Chapitre 9
Capricorne.
Pierre de lune
— ...ion... Orion...
Un courant d'air. Une ombre passe devant moi, elle ressemble à un spectre.
— Orion !
Je reviens à moi dans un sursaut. La main plaquée contre mon épaule me fait me redresser. Dès lors, mon corps est parcouru d'un spasme et je maintiens mon haut le cœur bien au fond de ma gorge.
Je lève la tête vers le visage consterné de Menyan, penché, les orbites scindant ma peau diaphane.
— Je viens vérifier tes blessures.
Rien de plus, je suis assis au rez-de-chaussée de ma maison. Depuis l'aurore, je n'ai pas le droit d'en sortir. Au centre des pièces, sans trop bouger. Douze heures sans aucun contact avec la pluie, j'ai l'impression que la folie me gagne. J'ai une énorme envie de vomir, tout mon organisme semble être en train de prendre feu.
« C'est Orion Dörgal. »
Une absence. La voix était sans filtre, sans âme.
« Je sais qui est Orion Dörgal. »
« Donc tu es au courant qu'avant d'avoir été confié à la famille Herima, le Sage lui-même l'a ramené de la frontière ? Ce garçon a ses faveurs. Il est un privilégié. »
Un silence.
Mon corps échoué à leurs pieds se recroqueville un peu plus contre lui-même. Mes sens s'éveillent. Et la douleur, vraiment, cette douleur. Je ne peux retenir un premier geignement.
« J'étais censé laisser passer ça ? »
Insolence.
Je ressens la froideur de l'ambiance, elle m'agrippe la gorge. Un hurlement de douleur, un craquement sinistre au-dessus de moi. La torpeur me gagne à nouveau. Je ne sais pas si c'est par réflexe que je suis retombé dans l'inconscience, pour échapper à l'atrocité d'une vie que je n'ai pas choisie.
Lors de mon véritable réveil, je suis de nouveau chez moi. Des bandages autour de mon corps, allongé sur le ventre.
Ma punition est repoussée à la fin des deux prochaines aurores, je ne survivrai pas sinon. Je passe les journées entières comme un cadavre, alors que ma tante vient toutes les heures me passer une éponge humide sur le visage et les épaules, sinon je finirai desséché. Elle s'occupe de moi la matinée, puis laisse la place à Menyan ou Serim l'après-midi. En tant qu'apprentis guérisseurs, ça les aide également à se familiariser avec leurs futures fonctions.
Quand j'ai pu reprendre une partie de mes esprits, j'ai demandé ce que j'avais raté.
Il parait que le gardien a perdu un bras.
Le troisième jour, on a supposé que je m'étais assez remis pour que ma punition soit commencée. J'arrivais à me déplacer sans m'écrouler, mais mon dos me tiraillait toujours.
— Il ne t'a vraiment pas ménagé.
Menyan change mes bandages et je retiens une faible grimace. Pourtant, c'est plus le fait d'être privé d'eau qui me rend patraque, j'ai l'impression que mon corps se désagrège sous la soif et le tournis. Priver un Hydros est comme lui dire de rester en apnée jusqu'à la suffocation.
En clair, c'est pénible, vraiment très pénible.
Je tourne mon œil vitreux vers mon cadet, qui finalise sa tâche sans me rendre mon regard. J'aimerais voir l'allure de mes plaies. A ses traits détendus, ça semble moins monstrueux.
Contrairement à Rowen, Menyan ne pose pas beaucoup de questions. Contrairement à Serim, il ne montre pas la sagesse de son esprit. Contrairement à Akira, il n'a jamais eu d'excès de colère, durant lesquels il a craché sa haine sur le monde.
Les termes obsolètes, il les évite. Il ne fuit pas la société. Il s'y moule même mieux que quiconque.
Pourtant, je vois bien qu'il n'est pas comme ces pions. Je vois bien que lui aussi, il a cette voix qui étouffe. Quelque part, je peux voir que Menyan est le mieux camouflé mais aussi l'un des moins soumis. Il sait juste faire semblant là où nous avons tous un peu échoué.
Mon corps est lourd, ma gorge cendre. Ma peau est parcourue de moiteur, mes fonctions tentent de garder mon organisme intact.
— Ça fait douze heures, dit-il finalement.
