12. La frontière floue du savoir (1/2)
Le bronze glisse sous ses doigts, tiède et patiné.
Presque parfait.
Calyx souffle, donne un dernier coup de chiffon, penche son nez sur la soudure. La chaleur n'a pas abîmé les ciselures. Pour un œil attentif, les bras sont peut-être très légèrement de guingois. De loin, personne ne le verra.
Elle glisse un lacet neuf dans l'anneau, le noue. Travail accompli, dans les temps. Il faudra qu'elle note les proportions d'étain et d'argent utilisés. Au cas – purement hypothétique, bien sûr – où l'occasion se représenterait. Pas pour elle. Pour Patroklès, peut-être. Ce serait dommage de perdre un fragment de connaissance, même aussi insignifiant que celui-là. Chaque brin est précieux, à chérir et à conserver pour que d'autres, plus tard, puissent s'élever sur le socle érigé.
Elle remballe le bijou dans son étoffe protectrice, le pose sur l'étagère avec les commandes qui attendent le retour des clients et jette un coup d'œil au gnomon dans la cour. L'heure du bélier. Le soleil vient à peine de franchir le zénith. Elle dispose d'encore un peu de temps avant la venue des deux garçons. Pourrait-elle... ?
Calyx se mordille la lèvre. Au même instant, sa mère se découpe dans l'encadrement menant au reste du logis, attirée par quelque instinct infaillible. Sous la perruque typiquement égyptienne, son visage s'éclaire d'une complicité entendue. Un geste discret de la main, un cliquetis de bracelets.
— Vas-y. Je reste là.
Calyx tend un cou prudent vers le rideau et les martèlements appliqués. Son père et son frère mettent les dernières touches aux commandes des festivités, bien trop occupés pour leur prêter attention.
— Tu es sûre ? souffle-t-elle en retour.
— Je sais tenir boutique, ne t'inquiète pas. Allez, file retrouver ton bel érudit !
— Ce n'est pas ce que tu crois, bredouille Calyx.
La chaleur de la forge lui monte aux joues. Comment les mères devinent-elles toujours les moindres pensées ? Devant le pétillement des prunelles, elle renonce à expliquer qu'elle aime véritablement se rendre à la bibliothèque, arpenter les dalles usées de savoir, puiser aux racines de ceux qui l'ont précédée. Bien sûr, le jeune apprenti enthousiaste qui l'y accueille volontiers et en déverrouille les secrets ne gâche rien. Toutefois, ils ne parlent que de science. Rien de malséant.
L'occasion ne se refuse pas. Calyx attrape son châle – plus léger que l'himation et assorti à la teinte de son collier –, l'enroule sur ses épaules et se hâte au-dehors avant que sa mère ne se ravise ou que son père ne passe la tête dans la boutique. Ipi a toujours encouragé l'indépendance, pendant que Thibrôn tentait de faire respecter les convenances d'une fille grecque de bonne famille. Entre les deux, elle tente simplement de naviguer sur ces eaux troubles sans décevoir ni l'un ni l'autre.
Hormis un quatuor de chats vautrés sous un épais sycomore, la rue est déserte. Les pavés surchauffés rayonnent presque autant que le fourneau. À cette heure, les Alexandrins travaillent chez eux ou font la sieste. Tant mieux. Calyx préfère de loin le calme de la promenade à la pression des corps et à la bousculade de la cohue. Au milieu de la foule, elle a toujours l'impression d'avaler un air trop respiré.
Elle passe sous l'ombre de l'arbre, longe le muret effrité et dresse l'oreille sur un bruit incongru. Ses pas ralentissent, puis s'arrêtent. Elle a sans doute mal entendu. À moins qu'un effet d'écho ne lui renvoie le travail de son père d'une tout autre direction ?
Le heurt recommence.
Cette fois, impossible de s'y tromper. Un marteau s'abat sur une enclume. Depuis la vieille forge à l'abandon.
Calyx resserre la main sur son châle et se force à inspirer calmement. Un vent léger agite le rideau semi-rongé de l'atelier désaffecté. Les roseaux de l'appentis s'affaissent sur des trous ténébreux. Aucune fumée ne s'échappe de la cheminée tordue.
Pourtant, quelqu'un bat le fer à l'intérieur.
Un nouveau propriétaire aurait-il racheté la forge ? Déjà à l'ouvrage avant même d'avoir réparé les fuites ? Elle devrait passer son chemin. Tout ceci ne la concerne pas. Malgré l'injonction raisonnable, ses pieds refusent d'obéir, lestés par bien plus qu'une simple curiosité. Une sensation désagréable lui descend l'échine. Une ombre se glisse entre deux pierres, vers le rideau effrangé.
Calyx cligne des paupières. Un chat. C'est sûrement un chat. Elle s'effraie d'un simple chasseur de rats ! Elle voudrait en rire, mais l'amusement se coince dans sa gorge. La veille, ce qu'elle a vu dans la forge – cru voir – n'était pas un chat. Ni un rat, d'ailleurs. Elle ne saurait dire à quelle créature cette ombre appartenait. Il lui faudrait d'abord consulter les papyrus de la bibliothèque. Peut-être même ceux de la section réservée.
Les martèlements se poursuivent, insistants.
Il y a véritablement quelqu'un dans l'atelier de forge.
