5.2 - Et si on le mettait dans un sac ? (JOY)
JOY
- On devrait le découper, répète Layana, tout bas, en refermant le congélateur du supermarché.
- Mais arrête avec ça !
Elle me gratifie d'un haussement de sourcil. Le genre qui dit « tu sais bien que j'ai raison ».
- Tu sais, poursuit-elle, j'ai entendu parler d'une femme qui avait buté son mari parce qu'il la battait, et elle...
Je m'arrête net au milieu du rayon.
Je sais qu'elle ne l'a pas fait exprès, Layana n'est pas aussi insensible qu'elle aimerait nous le faire croire. Malgré tout, les souvenirs font mal. Terriblement. Bien trop pour que j'accepte de les affronter ici, maintenant, alors que tout s'écroule déjà autour de moi.
Se rendant compte de son manque de tact, elle s'empresse de s'excuser et je souris, parce qu'il ne faut pas qu'elle s'inquiète. Je vais bien.
- T'inquiètes, Heartless. Continue ton histoire.
Et j'enferme mes émotions dans une boîte imaginaire, ma propre boîte de Pandore, pour les empêcher de remonter à la surface et de m'engloutir.
Layana reprend d'une voix plus douce :
- Donc, cette femme a tué son mari. Et vu qu'elle devait faire disparaître le corps, elle l'a découpé et a cuisiné sa chair pour en faire des hamburgers qu'elle a distribués au voisinage.
- Seigneur, rappelle-moi de ne plus jamais manger de viande de ma vie.
- En attendant, c'est efficace, comme technique.
- Et alors, quoi ? Tu conseilles de charcuter Billy pour en faire des empanadas ?
- Ça va pas ? Hors de question de salir un plat de chez moi. Disons plutôt...heu...des lasagnes ?
- Layana.
- OK, j'arrête, mais au moins vous serez prévenues : on va toutes se retrouver en prison à cause de votre morale à deux balles...
Je ris, parce que c'est ainsi que l'on fonctionne, Layana et moi. Plaisanter, dédramatiser, fuir la source du problème. De toute façon, la prison est une perspective bien trop moche pour que je m'autorise à y penser plus de quelques secondes. Personne n'ira en prison.
Personne.
Lorsque nous sortons du supermarché, les bras chargés de sacs de congélation, le temps est maussade, comme s'il se préparait une tempête. Et avec Layana et sa poisse légendaire dans les parages, ça ne m'étonnerait pas qu'il se mette à pleuvoir des cordes.
Le trajet jusqu'à la cave s'effectue en silence. L'intérieur est toujours aussi sombre. Nous entrons, puis, tandis que Laya s'occupe de traîner Billy au centre de la pièce, je fonce tout droit sur le congélateur.
J'essuie la couche de poussière sur le couvercle et les particules s'élèvent en volutes jusqu'à mon visage.
Un craquement sinistre résonne dans mon dos, mais je n'y fais pas attention, trop occupée à brancher le congélateur qui s'est mis à émettre une étrange lumière bleutée par intermitence. Est-ce qu'un congélo est censé faire ça ?
- Euh...Joy ?
Je grogne un « ouais » à peine audible alors que j'entreprends de vider le premier sac de glaçons dans le bac du congélateur.
- Je crois que j'ai cassé Billy.
Pardon ???
- C'est une blague ?
Je me retourne brusquement et...
Non. Ce n'est pas une blague. Layana tient dans sa main l'index gauche de Billy, courbé selon un angle tout à fait improbable. Je soupire en comprenant ce qu'il se passe. Il paraît que la rigidité cadavérique atteint son maximum après environ huit heures post-mortem. Autrement dit, les emmerdes ne sont pas près de s'arrêter.
***
Enya nous a rejoints pour nous aider à finir le travail. Et lorsqu'enfin, nous parvenons à faire entrer le corps dans le congélateur, nous sommes à bout de souffle.
Enya, sentant une bosse sous ses doigts, soulève le T-shirt de Billy et m'observe en haussant le sourcil.
- Tu as soigné un cadavre ? me demande-t-elle en avisant le pansement sur son abdomen.