J'inspire longuement, passant ma main dans mes cheveux pour les rabattre en arrière. Je suis cloîtré ici depuis l'aurore, donc, la nuit ne va pas tarder. Lorsque je me lève, les heures cumulées expriment enfin mon véritable fléau. Je vacille dans un glapissement, ne m'attendant pas à une telle faiblesse. Mes jambes sont fébriles, comme celles d'un animal qui vient de naître.
— T'es pas possible.
Il y a de la taquinerie dans la voix de Menyan, quand il s'approche pour passer mon bras autour de ses épaules. Sur le moment, son attitude me rappelle un peu la sienne. Sa façon de gentiment se moquer de mes manières et de mon caractère. Sur le coup, je pense encore à elle, à comment notre au revoir a aussi brutalement été coupé. Comment j'ai perdu connaissance dans ses bras, incapable d'entendre les dernières paroles de cette nuit. Je ne l'ai pas revue depuis. Je ne sais même pas comment elle va.
Depuis, mon cœur n'est plus qu'un fouillis d'incertitudes.
Menyan m'aide à me diriger vers l'entrée, l'une de ses mains posées sur ma taille. Il entend mon souffle faible. Je devine la pâleur de mon visage, peut-être encore plus maladif que d'habitude.
— Il va falloir que tu te ménages, me prévient-il. Tu devras rester en contact prolongé avec n'importe quelle source d'eau pour éviter la première é-
— La première étape du processus d'immobilisation, continué-je en levant les yeux au ciel. La réponse métabolique du corps pour empêcher la déshydratation.
— Une mise en dormance.
— Je sais, je sais tout ça.
Je claque ma langue, lui frappant le bras. Puis lorsque nos deux corps parviennent à gagner les rues, la pluie tombe enfin sur moi. L'eau frappe mes bras, à grosses gouttes. Le changement est aussi bienfaiteur que brutal, j'en soupire en ayant l'impression de prendre une première bouffée d'air, ma tête retombe contre l'épaule de Menyan.
Le processus d'immobilisation. Lorsque l'organisme d'un Hydros descelle un stress hydrique, il se met en alerte en ralentissant le métabolisme de l'individu. La première étape est un malaise qui conduit le corps à une sorte d'hibernation programmée, où toutes les activités internes décroissent à un rythme seuil. On pourrait à tort coupler cette condition à une perte de conscience, mais c'est plutôt un blocage de la mécanique. Nous continuons de voir, d'entendre, de sentir. Simplement, nous ne pouvons plus bouger. Nous sommes frappés d'inertie.
Si dans les heures qui suivent, l'eau ne revient toujours pas, l'hibernation se poursuit, pouvant parfois aller jusqu'à nous statufier. Certes, c'est un mécanisme prodigieux pour nous protéger de la mort lors de la saison sèche, notre corps devient pratiquement indestructible. Cependant, nous ne sommes maitres de rien, nous sommes au paroxysme de notre vulnérabilité.
Menyan me laisse marcher par moi-même, gardant une main avenante dans mon dos. Il appuie légèrement sur mes plaies, pour tenter de juger la douleur provoquée. J'ai certes une nouvelle grimace, mais c'est bien plus supportable.
Il se fige, pieds sur les dalles inondées, ses yeux se plissent.
— C'est mouvementé.
Guidé par son souffle, nos regards se verrouillent sur la place publique. Sur l'estrade, troublée par la pluie qui n'est pas faiblarde, mais pas non plus très forte. Pour me revigorer, j'aurais même préféré un temps plus orageux.
Nous ne comprenons pas tout de suite pourquoi les silhouettes émergent des maisons, puis de notre dos. D'abord brèves et juste intriguées par quelque chose. Quelques silhouettes curieuses sautent des toits ou passent les portes pour marcher vers le centre de l'Agora. Des murmures interrogateurs, des regards complices qui se partagent l'ignorance des remous. Le début d'effervescence. J'ai mes yeux qui passent d'un citadin à un autre. Bientôt, ils sont plus de dix. Bientôt, ils sont plus de vingt.
Et soudainement, nous nous faisons bousculer quand il se mettent à courir.
Mon cœur s'écroule dans mes viscères quand le cri d'une femme résonne, déchiré de peur et de colère.
— C'est le démon !
