10. L'or des sages ici rassemblé (1/2)
L'inconnu au scarabée lui a tendu la main.
Ériphos a regardé les doigts, puis le visage bruni, puis les doigts. Ils ne tenaient aucune lance, ne menaçaient pas, attendaient. Alors, il s'est déplié, amadoué comme un mulot craintif hors de son trou une fois le chat parti, il a attrapé l'offrande.
L'homme l'a remis sur pied. Le genou piquait encore, mais moins.
— Eh, gamin ! C'est bien le temple d'Héphaïstos ?
Ériphos s'est tordu le cou. Le guerrier l'apostrophait depuis les colonnades, fier sous sa chlamyde, l'épée encore luisante, l'œil aux aguets. Les combats n'étaient pas terminés – ils dureraient toute la journée. L'ennemi pouvait surgir à tout instant, voler ce qui venait d'être accordé.
Il a hoché la tête, incapable de repêcher sa voix au milieu du chaos. Les corps des Macédoniens gisaient à ses pieds. La lance qui le menaçait un peu plus tôt avait roulé au bas des marches.
— Très bien, ne traînons pas ici, s'est impatienté le chef. J'espère que les prêtres n'ont pas tous filé. Tu as toujours les offrandes ?
L'autre a agité sa barbiche.
— J'ai ce qu'il faut. Vas-y, je te rejoins.
Le guerrier s'est enfilé sous le chapiteau ; l'homme au scarabée s'est attardé. Il le regardait. Ses yeux noirs le transperçaient mieux que la lance. Ils lisaient sa peur, son incompréhension, tous les secrets de son cœur. Ériphos ne savait pas s'il devait remercier ou s'enfuir. Sa langue se collait à son palais et une démangeaison lui hérissait la peau.
— J'ai entendu ton cri, a soufflé l'étranger à l'issue du supplice.
Ériphos avait crié, oui. Il avait appelé. D'autres, sûrement, avaient crié aujourd'hui. Des cris montaient encore des rues autour de l'agora. Certains se voyaient exaucés, d'autres s'effaçaient à jamais.
L'inconnu a tendu un doigt noueux, contre son torse, entre deux côtes. Il a murmuré à son oreille, tout bas, comme un secret.
— Je sens une étincelle en toi, encore en devenir. Un jour, elle s'éveillera. Ce jour-là, si tu le souhaites, viens me trouver. Bèssos, mon nom est Bèssos de Gaza. Je t'enseignerai.
Ériphos ne bougeait plus du tout, subjugué par les deux billes noires, le souffle un peu rauque, l'accent étranger. Le geste suivant n'avait aucun sens. L'homme a retiré son pendentif. Le scarabée se balançait au bout du lacet, avec ses deux ailes nacrées et les drôles de bras en guise d'antennes. Puis le cordon s'est enfilé sur ses boucles et l'insecte s'est lové sur sa poitrine, à l'endroit où l'autre avait posé le doigt.
Ériphos ne bougeait toujours pas.
L'étranger l'a poussé – doucement – vers les genévriers.
— Va te mettre à l'abri.
Puis il a enfilé les marches, avec ses longues jambes, vers les colonnes, le temple, son compagnon. Ce Bèssos quittait sa vie, aussi abruptement qu'il y était entré.
Comme libéré d'un enchantement, Ériphos a retrouvé l'usage de sa langue.
— Pourquoi ? Pourquoi faites-vous cela ?
L'étranger s'est retourné, une dernière fois. Il a souri. Un visage impossible à oublier, aussi chiffonné qu'une figue bien mûre.
— J'ai une fille, une poignée d'années plus âgée que toi. Si elle était en danger et que je n'étais pas là, j'aimerais que quelqu'un prenne soin d'elle.
Sur sa poitrine, le creux est vide.
Ériphos laisse retomber sa main, peut-être pour la centième fois en deux jours. Toutes ces années, le pendentif ne l'a jamais quitté. Une sorte de porte-bonheur, de talisman, le signe tangible qu'il n'a pas tout rêvé. Il se sent nu sans le poids rassurant autour de son cou. Vulnérable. Comme si les Macédoniens pouvaient surgir de leur tombe, saisir leurs lances, l'embrocher au coin de la rue pour terminer le geste qu'ils n'ont jamais achevé.
Ce soir.
Ériphos tente d'apaiser sa tension avec ces deux mots. Il a rendez-vous devant la forge à l'heure du singe. Meidoun doit apporter l'argent. La fille de la forge aura terminé la réparation. Le pendentif retrouvera sa place habituelle et tout rentrera dans l'ordre.
Vraiment ? Tout ?