- Il dégueulassait le parquet. Il fallait bien que quelqu'un bouche le trou.
Un petit silence s'installe, brisé seulement par le bruit vibrant du congélateur. Enya se met à faire une drôle de grimace.
Dites-moi que je rêve...
Enya De Marzio, notre mère à toutes, celle qui nous engueule lorsque nos bêtises vont trop loin, est actuellement à deux doigts d'avoir un...fou-rire nerveux ?
Finalement, elle n'en peut plus et rit à en pleurer. Pour faire bonne mesure, Layana et moi ne tardons pas à nous joindre à elle.
A situation absurde, réaction absurde, pas vrai ? Puis, nous passons des rires aux larmes. Et nous pleurons jusqu'à être vidées.
***
Plus tard, dans l'après-midi, mon salon devient le théâtre de la scène la plus invraisemblable que j'aie pu vivre. La pièce est étouffante, l'atmosphère lourde. Agglutinés les unes contre les autres autour de la table basse, nous chuchotons comme si nous avions peur d'être écoutées.
Ce qui est ridicule, bien entendu.
Mais comment ne pas devenir parano après la matinée qu'on a vécu ?
— C'est un coup monté, je déclare tout bas. La personne qui a fait ça – ou les personnes, pour ce qu'on en sait – voulait faire accuser Jade. Il faut qu'on se débarrasse de ce corps le plus vite possible, je ne peux pas prendre le risque de le garder chez moi plus de quelques jours.
— Surtout que quelqu'un finira bien par déclarer sa disparition, enchérit Enya. Que ce soit au travail, des amis, des collègues, sa famille...
Elle parle sans relever la tête de son carnet, dans lequel elle noircit les pages de notes incompréhensibles. Enya aime l'ordre et l'organisation. Il faut que les choses soient claires, limpides. Cette fille serait capable de faire des listes et des plannings pour tout et n'importe quoi.
— On pourrait le jeter dans un lac, propose Jade.
Enya fait claquer sa langue contre son palais.
- Impossible. Il faudrait trouver comment le transporter, effacer nos traces, penser aux pêcheurs qui pourraient tomber dessus par hasard, sans parler des courants ni du fait que les seuls point d'eau à proximités sont constamment bordés de monde...Trop risqué.
Elle ponctue ses mots en rayant une ligne dans son carnet.
- On n'a qu'à l'enterrer dans un cimetière, suggère Jade.
Cette fois, c'est moi qui réponds :
- Même problème : on va galérer. On est en plein centre-ville et ça nous prendrait des heures juste pour creuser un trou assez gros. C'est pas comme si Billy était un petit gabarit.
- Voilà pourquoi il faut le dé-cou-per, grommelle Layana.
Enya la fusille du regard.
- OK, OK, mais ne venez pas pleurer le jour où ils viendront nous coffrer. Et pour que ce soit clair, si on a le choix, je ne veux surtout pas de Joy en codétenue.
- Je prends la couchette du haut, je chuchote à son oreille.
- Je croyais que t'avais le vertige ?
Je lui tire la langue. Un léger sifflement me fait dresser la tête et j'esquive de peu le carnet qu'Enya vient de me balancer à la figure.
- Arrêtez vos conneries, c'est vraiment pas le moment !
- On pourrait le jeter dans une benne à ordure ?
J'observe Jade comme s'il venait de lui pousser une deuxième tête.
- Qu'est-ce que tu racontes ?
- J'en sais rien, je me disais juste que...
- C'est l'idée la plus débile que j'aie jamais entendu, la coupe Layana et même si je la trouve dure avec Jade, je ne peux qu'aller dans son sens.
- Je panique, OK ?! Tu sais depuis combien de temps je n'ai pas dormi ?
Jade se met à hyperventiler et Enya semble au bord de l'explosion. Nos idées partent en vrille. A Londres, les murs ont des oreilles, des yeux et savent parfaitement comment s'en servir. Si nous voulons mettre toutes les chances de notre côté, il faudrait quitter la ville, ou alors...
- Et si on utilisait de la soude ? je suggère soudain.
