La vie en tranches II : Cher journal
Cher journal (il me semble que c'est la formule consacrée),
Puisque je confie souvent à la discrétion de tes pages mes souvenirs et émotions, échos déjà mourant quand je les fige dans ton encre, j'aimerais me permettre un instant de parfaite honnêteté. La confidence de ce jour est, je le crains, un peu particulière.
Cher confident de papier qui m'est si intimement lié, il paraît évident que tu sais tout de moi, le moindre méandre de mes pensées, jusqu'au plus petit de mes secrets. Je me dois néanmoins de te détromper. Les récits de mes jours, que j'aimerais pourtant fidèles aux faits, ne le sont pas. Que me répondrais-tu si tu étais doué de parole ? Tu me pardonnerais ces lacunes, j'en suis sûre. Tu m'affirmerais qu'à l'opposé du marbre, la mémoire des hommes n'est pas faite pour durer et qu'elle n'est pas infaillible, loin s'en faut. Tu me rassurerais en me répétant que ces oublis sont excusables car, après tout, ils sont bien naturels. Ton indulgence serait louable et tes propos fort justes mais ne concerneraient pas, à mon grand regret, l'aveu que j'ai à te faire : Je t'ai menti.
J'aurais aimé pouvoir affirmer avoir toujours fait preuve de sincérité, au moins à ton égard, mais ce n'est pas le cas. Je t'ai menti. Pas une fois, pas deux, pas trois... plus, beaucoup plus. Tant que je ne saurais pouvoir te donner un compte précis. Je t'ai menti et je l'ai fait sciemment.
J'ai triché au jeu de la vérité, j'ai rompu dès le départ le pacte qui lie le détenteur à son journal. J'ai réarrangé la réalité, enjolivé ce qui ne me mettait pas assez en valeur et passé sous silence les moments de gêne ou de honte. Comme pour livrer une version de moi un peu plus flatteuse, un peu moins médiocre. Tu es, cher journal, comme un anti-portrait de Dorian Gray, chargé contre ton gré d'atténuer mes défauts plutôt que de les sublimer. Dans tes pages je me donne le beau rôle quand en réalité mon quotidien n'a rien de vraiment remarquable. Je réécris et améliore les passages de ma vie qui me déplaisent. Dans tes pages, je deviens l'héroïne que je souhaiterais être sans oser le devenir.
Etrange n'est-ce pas ? De mentir à un objet qui n'est finalement que le réceptacle de mes propres pensées. Il serait intéressant, sans doute, de décrypter ce que cela révèle de moi. "Pourquoi ?" me demanderais-tu probablement si tu pouvais parler. Pourquoi est sans aucun doute une excellente question, si ce n'est la meilleure. Pourquoi ? Sans doute par excès de méfiance et manque de confiance.
Ne te méprends pas, je ne crains pas ta trahison, car tu n'es qu'encre et papier. La seule volonté qui anime tes pages est celle de mes doigts qui les noircissent. Je ne crains pas ta trahison mais l'indiscrétion qui serait la tienne si d'autres mains que les miennes venaient à tourner tes pages, et si d'autres yeux que les miens venaient à lire ces lignes. Comprends-tu mieux à présent mon dilemme ? J'aspire à être sincère mais je connais aussi mes semblables : l'interdit ne résiste jamais à la tentation de la transgression, pas plus que la vie privée ne résiste au voyeurisme. Tenir un journal intime, c'est flatter ces deux instincts chez l'autre et qu'adviendrait-il alors ? Quel portrait de moi pourrais-je tolérer que l'on découvre alors ?
Voilà, cher journal, la confession que je finirai par t'adresser si je choisis d'honorer nos rendez-vous manuscrits. Et voilà l'exacte raison pour laquelle nous n'en aurons jamais. Quel que soit le carnet, je ne pourrai jamais totalement baisser la garde et me confier sans réserve. J'en suis navrée crois-le bien.
Si je me livre à toi aujourd'hui, c'est pour crever l'abcès une bonne fois pour toute et tourner la page (tu me passeras, j'en suis sûre, l'expression). Autant s'épargner une longue série de non-dits, de faux-semblants et de mensonges. Allons droit au but ! Cette confidence sera la première et la dernière. Quand j'aurai fini d'écrire ces lignes, je reposerai mon stylo, déchirerai cette page et la jetterai au feu. Ce moment si parfait de sincérité partira en fumée comme s'il n'avait jamais existé et toi, cher journal d'une fois, n'échouera jamais à protéger mon secret.
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