7.2 - Comme un air de déjà-vu (JOY)
Je sursaute.
Lorsque je fais volte-face, un homme blond aux magnifiques yeux bleus se tient devant moi. Ses pupilles céruléennes me rappellent quelque chose mais je ne parviens pas à mettre de nom sur ce visage. L'homme est grand, bien bâtit. Une légère cicatrice court en dessous de son œil gauche. Hormis ce détail, son visage est beau, d'un charme brut. Marqué par le temps et les épreuves de la vie.
L'homme m'adresse un sourire gauche.
- Tu ne te rappelles pas de moi, hein? Je m'appelle Julian, on s'est croisé il y a quelques temps, j'étais avec un ami. Billy, précise-t-il quand il me voit froncer les sourcils.
Mon cœur loupe un battement. Je reste impassible mais dans ma tête, sous la surface, tout devient flou. Le monde s'efface et alors, je ne suis plus capable de réfléchir correctement.
Allez, Joy, dit quelque chose !
- Oh...salut ?
Génial. Un « salut » qui ressemble à une question. J'ai pas pu trouver mieux ?
C'est comme si mon cerveau était vide, il ne reste que ce meme de singe débile avec ses foutues cymbales dorées. Je me racle la gorge.
- J'ai appris pour sa disparition. Je suis désolée, j'espère qu'on aura vite de ses nouvelles.
J'ignore comment ma voix peut paraître aussi posée, mais je remercie le ciel que ma carapace soit assez épaisse pour que les gens ne sachent jamais ce que je pense réellement. Pour toute réponse, Julian s'approche de moi, les yeux écarquillés. Il s'arrête à quelques centimètres de mon visage, si près que j'ai un mouvement de recul.
Je n'aime pas la proximité.
- Que...qu'est-ce qu'il y a ?
- Je ne sais pas si je devrais t'en parler, chuchote-t-il, la respiration courte, mais je n'ai personne avec qui discuter de ça. Tu sais, Joy, Billy avait des secrets. Comme la plupart des gens, c'est vrai, sauf que les siens étaient...auraient dûs...enfin, ils n'étaient pas communs, disons.
Je recule d'un autre pas. Où est-ce qu'il veut en venir ? Qu'est-ce qui lui prend ?
Sans se démonter, il poursuit, le regard fou :
- Je ne crois pas à sa disparition. Je...je pense qu'il est mort.
Sa voix se brise.
Et alors, même l'imbécile de singe à cymbales fait ses valises parce qu'il ne peut plus gérer. Trop de complications, semble-t-il me dire, à regret. Débrouille-toi toute seule, ma vieille.
Voilà. Mon esprit est vide. Complètement. Que suis-je sensé faire ?
- Tu devrais voir ça avec la police, je souffle, le cerveau passé en pilotage automatique. Je ne sais pas quoi te dire.
- Je ne peux pas, ils ne comprendraient pas. Personne ne peut comprendre.
Le regard perdu dans le vague, il est comme dans un état second, hors de lui-même.
- Personne...
Soudain, il se redresse et secoue la tête. Il semble se réveiller d'un moment d'absence, ou d'un cauchemar un peu trop réaliste. Gêné, il essaye de sourire, même si ses traits sont crispés et il frotte l'arrière de son crâne avec son poing.
- Désolé, oublies ce que je viens de dire. Je ne dors pas beaucoup ces derniers temps, je pense que la fatigue me monte au cerveau.
Hésitant, il ajoute :
- Je...je pense que j'avais juste besoin de parler de cette histoire. Billy était...est comme un frère pour moi. Enfin, bref. Salut, Joy, prend soin de toi.