Assise par terre sur mon tapis, Layana grimace, visiblement sceptique. Mais elle ne dit rien. En fait, tout le monde se tait pendant de longues minutes, comme si nos cerveaux en surchauffe réclamaient un peu de calme.
- Ça pourrait marcher, murmure Enya, les yeux perdus dans le vague.
Elle se redresse et le cuir du canapé crisse sous ses cuisses. Elle n'a pas besoin de demander pour que je lui passe son carnet. Aussitôt, elle se met aussitôt à écrire à toute vitesse.
- Ce ne sera pas facile, il faudra se montrer prudente, se relayer, ne jamais acheter deux fois au même endroit, mais...ça pourrait marcher, répète-t-elle, l'esprit ailleurs.
- Ou sinon on le découpe.
Enya redescend sur Terre, s'apprête à la rembarrer, mais je lui coupe l'herbe sous le pied :
- T'as vraiment un sérieux souci, Heartless.
Et je balance un coussin au visage de Layana.
***
Lessivée, Jade a fini par s'endormir dans mon lit et Layana, après nous avoir aidé à déterminer si oui ou non il fallait s'inquiéter de l'état physique et psychologie de Jade - trouver le cadavre de son ex est un traumatisme dont on ne peut pas vraiment parler à son thérapeute - a décidé de rentrer chez elle.
Il ne reste qu'Enya et moi.
Mon appart paraît vide maintenant que le silence y règne, lourd d'un trop-plein d'émotions nocives et contradictoires. Allongée sur mon tapis, la tête sous la table basse en verre, j'observe à l'envers Enya qui s'affaire sur une carte de la ville.
- On peut savoir ce que tu fais ?
- J'établis un ordre de passage, m'explique la jeune sicilienne. Il va nous falloir beaucoup de soude, si on veut se débarrasser de ce cadavre. J'ai répertorié tous les endroits qui en vendent aux alentours. On ira chacune notre tour en acheter séparément. Heureusement qu'on est quatre.
- Waw, Dieu soit loué, quelle chance nous avons !
Elle me lance un sale regard, mais je poursuis quand même :
- Ne compte pas trop sur Jade, elle n'a pas l'air en état de jouer les Walter White*.
- Il faudra bien qu'elle se reprenne. Après tout, c'est elle qui est la plus concernée par tout ça. Tu ne peux pas faire comme si c'était uniquement ton problème à toi.
- Ce n'est pas ce que je fais !
- C'est toujours ce que tu fais.
Je me renfrogne, même si je sais pertinemment qu'elle a raison. On s'en est pris à Jade et, bien sûr, j'ai foncé tête la première pour la sortir du pétrin. Et je ne regrette rien, j'aurais simplement aimé que Layana et Enya n'en fasse pas les frais.
Jade a toujours été plus proche de moi que des autres filles, alors je ne peux ignorer l'appel glaçant de la culpabilité, d'autant qu'il résonne en moi avec la force de l'habitude.
- Enya ?
- Hmm ?
Elle froisse la carte à force de passer plusieurs fois sur les mêmes points avec son stabilo.
- Je suis désolée. Pour toi et Layana. Je sais que tu déteste mentir et enfreindre les règles et voilà que je te force à le faire pour Jade.
Mon amie replie soigneusement la carte avant de me rejoindre sur le tapis. D'une voix plus douce, le visage tourné vers le mien, elle affirme :
- Tu ne me forces à rien. Enlève toi cette idée de la tête.
- J'ai peur de vous avoir embarqué sur un chemin qui mène tout droit à un cul-de-sac.
- Tu étais la première à te mouiller, me rappelle-t-elle. Et le cadavre est quand même chez toi.
En même temps, il n'y avait pas franchement d'autres options. Enya et Jade n'ont ni cave, ni baignoire et Layana vit en colocation avec Sophia qui n'est au courant de rien. Quant à demander de l'aide à Noor...
- Joy, tu recommences à sourire dans le vide.
- Je pensais à Noor et Sophia. À ce qu'elles auraient fait si elles avaient été à notre place.