Ériphos tente d'ignorer la petite voix au fond de sa tête, mais elle insiste, grignote ses barrières, se faufile dans les interstices. A-t-il vraiment cru reconnaître le dénommé Bèssos, ici, dans les rues d'Alexandrie ? L'homme qui parlait avec le forgeron lui ressemblait, mais il ne l'a vu que de profil, de loin. Les cheveux lui ont paru plus gris que dans son souvenir, la barbiche plus courte, les membres plus maigres. Les gens changent, en cinq ans. Il n'est pas certain. Qu'Athéna lui pardonne, il n'est pas certain. Comment savoir, désormais ? Il aurait dû s'approcher. Il aurait dû, mais il n'avait plus le pendentif. Cassé. Meidoun l'a appelé. L'homme est reparti.
— Allons, en route !
Ériphos sursaute. Maître Phémios l'appelle depuis le seuil, drapé dans son himation, prêt à sortir. L'invite autoritaire s'adoucit d'un sourire indulgent. Par-derrière, la figure mince de Nicaios se fend d'une rangée de dents bien plus narquoise.
La visite à la bibliothèque ! Comment a-t-il pu oublier ? Il repêche la syrinx au milieu de ses affaires, renonce à l'ample carré de laine – son chiton suffira dans la chaleur locale –, se précipite.
— J'arrive !
Ensemble, les trois Grecs rejoignent le tumulte enfiévré de la fameuse voie canopique traversant Alexandrie d'est en ouest et prennent la direction du quartier du Bruchéion. Ériphos reconnaît les temples et palais admirés en compagnie de Meidoun, se remémore certaines anecdotes sur le prêtre ivre qui s'était trompé de temple, l'architecte qui a dressé sa colonne de travers ou l'adorateur de Sobek qui voulait des crocodiles dans son bassin. Maître Phémios les instruits, lui aussi, d'histoire, de politique, des théories d'Aristote sur la bonne organisation d'une ville. Plus sérieux, peut-être moins croustillant.
Leur déambulation, bien plus digne et mesurée que la veille, les conduit jusqu'à une enceinte d'où émergent un dôme en granit rouge, les plumeaux d'arbres aussi variés que surprenants, les roucoulements, trilles, gazouillis de toute une volière, le tout enveloppé d'une fragrance indéfinissable.
— C'est une bibliothèque, ça ?
Les yeux de Nicaios courent de droite à gauche sans réussir à décider où s'arrêter.
— La bibliothèque appartient au complexe appelé le Muséion, le temple des Muses, répond maître Phémios. Ici, Ptolémée a rassemblé tout ce qui nourrit la réflexion humaine : des jardins, un parc zoologique et même un observatoire céleste. Les sages qui y travaillent y sont logés pour qu'aucune distraction n'entache leurs études.
Il franchit des grilles imposantes après s'être présenté aux gardes en faction et les entraîne dans des allées bordées de plus de fleurs qu'Ériphos n'en a jamais contemplé. Des bâtiments défilent, tout en frontons et colonnades. Sous une tonnelle, quelques tables accueillent des maîtres penchés sur leurs papyrus, en discussion animée. Plus loin, des éclats fauves ou bruns se devinent derrière d'autres grilles, une famille de babouins leur renvoie des grimaces, et Ériphos croit même distinguer le dos gris d'un éléphant. Tel un Titan primordial, il déambule dans une reproduction concentrée de toute la création, étourdi de tapage, gorgé de senteurs.
Maître Phémios grimpe une volée de marches sous un fronton sculpté, franchit une arcade qui pourrait accueillir toute une phalange et pénètre un espace aussi vaste qu'un palais. Le monde extérieur s'assourdit, comme si un rideau retombait sur les sens. Ici, les hauteurs se perdent dans une pénombre studieuse. Des alignements de tables proposent tablette, calames et papyrus aux têtes concentrées sous la lueur des lampes à huile. Des alcôves garnies de rouleaux tapissent les murs jusqu'au plafond et des échelles de bois s'élancent à l'assaut de ces secrets chuchotants.
Ériphos ignorait qu'il fût possible d'embrasser d'un seul regard toute la connaissance. Il tente d'imaginer le nombre de rouleaux amassés entre la majesté de ces murs, se perd, y renonce. La tête lui tourne d'un vertige de démesure.
Une jeune femme s'approche, drapée d'un châle de sobre élégance. Elle ne porte pas ces rangs de bijoux épais qu'affectionnent les Égyptiens, juste deux boucles d'oreille d'un or discret sous une couronne de cheveux tressés. Une Grecque, sûrement, comme souvent dans les hautes strates de la société alexandrine. Ses sandales glissent sans bruit sur les dalles pour ne pas troubler la concentration des lecteurs.
— Soyez les bienvenus au Muséion. Puis-je vous aider ?
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