Je ne me sens pas pousser Menyan, je ne sens pas mon corps encore éprouvé suivre la course démente des pions. Mon nom est crié par mon ami, pourtant bien vite, nous nous perdons.
Mes yeux la cherchent parmi le fouillis de corps et de paroles. Les cheveux qui se balancent dans les souffles hystériques, les bras qui se lèvent pour prier. Je me surprends à bousculer des gens. Sous la pluie censée restaurer ma santé, je me sens pris dans le pire des étaux.
Comme le jour de sa sentence, quand elle se tenait sur l'estrade, tourmentée par notre Sage et notre Fou. Bête de foire, monstre de l'Ailleurs. Comme ce jour-là.
— Laissez-moi passer !
Je ne sais même pas s'ils s'écartent où si je les balaye moi-même à coups de bras. Mais je me sens me noyer entre eux, le monde se rassemble et le bruit tonne, les cris percent, les corps convulsent presque. Ils l'avaient tous oubliée, ils l'avaient tous chassé de leur esprit. Son retour a à leurs yeux la saveur de l'apocalypse.
— Orion !
Un bras empoigne le mien, je me sens trébucher, coupé dans mon élan. Un corps tente de me ralentir mais je le sens emporté lui aussi dans ma hargne. Je lâche une plainte, mais c'est le désarroi plus que la douleur. Le bras me tire, je me rends compte que je suis en train d'étouffer, alors que leurs voix continuent ces chants mortuaires : « Le démon ! Le démon ! ». Et pourtant, je ne le vois pas.
La personne profite de mon brouillard pour m'extraire avec peine du chaos, de la chair bouillonnante. Pendant que je m'éloigne telle une marionnette, je vois la folie qui se dressait sous mes yeux.
Des fous.
— Reste pas là, tu vas te faire piétiner !
La voix d'Akira.
Je tourne la tête, mon regard déboussolé se reflète dans sa pupille d'argent. Elle paraît déroutée par mon expression, une mince seconde, avant de froncer les sourcils et me tirer plus fort. Mes pas désordonnés la suivent mais bien vite je me rétracte et tente de la semer. Elle me fusille des yeux, ses propres pas dérapent sur le bitume.
— Lâche-moi ! hurlé-je. Putain, lâche-moi !
— Calme-toi ! me reprend-elle.
— Il faut que j'y aille ! Je dois y aller !
Elle me secoue le bras, m'arrachant un gémissement quand elle hurle dans un écho torturé.
— Je sais !
Je sais.
Je sais.
Mon corps se crispe, à cette voix presque ruinée. Non, elle ne peut pas savoir. Elle ne peut pas savoir. Mais elle sait.
— Commen-
— Par ici.
Le ton un brin plus calme, elle nous fait contourner un premier torrent de silhouettes. Les fiévreux croyants, les visages déformés. Nous passons la nouvelle vague de pleurs. J'en ai marre, j'en ai marre de voir tout ça.
Akira me pousse quand je n'arrive plus à me situer dans ce foutoir, ses mains sur mes épaules exercent une pression pour me conduire vers le bâtiment auxiliaire. Il n'est qu'un tas de ruines, friable et délabré. A la merci des flots, sa coupole est légèrement prise dans le brouillard. Je me raccroche au béton, le regard voilé d'incompréhension. Akira se hisse à mes côtés et grimpe les premiers mètres quand je reste cloué contre le sol.
Au sommet, une main se tend vers elle. Elle l'agrippe et sa silhouette disparaît.
Je suis paralysé, jetant un œil perdu derrière moi. Les gens continuent de s'agglutiner autour de l'estrade, au centre de la place. A plusieurs dizaines de mètres. Je serais tenté de repartir, mais une voix m'appelle depuis les hauteurs, plongeant en écho sourd dans mes oreilles.
La voix de Rowen.
— Orion, monte ! On est là !
Rowen.
C'est pour ça qu'Akira sait. Rowen a arrêté de rester silencieux.
Je pince les lèvres, m'accroche à la façade. Mes membres épuisés souffrent, mes muscles presque atrophiés sont trop vite sollicités. Mes pieds ont dû mal à se stabiliser contre les crevasses et le ciment qui s'effrite.
Pourtant, tant bien que mal, j'aperçois la même main venir attraper le poignet que je tends, et presque traîné comme un malpropre, je me retrouve écroulé sur le toit de béton.