Puis il tourne les talons et traverse la rue pour rejoindre le trottoir d'en face. Je l'observe disparaître derrière un groupe de touristes surexcités. Il passe près d'un sans-abri que je reconnais sans mal, puisqu'il s'agit du même qu'il y a...non, attendez, ça ne fait même pas quarante-huit heures depuis mon arrestation ? Seigneur, à ce rythme-là, mes nerfs auront lâché avant que j'aie pu atteindre la trentaine. Le sans-abri, qui désormais est devenu un – ami ? – me fait signe depuis sa ruelle sombre. Je lui réponds de la même manière. Et je prie un Dieu auquel je ne suis pas certaine de croire pour que tout finisse par rentrer dans l'ordre.
***
J'arrache l'un des sacs de la main de Layana. Un milliard de questions se bousculent dans ma tête, bataillant pour sortir toutes en même temps.
- C'est quoi cette tenue ? Pourquoi est-ce que tu débarques avec trois sacs ET ta putain de perruque ? Qu'est-ce qui t'as pris de t'embrouiller avec le caissier ? On vous a entendu depuis le parking !
Elle ne répond pas tout de suite, attendant d'être arrivé devant le coffre de sa coccinelle pour l'ouvrir et balancer les deux sacs dans un coin. Je fais de même avec le troisième.
- Une question à la fois, exige-t-elle, en refermant le coffre d'un coup sec.
Je désigne sa brassière en dentelle noire et sa perruque débile.
- J'ai coincé mon haut dans la portière, il s'est déchiré et la moitié est resté là-dedans – elle tapote le toit de sa voiture. Je suis mieux comme ça, de toute façon. Et pour les cheveux, j'aimais trop la couleur pour ne pas rentabiliser mon déguisement.
Je lève les yeux au ciel et prend place sur le siège passager. Layana s'installe derrière le volant et, tandis qu'elle s'attache, je poursuis l'interrogatoire :
- Et pour le caissier ?
- Il a fait une remarque déplacée sur ma tenue trop « provocante ».
- Quel imbécile, je lâche, entre mes dents. J'espère que quelqu'un fera sauter sa caisse.
- La pyromanie est un problème d'ordre médical, Joy. Faudrait penser à consulter.
Elle sort du parking et j'entre mon adresse dans le GPS. Mais qu'elle n'aille surtout pas croire que j'ai oublié le plus important.
- Maintenant, explique-moi comment tu t'es retrouvée à acheter trois bidons au lieu d'un ?
- Y'avait une promo.
- Sur de la soude caustique ?! Et pourquoi on n'enverrait pas directement une lettre anonyme à la police pour leur donner l'adresse de ma cave ?
Layana, au lieu de répondre, préfère balayer ma remarque d'un geste désinvolte. Elle augmente le son de l'autoradio et nous sillonnons les rues de Londres au rythme lancinant de la musique qui a envahi l'habitacle.
Tu ne peux pas faire comme si c'était uniquement ton problème à toi.
Les mots d'Enya résonnent dans ma tête. Est-ce que c'est vraiment ce que je fais ? J'ai plutôt l'impression d'être une catastrophe ambulante et de forcer tout le monde à réparer derrière moi. Le front collé contre la vitre, j'aperçois les colonnes de pierres de l'entrée de la Galerie Nationale. Face à ce genre de bâtiments, monuments immuables, je me sens toujours toute petite. Et quelque part, ça me rassure de me dire que je ne suis pas la seule dans ce cas-là. Nous sommes tous petits selon une certaine perspective, c'est un peu comme si nous étions tous les mêmes.
Peut-être qu'Enya a raison...
J'ai tendance à oublier que je ne suis pas seule.
Que je ne le suis plus, en tout cas.
Layana et Enya ont accepté d'endosser une part de responsabilité dans cette affaire. Et si elles prennent autant de risques, c'est parce qu'elles ont peur.
Pour elles, bien sûr, mais aussi pour moi.
