Chapitre 8
Sagittaire
Amazonite.
Là première fois que nous avions fait l'amour, Akira et moi, nous avions dix-sept ans.
C'était le jour du mariage de Rhiane.
C'était le jour où Akira s'était rendue compte qu'elle l'aimait.
Ça l'avait dévastée.
Moi je l'avais remarqué, il y avait des années déjà. Mais je ne disais rien, elle était bornée et refusait de l'admettre. Je l'avais remarqué dans son sourire quand elle regardait Rhiane, lorsqu'elle effleurait son épaule du bout des doigts pour lui remonter son habit toujours trop tombant. Elles étaient amies et fusionnelles, plus qu'avec nous. Et peut-être qu'un jour Rhiane le saura, mais pour l'instant, elle ne sait rien.
Parce que même si la plupart des mariages de la cité se font sans amour, Akira avait choisi quelqu'un qui était réellement tombée amoureuse de son mari. Elle avait égoïstement souhaité que l'union de Rhiane et Letto soit un échec. Ce fut donc une sensation aigre-douce de voir son premier amour heureuse dans les bras d'un autre.
Puis, un soir, elle était venue me voir, en pleine nuit, les pleurs sourds étouffés par l'orage. Je m'étais réveillé sous ses sanglots. Ce soir-là, j'aurais pu croire qu'elle allait mourir dans mes bras. Elle m'avait tout raconté, du début à la fin. C'était à ce moment-là que j'avais compris qu'Akira n'était pas juste un pion de la société, qu'elle avait ses principes et ses désaccords. Des désaccords, elle en avait tellement. Elle détestait tant de choses dans ce système, elle détestait la façon dont tout était tissé au bout d'un seul fil. De comment le bonheur n'était assuré que par le plus illogique des algorithmes
— Soigne-moi, m'avait-elle imploré.
Je l'avais regardée tristement.
— L'amour n'est pas une maladie.
— Qu'est-ce que tu en sais, tu n'as jamais aimé.
Désespérée, elle m'avait embrassé. Nous avions été notre première fois et toutes celles d'après. J'avais bien conscience que pendant un long moment, nous avions juste été le pansement de l'autre. Elle pour son amour perdu, moi pour m'éloigner de ce monde dans lequel je n'arrivais plus à me projeter.
***
Je suis revenu au Capitole quelques jours après le Reditum. Prenant le même chemin ridicule pour me glisser sous la trappe qui mène à Haël.
Mais tout est devenu bizarre depuis le retour des dragons.
Elle s'est mise à m'éviter.
Si j'étais trop naïf pour le penser la première fois, mais j'ai bien fini par m'en rendre compte au bout d'une semaine.
— Haël, on sort ce soir ?
— J'ai pas envie.
C'était le même schéma, je la retrouvais dans le lit encastré dans les murs de terre, dos à moi. Je crois que depuis une semaine, j'ai à peine vu son visage.
— Pourquoi tu m'ignores ?
— Je ne t'ignore pas.
— A chaque fois que je viens c'est comme si j'étais pas là.
— Alors ne viens plus.
— Si c'est ce que tu veux !
Je m'étais énervé.
Pendant une autre semaine, je ne suis plus du tout venu. Le cœur lourd, j'ai peu à peu repris ma vie d'antan, d'avant elle. J'ai recommencé à participer activement aux prières du matin, sans réellement croire aux paroles qui étaient chantées fiévreusement à côté de moi.
J'ai recommencé à parler normalement à Akira, après l'avoir repoussée la dernière fois. Il ne s'est plus rien passé entre elle et moi.
Je me suis excusé auprès de Rowen.
J'ai commencé à écouter l'air de flûte de Jern, le soir. Je me suis mis à parler avec Nari, dans les hauteurs où le ciel prend feu avant la tombée de la nuit. Aussi effrayant que pouvait être cette image pour notre haine du soleil, c'était plutôt joli.
Dans les boxes, quand je venais m'occuper d'Andromède, il m'arrivait de croiser Rhiane. Je me suis surpris à rire avec elle, même à plaisanter en termes obsolètes. Beaucoup de termes obsolètes, plus que le tolère quiconque autour de nous.
Rhiane a toujours eu la langue bien pendue, ça révulsait Akira mais c'était sûrement aussi une des raisons pour lesquelles elle l'aimait.
