontières. Si leur vision reflète véritablement une voie de l'avenir, il ne peut s'agir que d'un lointain futur.
Ériphos s'ébroue, leur fait face à nouveau, le visage recomposé autour d'une réserve distante. Il dresse le menton vers Ahmasis.
— Bon, et pour ton visiteur, tu dis qu'il faut l'aider. Que doit-on faire si on veut éviter que ta chasseuse nous tombe dessus et nous ajoute à ses trophées ?
La fille d'Isis renifle.
— Khémetensen ne m'appartient pas et suit sa propre piste, mais je ne lui dirai rien, si cela peut te rassurer. Je dois comprendre pourquoi le serviteur de Ptah est là et, ensuite, l'aider à regagner son monde.
L'aède époussette son chiton, repasse sa syrinx en bandoulière et hausse les épaules.
— Eh bien, bonne chance.
Ahmasis tressaille. Pour la première fois, la pique perce sa carapace de certitude. Dans la fissure, Calyx entrevoit une fillette un peu perdue devant une tâche qui la dépasse – une tâche qu'elle s'est imaginée, une tâche confiée par une déesse, là n'est pas l'important.
— Je pensais que tu pourrais m'aider.
— Moi ? grince-t-il. Je ne suis pas prêtre. Je suis aède... et encore, même pas un bon. Je chante les exploits des Dieux et des héros, je n'y participe pas.
Calyx voudrait protester. Elle a entendu Ériphos chanter, elle a écouté sa musique. Ni l'un ni l'autre ne l'ont laissée indifférente.
Ahmasis la devance :
— Tu es mieux que cela, tu es comme moi.
Le Grec roule des yeux avec un grognement, mais la fille d'Isis se lève et poursuit ses explications enflammées.
— Chacun a une étincelle en lui. On l'appelle akh, l'esprit. Pour la plupart des gens, elle reste en sommeil toute la vie et n'éclot que dans l'au-delà, s'ils se sont bien comportés.
Elle prend une inspiration.
— Pour d'autres, l'étincelle peut s'éveiller plus tôt. Leur ka, leur force vitale, se renforce, ils peuvent agir au-delà de leur corps, nouer les fils qui relient le monde, pratiquer le heka, la magie.
Ahmasis avance d'un pas et pose le doigt sur la poitrine d'Ériphos. Calyx s'attend à ce qu'il la repousse, mais l'aède se contente de la dévisager avec un mélange de fascination et de crainte comme s'il la découvrait pour la première fois. Entre les deux émotions qui se disputent sur son visage, elle ne saurait dire laquelle va l'emporter.
— Ton étincelle frémit, souffle l'apprenti prêtresse. Je l'entends dans ta voix quand tu parles. La terre t'écoute. Le vent, la mer, le feu, le monde entier t'écoute. Laisse-la s'éveiller.
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