***
Jade va mieux. Finalement, son urticaire n'était pas très étendue et les plaques avaient déjà presque disparues quand je suis rentrée. Enya est retournée chez elle pour la nuit, pareil pour Layana. Allongée sur le dos, après avoir joué les gardes-malade toute la soirée, je profite du retour au calme. Je ne sais pas si cette accalmie précède ou prévient la tempête, mais je choisis de ne pas trop m'appesantir sur la question.
Sur le mur en face de mon lit, mon énorme bibliothèque me nargue. Désordre parmi le désordre. Des livres, bien sûr, mais aussi des collections en tous genres d'objets débiles qui ne servent qu'à décorer : preuve ultime de mes tendances obsessionnelles. Du moins, c'est ce que dirait ma mère.
Jade se contorsionne dans son sommeil. Au début, ses mouvements sont légers, mais son agitation prend vite une ampleur alarmante. Elle marmonne, roule, me frappe avec ses jambes et son bras.
- Jade ? Jade, qu'est-ce qui t'arrive ?
Je la prends par les épaules, cherchant désespérément le moyen de l'apaiser. Elle a l'air d'être en plein cauchemar.
- Je suis désolée, murmure-t-elle, ailleurs. Je suis désolée.
- Chuut, Baymor. Calme-toi. Tout va bien.
Elle secoue sa tête dans tous les sens, alors j'attrape son menton entre mes doigts et la force à me montrer son visage. Elle ne dort plus. Ses yeux larmoyants me poignardent en pleine poitrine.
Même si je n'aime pas les câlins, je la prends dans mes bras et la berce en silence. Au bout de plusieurs minutes, je la crois rendormie, mais elle finit par articuler difficilement :
- Je l'aimais. Malgré tout ce qu'il avait fait. Je l'aimais.
Un sanglot s'échappe de sa gorge.
- Et je crois que je l'aime toujours.
Je la serre plus fort, même si je ne sais pas quoi dire. La perte d'un être cher, l'effroyable douleur de savoir que c'est trop tard...Je connais ça. Seulement, chacun gère le deuil d'une façon qui lui est propre et je n'ai jamais été douée pour réconforter les gens.
- Tu crois que ça fait de moi une idiote ? murmure Jade, alors que je l'aide à s'installer pour replacer une compresse d'eau froide sur son front.
Honnêtement, je n'en sais rien. Dans le fond, je pense que je suis incapable de comprendre ce qu'elle ressent. Je ne suis pas le genre de fille qui tombe amoureuse.
Mon cœur est cassé, défectueux, instable.
J'aime tout un tas de chose, tout un tas de gens. Mais l'amour avec un grand A n'existe pas. Ou alors il est rare. Si rare que je sais d'avance que je n'y aurais pas droit.
Je tends le bras vers la table de nuit et renverse au passage la trousse à pharmacie de Jade qui s'étale sur le sol. J'attrape la bouteille d'eau et la passe à mon amie. Elle boit, respire lentement, boit encore et finis par se calmer. Ses larmes ne coulent plus.
Je m'empresse de ramasser les médicaments avant qu'ils ne soient engloutis par le bordel de ma chambre. Un éclat argenté brille sur le sol, au pied du lit. Je pince le bijou entre deux doigts et le porte à ma hauteur. Une bague, passée en pendentif sur une fine chaîne en argent. On dirait une alliance.
- Jade, c'est à toi, ça ?
Mais elle s'est déjà rendormie. Je crois me souvenir qu'elle m'avait parlé d'un bijou de famille dans ce genre-là. Elle a dû la perdre entre les boîtes de pilules. Je me redresse et dépose le collier à côté de ses affaires, pour qu'elle le retrouve demain matin. Comme un cadeau.
- Tu n'es pas idiote, je chuchote, en me réinstallant sur le lit, et c'est justement pour ça que je ne veux pas te dire que ça fera moins mal, parce que c'est faux. La douleur ne s'efface pas, on apprend juste à s'habituer.
Et crois-moi, Baymor : quand on s'habitue au vide, alors plus rien ne nous atteint.
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