Et si tous ces changements progressifs dans ma manière de voir la vie me faisaient du bien, je me sentais vide.
Alors je suis revenu.
— Haël ?
Le schéma commence de la même façon. Même une semaine après, pas de fluctuation, toujours son dos qui me répond par du silence. Elle ne me demande même pas ce que j'ai fait pendant tout ce temps. Elle ne dit rien, alors je me rapproche, mes mains se posant sur la matière trop sèche et trop chaude de son matelas. Mes doigts frôlent son épaule et je crois la voir se crisper.
— Tu veux faire une balade en dragon ?
Son visage émerge pour la première fois depuis des jours, son air est totalement incrédule face à mon demi-sourire.
— Où est le putain de piège ?
J'éclate de rire quand elle se redresse en m'insultant.
***
J'intime le silence à Andromède, ma main glissant le long de son long cou. Dans le refuge silencieux, Nefelibata et Mata'i nous suivent des yeux et leurs gueules émettent une sorte de grognement envieux. Je fronce les sourcils en conduisant ma beauté à la sortie arrière de l'édifice.
— Ta bestiole va m'égorger ?
Haël m'attend, dans sa cape trop grande qui la camoufle. A la suite de sa remarque je caresse le nez d'Andromède et remarque qu'elle regarde la jeune fille avec plus de curiosité que de méfiance. Aussi, j'ignore sa question et nous nous rapprochons d'elle, mais Haël recule.
— Je t'ai posé une question !
— J'ai le droit de t'ignorer autant que tu m'as ignoré, Haël.
— Je ne t'ai pas ignoré !
Je lève les yeux au ciel, n'écoutant plus ses grognements. Je lâche mon dragon pour aller me placer devant elle et lui prendre le poignet.
— Je suis plus sûre d'avoir envie de monter dessus.
— T'as déjà beaucoup de chances qu'elle soit pas en train de te piétiner !
Je dois avouer que son calme en présence d'une inconnue m'étonne. Andromède est bien moins docile en général, même Rhiane et Letto ont du mal à garder les boxes paisibles lorsqu'ils viennent s'occuper des autres dragons.
Je place le dos d'Haël contre le flanc d'Andromède, et sa peau étoilée se hérisse alors qu'un glapissement aigu lui échappe. Ça me fait rire, elle s'agite pendant que mes mains sont rabattues sur ses épaules.
— Il se passe quoi maintenant ? me demande-t-elle quand la gueule du dragon vient de plus près observer son visage.
— Tu t'accroches.
— Je m'accro- AH !
Je baisse mes mains à sa taille, et d'une impulsion je la fais s'élever assez haut pour que ses fesses se stabilisent sur le dos du dragon.
Ses réflexes se chargent du reste, les bras d'Haël se referment sur le cou du reptile et elle pousse des cris étouffés quand Andromède se met à marcher un peu plus loin.
— Orion ! Orion ! Oriiioooooon !
— Tais-toi !
Je les rattrape et me hisse à leurs côtés, poussant Haël en arrière pour prendre les commandes. Elle se raccroche à moi, son visage plaqué à mes épaules. Je retiens mon souffle en tournant la tête vers elle.
— Je vais la faire voler.
— Ah, comme ça ?
Son étreinte m'étouffe presque quand nous nous projetons dans les airs.
Sa cape bat dans le vent, nous surplombons la première couche des murs, le froid du ciel tombe sur mes bras nus, mes vêtements se secouant dans la brise féroce. D'abord, les mains d'Haël restent irrémédiablement accrochées à mon flanc, son visage perdu, sa capuche tombe en arrière, laissant se déployer dans les airs, le feu ardent de son automne.
Andromède ralentit la cadence, nous sommes haut et la circonférence totale de la cité s'érige, des montagnes abandonnées jusqu'à la place publique totalement vide. Puis le Capitole, point culminant et sanctuaire qu'on ne peut franchir.
Notre cité apparaît comme une énorme mosaïque, circulaire mais pleine de motifs et à l'intérieur organisé. Chaque centimètre de nos terres a été minutieusement placé, malgré l'impression parfois négligée de leur configuration. Au loin, le désert d'Amphibole se dessine en bleu sous nos yeux. Petit à petit, je sens Haël se détacher de moi pour regarder le vide sous nos pieds. Si son frisson resonne jusqu'à ma peau, son souffle fasciné s'échoue dans ma nuque.
