1. La juste couleur du fer
Un rouge profond, luminescent.
Celui des perles de cornaline à son cou ; celui du ciel, le soir, sur l'horizon ; celui des braises à couver pour la nuit. Ni trop intense, ni trop terne. Parfait.
Il existe sûrement un mot pour désigner cette teinte précise. Calyx ne le connaît pas. Elle ne connaît pas encore tout. D'ailleurs, est-ce seulement possible ? Qui peut prétendre embrasser tout le réservoir de la connaissance ? Celle des hommes, celle des Dieux, celle de l'invisible. Personne. Chacun ne détient qu'une part incomplète, une vision tronquée de l'ensemble, comme une vaste céramique façonnée d'un millier d'âmes.
Dans le four alimenté par la régularité du soufflet, les flammes lèchent le fer. La lame a atteint une température uniforme. C'est le bon moment ; et c'est le dernier cycle de chauffe.
Calyx recule et tamponne la sueur sur son front. Même en simple tunique, la chaleur rayonnée agresse la peau. Pire que le soleil de midi en plein désert !
Elle se tourne vers la silhouette nimbée du rougeoiement de la forge, aussi concentrée qu'elle. Patroklès a dégrafé ses bretelles, le chiton drapé sur les reins, tel un pagne à la mode égyptienne. Par égard pour elle, il ne l'a pas retiré complètement. Ses muscles roulent sous l'action. L'effort plaque ses boucles courtes sur son front. Le cuir du soufflet grince par-dessus les crépitements du feu.
— Vas-y, souffle-t-elle.
Son frère lève un front chiffonné. Le reflet des flammes souligne une question dans ses yeux. Un doute.
— Encore une fois, tu es sûre ? Je risque de tordre la lame. Père sera furieux. Du bon fer gâché.
Leur père.
Thibrôn, maître forgeron, n'a pas la réputation de tolérer l'incompétence ou la négligence ; celle de ses aides, comme celle de ses enfants. Calyx se force à inspirer. La chaleur assèche l'air et lui racle la gorge. Le doute, insidieux, s'y loge avec les poussières de cendre.
Sait-elle vraiment ce qu'elle fait ?
Les mots dansent dans sa tête, tracés sur le papyrus par Théophraste dans son traité du métal. Un savoir partagé, parmi tant d'autres, avec tous les érudits qui ont le privilège de fouler les dalles de la grande bibliothèque. Elle a lu ; elle a relu ; elle a même appris par cœur les instructions.
Calyx s'empare des pinces, saisit l'un des fers laissés à chauffer, le plonge dans le tonneau d'eau. Une vapeur, un grésillement. Les gestes désarment les questions. La certitude revient. Elle a tout suivi à la lettre. Elle ne s'est pas trompée.
Ses lèvres s'étirent.
— Oui, fais-moi confiance.
La lame tiendra. C'est du fer de tranchant, du fer lydien, excellent. Thibrôn ne lésine pas sur la qualité du métal. Depuis cinq ans et la soudaine disparition de leur voisin, l'autre forgeron du quartier, leur père travaille double pour attirer les plus riches clients.
Patroklès hoche la tête, lui reprend les pinces, en douceur malgré sa charpente massive. Il s'approche à son tour de la lame cuite dans les braises et observe la couleur d'un retroussement de nez.
Calyx pose une main sur l'épaule piquée des éclats de forge, rugueuse sous les doigts, solide. Ensemble, ils regardent leur œuvre avant le test final. Une complicité.
Son frère, presque un homme. Père le teste avec cette commande de lame. Il le sait ; elle le sait. Du résultat dépendront de nouveaux travaux confiés, plus de responsabilités, une reconnaissance. Malgré les enjeux – ou à cause d'eux –, il a accepté de suivre son idée.
Est-ce que cela veut dire qu'elle est presque une femme ? Un couple d'années les sépare, mais tout va toujours plus vite pour la moitié féminine de la population. C'est ce que dit sa mère, un sourire attendri aux lèvres, pendant les séances de coiffure ; c'est ce qu'elle-même constate chaque jour. Ainsi va le monde. Thibrôn parlera bientôt mariage. Tout cela ne sera plus possible : les visites à la bibliothèque avec la complicité de Calléas ; un travail de forge, la nuit, seule avec son frère ; un projet un peu fou.
Elle relâche un soupir. Patroklès attrape la lame chauffée au rouge, accroche son regard, et plonge le fer dans l'eau. D'un seul geste. Ferme. Il lui fait confiance.
Cette fois, la vapeur se répand avec un sifflement agressif. Elle enfle, emplit l'espace, tapisse les poumons. Calyx tousse, recule, se frappe la poitrine, les yeux larmoyants. Ce n'est pas le moment d'une crise !
Un bras s'enroule sur ses épaules.
— Tout va bien ? Tu ne devrais pas être ici. Si père apprend que je t'ai laissée entrer dans la forge...
Elle secoue la tête, force une inspiration plus profonde. D'habitude, toute la zone des fourneaux lui est interdite. Ses poumons sensibles ne s'accommodent guère de la poussière et de la chaleur.
— Ça va passer. Et puis, tu voulais que je te guide.
Son frère ne la lâche pas, comme si elle risquait de s'effriter à ses pieds. L'obscurité habille les contours des établis. Marteaux, enclumes et tenailles les observent, impassibles. Le silence retombe, rayé des derniers frémissements de l'eau. Les aides dorment sur leurs deux oreilles. Père et mère, aussi, à l'étage du logis attenant.