Elle rit de façon si légère que, l'espace d'un instant, j'ai l'impression que tout est revenu à la normale. Même si c'est impossible.
- Sophia dirait que c'est de la folie, mais Noor est...imprévisible ?
- Je dirais plutôt naïve.
Pas le genre qui pense que, dans la vie, tout est tout beau tout rose, avec des nounours en guimauve qui danse la bacha ta à tous les coins de rues. Non, bien sûr. Mais Noor est pleine d'une innocence adorable qui saurait attendrir n'importe qui. Une perle bien trop douce pour ce monde de barjes.
- Mon Dieu, soupire Enya, j'imagine même pas sa réaction.
- « Pourquoi est-ce que Billy dort dans un bac ? On devrait le réveiller, vous croyez pas ? Il risque d'avoir des courbatures. » j'imite, empruntant une voix guillerette.
Elle pouffe, puis se met à fixer le plafond, déformé par le verre de la table basse.
- Tu vas me dire ce qui te tracasse ou est-ce que je vais devoir te tirer les vers du nez, comme d'habitude ?
Ça fait longtemps que je ne cherche plus à savoir comment Enya parvient à lire en moi avec autant de facilités.
- J'ai croisé Rafe Rodriguez.
- Ton ancien voisin ?
- Ouais, il est devenu policier.
- Bordel de couilles.
Mon rire est si spontané que je m'étouffe avec.
- Personne ne dit ça.
- Et c'est exactement pour ça que, moi, je le dis tout le temps. C'est pourri d'être comme tout le monde, Joy. Naze de chez naze.
Je souris. Enya est le genre de personne qui ne rentre dans aucune case. Elle ne rit pas des même choses que tout le monde, parle bizarrement, ne mâche pas ses mots... Je crois qu'au fond de mon cœur, j'envie sa capacité à se regarder en face et s'aimer telle qu'elle est. J'aimerais pouvoir en faire autant.
- Il est dans la police, OK, et alors ? reprend-elle, plus sérieusement. Ils n'ont rien contre toi, tu n'avais quasiment aucun lien avec Billy.
Je sais qu'elle a raison, mais je ne peux pas m'empêcher d'y penser. Je ne suis pas sereine lorsque Rafe est dans les parages, j'ai l'impression de ne jamais savoir ce qu'il pense, ce qu'il cherche, ce dont il est capable...
Et si je me retrouve mêlée à une affaire de meurtre, je sais que notre inimitié ne jouera pas en ma faveur. Loin de là.
Nous observons le plafond en silence.
Soudain, la voix si basse que j'ai du mal à l'entendre, Enya me demande :
- Est-ce que ça va ?
- Pourquoi ça n'irait pas ?
On ne se regarde pas. Je fixe un défaut sur le plafonnier et je m'y accroche comme on s'accrocherait à une bouée de sauvetage. On ne se touche pas non plus. Pourtant, c'est ainsi que je me sens le plus proche d'elle. Comme si il y avait un lien, invisible mais réel, reliant ses pensées aux miennes et mon âme à la sienne.
- Tu n'es pas à ton premier cadavre, lâche-t-elle de but en blanc, à sa façon crue et abrupte de dire les choses comme elles sont.
Je serre les poings pour éviter de revoir toutes ces images qui façonnent mes rêves les plus moches. Ces flashs qui me hantent depuis cinq longues années.
- Je vais bien. Ne t'en fais pas pour moi.
Elle me connaît assez pour savoir que je n'aime pas parler de ce genre de choses. Mais ce soir, je n'ai pas besoin d'en dire plus.
Elle sait, elle comprend, elle accepte.
Ma carapace est là pour me protéger du monde et Enya, bien que ça l'enrage, n'en force jamais l'entrée.
- Tant mieux, finit-elle par dire alors qu'elle se lève. Je vais chercher des matelas. Tu bosses demain matin et tu as besoin de sommeil : tes yeux sont tellement gonflés qu'on dirait des boules de quilles.
- Tu veux dire des boules de bowling ?
- Appelle ça comme tu veux.
***
Walter White : personnage principal de la série Breaking Bad 🙃
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