— Waouh !
Sa joue frôle encore mon dos, mais quand je tourne la tête, ses yeux verrouillés sur la place scintillent de mille feux. Sa bouche est ouverte, ses cheveux en bataille lui fouettent le visage mais tout à coup, elle n'en a que faire.
La résonnance de la lune sur les dalles de pierres, les étoiles qui se reflètent dans les ruisseaux argentés. Mon village a l'allure d'un labyrinthe, mais un magnifique labyrinthe.
Les ailes du dragon brassent le vent avec douceur, nous avançons sans réellement sentir les aléas du temps. La forêt se secoue sous un passage éclair, quand nous plongeons le long des arbres les plus haut, dans un cri bien plus libéré, je sens Haël revenir se retenir à moi. Elle rit très fort.
— C'est magnifique !
L'euphorie dans sa voix, elle est bien différente de celle de mon peuple. Celle que j'entends chaque jour pour un mot du Sage ou un compliment du Fou. Elle est bien différente.
Simplement car la joie des autres, c'est la même dupliquée dans tous les corps. La même joie, la même tristesse, la même peur, les mêmes croyances.
Elle est la différence et nous sommes des clones.
Nous sillonnons les limites du Capitole, à hauteur conséquente. La poussière d'étoiles tombe sur nos silhouettes et fait briller les écailles d'Andromède. La constellation dont son nom est issu se dessine contre son corps. Cassiopée aussi est là. Quand Haël parle, ses lèvres effleurent mon épaule et je me retiens de frissonner.
Nous nous abaissons, plus loin. Le long des hautes falaises. Encore plus loin que la maison de Nari et de Jern. Au-dessous des sommets inhabités, Andromède tourne et tourne et nos yeux plongent sur le paysage, tellement plus vivant quand plus personne ne le fausse.
J'entends mon nom, et un gargouillis de mots. Notre allure plus posée n'empêche pas que le vent parasite notre communication. L'étreinte d'Haël est plus forte mais ses mots plus faibles. Elle parle mais j'entends si peu que ma main se pose contre la sienne.
— Qu'est-ce que tu dis ?
Je tourne la tête, lui demandant de répéter.
Cependant, tout ce que je vois, c'est la lueur de son visage et la fureur de toutes les galaxies qui s'entremêlent. Quand son corps s'avance sous les lumières astrales et que ses lèvres se pressent contre les miennes.
Pendant une maigre poignée de secondes, mon corps a oublié ses fonctions premières. J'ai senti mon cœur avoir un soubresaut presque douloureux.
Un sursaut me prend alors, et Andromède interprète mal mon mouvement en accélérant son allure. J'ai un hoquet surpris en me détournant de l'action pour la stabiliser. Mais puisque mon cœur à moi ne se résout pas à se calmer, je nous fais atterrir dans une clairière reculée.
Ses pattes se posent contre l'herbe, et aussitôt, les sourcils froncés, je me redresse sur le dos de mon dragon. Je me retourne pour me rassoir face à Haël, mes yeux confus cherchant les siens bien moins assurés. Elle évite mon regard, ses joues sont roses. Elle balbutie avec une main dans sa nuque.
— Désolé... je voulai-
Elle tressaute lorsque mes doigts glissent sur son visage. Je l'observe, le sens frémissants. Je tente de réorganiser le moment d'avant, j'ai presque l'impression qu'il n'a pas existé.
Quelques secondes, sans bouger, juste comme ça. Une bataille muette entre elle et moi, puis entre moi et elle. Je capitule quand son sourire contrit répond au silence de la nuit. Le contraste d'un sourire peu sûr mais plein d'espièglerie. Toutes les étoiles dans ses yeux, toutes les galaxies sur ses joues roses.
Je me rapproche, lentement, très lentement. Elle ne recule pas.
Puis sous l'un de mes souffles, ma bouche se dépose sur la sienne. D'abord, sa silhouette s'immobilise, elle assimile le contact de mes lèvres sur la courbure de son arc de cupidon. Alors doucement, je sens sa paume se lever et ses phalanges agripper mon haut, à l'emplacement de mon cœur en pagaille. Son autre main se faufile dans ma nuque, et notre baiser, bien vite, devient plus avide. Le ballet reprend, nos corps s'effilent sous le toucher bien plus sensible de nos deux peaux. Ce soir, notre différence est notre plus beau défaut.