Calyx avance, la bouche trop sèche. Elle va juste passer la tête par le rideau et saluer le nouveau voisin. Ce n'est pas de la curiosité, une simple politesse. Elle s'immobilise au ras du tissu, tend la main. Les heurts se répercutent entre ses côtes. Sans plus oser respirer, elle écarte le pan défraîchi. Lentement.
Bing !
Un homme en tablier de cuir abat son lourd marteau sur l'enclume. Dans la semi-pénombre, la pointe de lance en train d'être forgée rougeoie d'un œil unique. Juste à côté, le fourneau reste froid comme la mort.
Et l'homme... l'homme est transparent.
Bing !
Calyx ravale son hurlement d'une rangée de dents sur sa langue. Un couinement de souris lui échappe. Le bras aussi gris que la cendre s'immobilise. Le forgeron tourne la tête.
Elle le reconnaît.
Elle le reconnaît et sait que ce n'est pas possible.
Un front bombé, une barbe volumineuse, jusqu'à cette ancienne cicatrice qui lui retrousse un peu les lèvres. Pas un nouveau propriétaire, alors. L'ancien. Revenu hanter sa forge.
Au milieu de pensées éparses, les enseignements de sa mère refont surface. Sans rites funéraires, l'âme-ba ne peut s'envoler sur la barque solaire, franchir le royaume du Douat et trouver la justice de Maât. Un sort terrible. Une errance éternelle.
— Ah, Calyx ! Tu as bien grandi.
La voix grave emplit l'atelier abandonné sans paraître émaner des lèvres brumeuses. Elle résonne peut-être juste dans sa tête. Deviendrait-elle folle ?
Calyx plaque une main sur sa bouche et recule d'un pas. Si elle sort sans précipitation, le fantôme la laissera-t-il en paix ? Celui qui s'appelait Sthénon s'avance en miroir. Une main tendue comme pour l'entraîner dans les abysses, l'autre encore enroulée sur sa lance rougeoyante.
— Mes armes étaient belles, trop belles. Et je n'arrive pas à forger celle-là ! Chaque fois, elle se brise...
La plainte enfle jusqu'à poigner le cœur. Une plainte sans rémission, suintée des profondeurs de l'âme, égarée entre les années. Calyx en oublie de respirer.
Comme pour la prendre à témoin, le forgeron défunt agite la hampe sous son nez. La pointe est cassée, fendue en deux. Elle luit du pourpre des profondeurs, sans qu'aucun feu n'entretienne la chauffe.
— C'est la lance forgée par Héphaïstos, vois-tu ? C'est la lance de l'héritier d'Achille.
La lueur s'intensifie, tel un soleil moribond de la taille d'un rubis. Aucune chaleur n'en rayonne. Les ombres grandissent sur les murs, rampent, déploient leurs doigts décharnés. Un animal monstrueux s'apprête à refermer sa gueule. Sur elle.
— Non !
Calyx tourne les talons, trébuche, bondit. Tant pis pour les gestes brusques ! Elle repousse le rideau derrière elle, mais le spectre le traverse sans ralentir son pas de balancier.
— Ne pars pas, Calyx ! Je suis si seul. Aide-moi ! Aide-moi à forger la lance.
Fouettée par une panique dont elle a perdu les rênes, elle contourne le parapet, se relance d'une poussée sur la pierre friable. Son châle glisse d'une épaule. Son collier rebondit à chaque foulée. La nuque hérissée d'une sensation de présence, elle dévale les pavés, le long des maisons trop familières, sous les alignements des palmiers. Un oiseau s'envole, un chat dresse le museau, une femme aux bras chargés écarquille les yeux. Calyx court, droit devant elle.
Un hurlement féminin retentit par-derrière, elle ne s'arrête pas. La voie canopique s'ouvre au bas de la pente, toujours fréquentée, quelle que soit l'heure du jour et de la nuit. Quelques passants la regardent passer, échevelée, le châle à la dérive. Chaque inspiration siffle à ses oreilles. Elle manque de perdre une sandale, se tord la cheville, repart moins vite. Peu à peu, elle ralentit, tangue, s'adosse à un palmier.
Les feuilles dentelées oscillent sur une toile bleue un peu floue. Un chapelet de dattes se balance. L'écorce rugueuse apporte une touche de solidité dans une compréhension qui se dérobe. Un vent doux souffle de la mer, une caresse sur son front en sueur. Bouffée après bouffée, il emporte la peur, le trouble, la confusion. Un semblant de réflexion lui revient. Qu'a-t-elle vu ?
Calyx se remet en marche, d'un pas de somnambule. Ses pensées tourbillonnent sans jamais se poser. Le monde n'a pas changé. Une porte s'est ouverte, aussitôt refermée. Elle se rend à la bibliothèque, comme cinq jours plus tôt, comme le mois dernier. L'enceinte accueille les érudits plongés dans leurs débats philosophiques, mathématiques ou politiques. Derrière les grilles, les animaux du parc la lorgnent d'un œil éteint. Le dôme de granit n'a pas bougé. Pourquoi le ferait-il ? N'est-ce pas l'ordre immuable ? Les pierres ne partent pas en promenade ; le ciel surplombe la terre ; les morts restent morts.
Le temps d'arriver sous le fronton principal, Calyx croit être redevenue elle-même. Elle a empaqueté l'incident dans un tissu propre et l'a rangé sur l'étagère de sa mémoire. Il sera toujours temps d'y revenir, un jour, plus tard. Quand le moment sera opportun.
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