Toute la ville dort.
La nuit offrait le seul moment où ils pouvaient tenter cette expérience. Patroklès a prétexté vouloir terminer la lame au calme, pour mieux se concentrer. Thibrôn a approuvé d'un grognement et d'une poigne assenée sur l'épaule filiale. Pourquoi se serait-il douté de quoi que ce soit ? C'est facile, finalement, de désobéir. Trop, même. Calyx s'en effraie un peu.
Son intention n'est pas mauvaise – au contraire, elle pourrait déboucher sur plus de renommée, une meilleure technique de forge –, mais père n'aurait pas compris. Elle, sa fille, fragile des poumons, devant une enclume, marteau à la main ? Grotesque ! Mais voilà, il y avait ce texte, à la bibliothèque. Tout était décrit précisément. Un jeu d'enfant. L'idée lui tournait en tête depuis des mois, pire qu'un essaim d'abeilles, à butiner entre deux pensées. Alors, quand la commande est venue, urgente, à cinq jours de l'ouverture des grands jeux quadriennaux, dans l'effervescence de tous les autres travaux déjà acceptés ; quand Thibrôn a décidé que la somme versée valait considération et que la réalisation pouvait être confiée, en guise de mise à l'épreuve, à son fils ; quand Patroklès, enfin, s'est ouvert à elle de ses angoisses à se montrer à la hauteur, Calyx a su.
Certaines occasions ne se présentent qu'une fois dans une vie. Il faut les saisir au vol, ou le regretter à jamais.
Elle a tout expliqué à son frère : le texte de Théophraste, la trempe du fer, ses propres hypothèses. Elle s'est même un peu enflammée. Lui a accepté, à condition qu'elle le guide. Patroklès lui a toujours fait confiance sur tout ce qui touche au métal. Oh, bien sûr, elle ne devrait pas s'intéresser à ces considérations de forge, de lames, d'expérimentation. Ce n'est pas le rôle d'une femme, ce n'est pas ce qu'un mari attend d'une épouse. Pourtant, elle ne peut y résister. Comme une démangeaison qui ne vous quitte pas tant que vous ne l'avez pas grattée. L'influence égyptienne de sa mère, peut-être ? Une touche de rébellion dans la rigidité grecque.
L'occasion, saisie. La démangeaison, grattée. Pour quel résultat ?
La sensation d'étouffement reflue. Calyx se redresse et repousse le bras fraternel en douceur.
— Voyons voir cette lame.
Patroklès lui tend le fer, noir, refroidi. Il en tire un tintement d'une pichenette et tord les lèvres sur une conclusion équivoque.
— Dure, oui, aucun doute. Mais elle risque d'être trop cassante. Elle se brisera au premier choc un peu fort.
— Non, nous allons l'assouplir. Glisse-la dans le four, mais sans trop chauffer. Elle deviendra souple et solide comme la queue d'un crocodile du Nil.
Pendant qu'il s'exécute, elle se concentre sur sa respiration. Une toux sèche lui râpe la gorge. Vraiment trop de poussières ! Besoin d'air. Elle oscille jusqu'à la porte, pousse le battant et trébuche d'encore un pas ou deux dans la rue déserte.
Une bouffée nocturne allège l'étau sur sa poitrine. Elle lève le nez et savoure la brise coulée de la mer sur son visage. Il fait toujours plus frais pendant peret, la décrue du Nil. Une bénédiction.
L'inconfort apaisé, elle rabat quelques mèches échappées de son chignon et contemple les rangées endormies des maisons, des palais, des temples, jusqu'à l'horizon.
Blottie derrière ses hautes murailles, Alexandrie la magnifique attend le retour d'Apollon dans le ciel – ou de Rê, suivant le nom qu'on lui donne.
Derrière les toits, un fanal veille, à concurrencer l'éclat de la lune gibbeuse. La tour sur l'île de Pharos – ou plutôt, le phare, ainsi que tout le monde a pris l'habitude de l'appeler depuis quinze ans qu'il domine la ville. Il guide les navires, les marins perdus, les âmes inquiètes. Calyx s'y raccroche, rassurée sans trop savoir pourquoi, comme lorsque sa mère se glissait à pas de fennec dans sa chambre, une lampe en main, pour s'assurer de son sommeil et chasser les cauchemars.
— Va dormir, si tu es fatiguée, s'invite une voix bourrue à ses côtés. Je peux terminer. Demain matin, j'assemblerai la poignée et je présenterai le couteau complet à père.
Elle lève les yeux – son frère la dépasse d'une bonne tête. Il n'a pas encore la carrure de Thibrôn, mais les années se chargeront d'étoffer les muscles déjà huilés par le maniement du marteau. Le nez busqué se profile sur la toile nocturne. Patroklès regarde au loin, la mâchoire encore braquée d'incertitude. Il appréhende le jugement paternel, elle le devine. Leur père ne mâche pas ses mots sur un travail moins que parfait.
Elle lui serre la main.
— Laisse la lame dans le four jusqu'à ce que la lune brille au-dessus du phare. Tu verras, ce sera le plus beau poignard d'Alexandrie. Digne du pharaon lui-même. Père sera content.
Sur le voile nocturne, les étoiles brillent. D'autres phares, peut-être, par-delà un océan de ciel. Tant de secrets à découvrir, si peu de temps.
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