Mes yeux frémissent, les visages à l'envers penchés sur moi. Akira et Rowen.
Je me relève, tremblant. Tout tourne, ma peau se hérisse. Mes lèvres s'ouvrent mais avant même que je ne puisse laisser la moindre parole émerger, une voix, une seule.
Une voix, et le peuple se tait.
Silence.
— Je ne suis pas un démon.
Elle me transcende, m'achève. Je cherche ma respiration et me laisse pivoter comme un pantin dans le vent. Les mains faiblardes sur la rambarde d'asphalte, la pluie sur mon corps dans les hauteurs brouillonnes, je vois la totalité de la place.
Et la silhouette amorphe prostrée sur l'estrade, entourée d'une fourmilière de fous.
Haël.
Haël, capuche baissée, regard neutre plongé dans les tréfonds. Un point incandescent au milieu d'une mare de charbon. Des souffles, des geignements, des supplications. Ils appellent le Sage, ils implorent pour que notre protecteur nous vienne en aide. Il y a un démon sur la place, le même qu'on croyait mort !
Elle est revenue des enfers ! Elle vient se venger ! Sage, sauvez-nous, lavez-nous de nos péchés !
Seule sur son piédestal, le corps minuscule mais plus imposant que jamais, elle fait un nouveau pas.
Haël.
— Je ne suis pas un démon !
Encore une fois, tout s'étrangle. La peur et le néant, les gorges s'éteignent, et les mains se plaquent aux visages pour se dérober à la débauche de son regard. Plus un son, le peuple s'est figé, je crois même que dans un coin, quelqu'un a arrêté de respirer.
— Je viens d'un grand village à l'extérieur d'Amphibole. Je ne suis pas une Pyros, je ne me considère pas comme votre ennemie.
Je ne sais pas ce qu'elle fait là, je ne comprends pas la raison de ses paroles, ce qu'elle essaye de transmettre. J'ai juste le cœur au bord des lèvres et l'estomac retourné, un peu plus et je rends à mère nature mes trois derniers dîners.
— Mon village a été anéanti, j'en suis la seule rescapée. Le Voleur d'âmes nous a trouvés malgré notre fuite. Mon peuple n'est ni un peuple de l'eau, ni un peuple du feu. La vérité que vous ne pourrez jamais croire, c'est que nous sommes les deux.
Indignation, de nouvelles plaintes commencent à s'élever. Akira et Rowen ont le souffle court à mes côtés, les sourcils froncés.
Et tout à coup, l'éclat de notre prêtresse, le cri démesuré de la séraphine nous terrasse. Comme la première fois qu'il a foulé ces marches.
— Laissez-la parler !
Callisto s'élève, la voix tonnante qui nous fait frissonner. Son corps majestueux, qui fait s'écarter la charpie dans laquelle elle marche. Plus bas, elle s'est postée face à Haël.
Dans la masse, j'aperçois Jern et Nari. Maintenant, je la vois, la différence, même si je ne sais pas vraiment d'où elle émerge. Je ne vois qu'eux baignés dans une mouise corrompue. J'ai presque l'impression qu'ils y pataugent pour garder la tête hors de l'eau.
Qu'ils se sauvent dans l'étreinte qu'ils se partagent.
Encore plus loin, près des arbres, il y a Rhiane. Et Menyan accroupi à côté d'un stand, caché.
Ils n'ont pas hurlé, n'ont pas sangloté. Je ne me souviens même pas les avoir vu marmonner la moindre prière.
Serim se tient au plus près, calme et sans visage.
Nous sommes différents. Haël nous regarde.
Elle me regarde.
Et alors, un voile de tristesse lui tord le visage. Mon corps entaillé, le mal-être et l'impression que toute l'action se passe dans une brume épaisse ne doit pas lui échapper. Elle se détourne bien vite de moi, son discours se poursuit.
— Il y a de cela trois siècles, sa voix transperce la pluie, fragmente les montagnes. Les peuples étaient unis, vivaient en harmonie sous le règne du Grand Dragon cosmique. Maître du soleil et de la pluie, les éléments étaient rassemblés en une même entité : l'humain. Je ne suis pas un démon, peuple des Hydros. Je suis un humain.
Le vent se lève, mais à part ça, rien ne trouble son orage.
— Vous et les Pyros êtes nés de l'affront du Voleur d'âmes.
Ce nom éveille une nouvelle vague d'agitation, qui s'évapore lorsqu'elle reprend.
— Le Voleur d'âmes a défié le Grand Dragon cosmique. D'un coup d'épée, il lui a tranché le corps en deux. Les éléments ont été séparés. Amphibole a été divisée en deux saisons contraires, ses habitants en deux peuples ennemis. Les Pyros, adorateurs du soleil et de la haute lumière.
A nouveau, ses yeux s'accrochent aux miens. Sous le feu qui y brûle, je mords ma langue en réprimant un sifflement sourd. Je ne sais pas où la mène toutes ses confessions, mais de nous rapprocher de leur finalité m'écartèle.
— Et les Hydros, enfants de l'ombre et de la pluie.
Des murmures, des spéculations, des doutes. Un monstre.
— Je ne sais pas tout, sur vous comme sur eux. Nos peuples n'ont plus été en contact après la malédiction du Voleur d'âmes. Mais nous sommes une des rares civilisations ayant échappé à ce désordre. Nous avons continué notre vie à l'extérieur d'Amphibole, nous avions survécu. Puis quand il nous a retrouvés, il nous a éteint.
Elle lève la main, comme pour quémander plus qu'une attention malsaine. Elle nous lance la raison, le but, la finalité concrète de sa venue.
Haël a bravé le ciel, le feu, la pluie, la grêle. Ce n'était pas juste pour fuir les ténèbres. Elle avait un but, elle avait une quête.
— Je ne compte pas rester ici. Mais il faut que vous le compreniez maintenant. Ce qui maintient le maléfice, c'est votre guerre. Ce qui alimente la mort et la haine, c'est cette division entre vos deux peuples qui avant n'étaient qu'un.
Ses poings se serrent.
— Je ne compte pas rester ici ! elle reprend avec plus de virulence. Alors réveillez-vous ! C'est ça ? C'est ça votre vie ? Vivre la même journée de votre naissance à votre putain de mort ? Vivre par la volonté d'un vieux fêlé qui contrôle chacun de vos pas ?
Serim se crispe, les mots l'atteignent et mon ventre me fait mal.
Serim a fauté.
Serim, qui s'enfuit dans les montagnes en tenant la main d'une femme qui n'est pas sa fiancée.
— Vivre en sachant que vous n'êtes utiles que pour vous battre à mort ou faire des gosses ?
Menyan serre les poings et son regard se baisse. Dans la foule, Jern murmure quelque chose à l'oreille de Nari, et je crois voir ses épaules trembler.
Menyan a peur de grandir.
Jern ne peut pas grandir.
Jern et Menyan ont fauté.
Jern et Menyan, l'enfance dans la dépravation. Le refus d'avoir une descendance si elle doit supporter tout ce malheur.
— Vivre en sachant que la personne que vous aimez n'est pas celle qu'on vous choisira ?
Akira.
Son souffle.
Je crois qu'un morceau d'elle s'est perdu dans ces mots.
Akira a fauté.
Akira, une foi différente pour découvrir au-delà des frontières.
Avec Haël, je me suis battu pour distinguer mes semblables, ceux qui ont pu commencer à s'extirper des abysses. J'ai essayé de trouver les braises dans leurs yeux, les vestiges d'un peu de rébellion.
Nari, l'hérétique qui a craché sur nos croyances.
Rowen, la voix derrière tous mes débordements.
Letto et Rhiane, la poésie dans une langue condamnée.
Dans ses mots puissants et cette atroce vérité, elle nous a réveillés des tréfonds.
Moi.
Moi. Orion.
Fauteur de trouble. Vandale nu-pieds. Fils d'abomination, enfant d'un entre deux peuples. Le garçon qu'on aime ou qu'on veut mort. Toutes les marques de notre marginalité, de notre expulsion du système, nos fêlures, visibles ou non.
J'ai fauté.
Les gardes arrivent enfin, et sous mon hurlement déchiré, mes mains accrochées au ciment, Haël se fait maitriser.
— Ramenez-la au Capitole !
Le Sage, la rage dans les pupilles, émerge après avoir tout ignoré. Et tout à coup, dans les regards de mes amis, je vois la fureur. Je vois le dégoût, je vois s'éventrer dans leurs yeux les souvenirs de ce qui ont un jour réveillé leur cœur.
La punition de Rowen.
Le chagrin d'Akira.
La perte de Jern.
Nos blessures qui ont créé ce dysfonctionnement et nous ont permis de quitter leurs ficelles.
Quelle a été ma première blessure ?
Ma mère.
— Je m'appelle Haël Syragone !
Syragone.
Que pense mon peuple, en découvrant que le démon qu'ils craignent tant a désormais un nom ?
Sa dernière empreinte, la voix qui ricoche sur tous les murs et toutes les têtes. Je saute du bâtiment sous les appels de mes amis. Ils me voient, la mort accrochée à ma vie.
Ses mots sont sa gloire dans leur misère.
— Et je vous emmerde !
Elle disparaît. Et moi, je m'apprête à m'élancer à leur suite quand Callisto me retient. Son expression glaciale contraste avec un soupçon plus avenant dans sa poigne.
— Si je n'y vais pas, ils vont l'exécuter.
Ces mots me glacent d'effroi.
— Mais si toi tu y vas, ils vont vous exécuter. Privilégié du Sage ou non, il est dans une colère noire.
— Je dois la voir.
— Alors attends ce soir, et laisse-moi y aller.
Sa main glisse de mon bras, un sourire triste orne les traits toujours si durs de son visage. Même si sa requête me broie le corps, à contre cœur, j'acquiesce.
Elle aussi, elle savait.
Elle aussi, elle est éveillée.
Moi. Je suis Orion.
J'ai fauté.
Quand la fille des enfers s'est exposée à la plèbe et aux mendiants.
Quand la haine et la peur sont tombées sur elle comme une pluie de poison.
Je n'ai pas pu suivre les dictats de mon peuple.
J'ai fauté.
Parce que moi, cette fille haïe et méprisée, je l'ai aimée.
***
J'attends devant le Capitole, camouflé derrière les murs. Les gardes debout, grands, ces mêmes entités qui semblent être dépourvues de tout besoin. Inutile de boire, dormir, manger. Ce sont des êtres de glace.
La nuit s'est installée, et à mon plus grand malheur, il ne pleut plus.
Menyan m'a dit de me ménager. Mais ce soir, j'attends. Mon dos se retient contre le ciment, mes mains sur mes genoux, le visage en avant, j'attends.
Depuis des minutes, des minutes devenues des heures.
Et enfin, quand la lune parcourt un premier quart de méridien, j'aperçois Callisto dans les pas du Sage. Ils parlent fort, les regards sont graves et les gestes vifs. Ce sont des remontrances et des presque cris. Le Sage, je le hais si fort que je pourrais bondir et lui arracher la langue.
Il se fige à l'entrée, se tourne vers les statues de métal. Ses lèvres se délient dans son rictus le plus animal. Callisto écume, sa colère, je ne l'ai jamais vue aussi vive.
Et ce sont mes propres yeux qui se peignent de stupeur quand les gardes s'inclinent et les suivent dans leurs pas.
Les gardes s'en vont.
Les gardes ne restent pas à l'entrée du sanctuaire.
Les gardes s'en vont.
Tout s'écroule, j'ai le pire des pressentiments.
Mon cœur chavire, dès qu'ils disparaissent, je m'élance sur la terre froide de ce soir sans pluie. L'atrophie dans mes poumons, dans ma gorge, dans chacun de mes organes. J'ai l'impression que je me prépare juste à mourir.
Mes pas foulent les dalles de marbre, quand pour la première fois, je passe par l'entrée principale.
Elle est assise sur le rebord de la fontaine, la grande source d'eau de la pièce maîtresse, les cheveux rouges qui voltigent.
Haël.
Totalement différente de celle qui se battait sur l'estrade.
Le regard creux.
Pas de cape, juste sa chemise habituelle et son bas ample.
Le visage vide. Elle pivote vers moi, et me sourit.
Vide.
— Salut toi.
Vide comme la voix. Je me sens me figer sur place, m'effondrer sans rien, plus d'appuis, plus de forces. J'ai les jambes en feu, la bouche immolée. Un pas de plus et je m'entends me casser. De partout.
Cette image est horrible, je suis désorienté.
— Pourquoi les gardes ne sont pas là ? tenté-je.
Ma voix me perce la trachée, elle est si sèche, j'ai l'impression que l'avoir griffé.
Elle hausse les épaules. Désinvolture.
— Ils ne vont plus me protéger. Je suis exposée à toute attaque.
— Pourquoi ?
— Pour que mon choix soit rapide.
— Quel choix ?
— Partir ou me faire tuer.
Elle se lève, quelques pas et la voilà face à moi. Plus d'assurance, plus rien. Vide, creux.
Enfin, je croyais.
Quand elle lève les yeux, ils tentent de rester impassibles. Ils tentent de me tromper.
Mais bien vite, je vois son visage se déchirer. Sa main se plaque contre sa bouche, et elle a un mouvement de recul. Elle est pitoyable. Je le suis sûrement tout autant. Ces semaines, ces efforts, cette peur qui nous tiraille le ventre, tout ce qu'il s'est passé depuis son apparition nous a fait supporter une souffrance de mille années.
Sa faute. Ma faute. Celle de tous et de personne.
Mais elle nous a réveillés.
— Tu vas partir ?
Toujours ce visage, perdu et brisé. Son faciès d'habitude si harmonieux ressemble à la porte des enfers. Haël, dans sa souffrance, me ronge la totalité de l'être.
— Je ne veux plus te voir souffrir, tente-t-elle.
Je pourrais presque sentir le soubresaut dans sa poitrine.
— Si je souffre pour toi, c'est parce que je l'ai choisi.
Et c'est quand je m'avance, habité d'une nouvelle volonté, que mes limites me distordent.
Mon œil roule dans son orbite, juste le temps de voir les siens s'écarquiller.
Je m'effondre sous son cri.
— Orion !
« Tu dois te ménager pour éviter la première étape du processus d'immobilisation. »
Mes doigts se plantent dans la pierre quand je sens les conséquences de mon entêtement. Haël tombe à mes côtés et me secoue les épaules. Un geignement qui crée une faille entre ses lèvres.
— Ça suffit ! Ça suffit ! Arrête de faire ça !
Comme si je le voulais. Comme si ça me faisait plaisir de te voir aussi apeurée.
— Haël...
— Qu'est-ce qui t'arrive ?
J'use de mes dernières forces avant que le mécanisme ne s'enclenche, levant péniblement le bras vers la fontaine.
— L'eau...
Elle se redresse en furie, inspecte les lieux. Mon mot n'était qu'une poussière, je ne suis pas sûr qu'elle l'ait entendu. Pourtant, elle revient, levant mes épaules pour me redresser. Je me sens m'écrouler contre son dos, dans son souffle vain. Elle me fait me traîner sur la longueur de la salle immense, serpentant entre les piliers et les rayons de lune.
Je ne peux pas bouger, mais je vois tout. Alors, difficilement, elle me fait passer par-dessus la barrière bétonnée, et mon corps entre en contact avec la source par laquelle j'ai pris l'habitude de descendre. Celle reliée au canal sus-jacent, au sommet courbé du Capitole. Le soir où j'ai découvert un morceau de son âme.
Haël m'aide à m'immerger, sans savoir comment gérer l'inertie aussi soudaine de ma personne. Je ne ressens plus le malaise, juste la torpeur. Le mécanisme, une fois enclenché, se débarrasse de la douleur. Je suis comme pris dans un brouillard tout en voyant ce qui se passe sous mes yeux.
Elle me redresse, sa main tenant ma nuque, affolée. Elle ne sait pas, elle l'a dit. Elle connaît les Hydros en surface, mais elle ne sait que peu de choses sur nos particularités.
— Tu... Tu bouges pas, pourquoi tu bouges pas ? Réveille-toi !
Mes yeux vides, je la vois mais je ne peux pas lui répondre. Ça me brise, elle conduit mon corps dans le courant, allant m'appuyer contre la dalle de pierre à l'autre bout, pour maintenir mon buste droit, mes jambes étendues sous elle. C'est précipité et maladroit, ponctué de chutes et d'éclaboussures. Haël finie trempée en pensant que je suis en train de périr. Et les remous autour de nous créent des reflets iridescents, comme des cobras sur sa gorge.
Son corps se presse au mien quand elle agrippe mes épaules. En si peu de temps, je vois défiler sous mes yeux l'infinité de ses facettes.
— Je t'en prie, reviens-moi.
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