Les yeux fermés, nos mains contre l'épiderme de l'autre, la lumière qui assiste à mon péché, je lui ris au nez. La lune reproduit notre échange par l'ombre qui se pose sur le sol. Deux personnes si différentes consumées par des sentiments bien trop confus.
Ce simple baiser est déjà un début de notre révolte. Embryonnaire, évasif, plus viscéral que réfléchi, mais c'est un début et sa saveur me rend bien fébrile.
Je découvre son goût dans nos soupirs, la désharmonie de nos couleurs est paradoxalement le plus majestueux des mélanges. Mes mains dans ses cheveux, les siennes contre la blancheur de ma peau. Depuis quand, depuis quand j'avais cette folle envie de l'embrasser ?
Nous nous séparons, à bout de souffle, son visage est rouge et ses yeux me fuient. Je lui souris en frôlant ses pommettes de mes pouces. Elle voudrait me le rendre, mais c'est un air plus triste qu'elle arbore. Sa voix est un peu éraillée, son souffle encore irrégulier. Mon front contre le sien, j'ai l'impression de devoir la retrouver. Dans ses yeux s'écrit la cause de ces semaines passées dans le noir, la cause de son ignorance à mon égard, de ce froid.
— J'ai vu comment elle te regarde.
Après un bref silence, je penche la tête sur le côté. Mais je n'arrive pas à m'éloigner, je m'imprègne de son expression pour la lire et l'interpréter.
— Tu as déjà quelqu'un, n'est-ce pas ?
C'est une question, mais elle a l'air de lui faire mal, ça a l'air de lui faire mal de la poser. Pourtant, quand je comprends, aussitôt je secoue la tête. Son regard s'ouvre sous la confusion.
Elle parle d'Akira, mais elle tire son histoire d'un regard plus que d'une vérité.
— Elle et moi, nous ne sommes pas en couple.
— Elle le voudrait sûrement, me répond-elle dans un souffle.
— C'est faux ! répliqué-je. Elle aimait déjà quelqu'un.
Hésitante, la main d'Haël effleure ma joue, elle me regarde mais j'ai l'impression qu'il y a un creux dans ses prunelles.
— Moi aussi, j'ai aimé quelqu'un avant toi.
Elle poursuit, ses lèvres proches des miennes.
— Faut croire que quand un cœur guérit, il se remet à battre.
Elle m'embrasse, un nouveau baiser. Des mots et des maux qui s'échangent. La douleur de son histoire dans le brouillard de ma prison. C'est un capharnaüm de pensées dans une danse effrénée.
Je me sépare d'elle, sûrement trop rapidement. Mais doucement, je viens maintenir sa nuque pour la regarder dans les yeux.
— J'ai besoin de tu me promettes une chose.
— Laquelle ?
— Quand on rentrera, retourne vite au Capitole. Retournes-y dès qu'on frôlera la terre du refuge. Cours s'il le faut, mais tu ne devras pas rester là-bas.
Elle soutient mes yeux, quelque chose de brûlant s'y consume et je ne sais pas quoi.
— D'accord.
Malheureusement, Haël, c'est mensonge et vérité dans la même voix.
***
Quand j'y repense, je ne sais pas si je peux réellement lui en vouloir. Si les choses avaient été différentes et qu'il m'avait écouté, l'histoire n'aurait pas pris fin. Et peut-être qu'elle n'aurait jamais commencé.
Je ne sais pas si je peux lui en vouloir de m'avoir menti.
Quand nous sommes arrivés au refuge, Andromède ramenée dans son enclos, j'ai dit à Haël de partir quand je suis resté figé entre les murs de bétons.
Je l'ai vue s'en aller. Et moi, j'ai attendu la suite.
Haël, c'est un bout d'humanité qu'elle m'a mis dans le creux de la main.
Alors, j'aurais dû me douter qu'elle ne partirait pas. J'aurais dû le comprendre, avant même de la voir revenir précipitamment sur ses pas.
Mon regard s'écarquille quand sa silhouette se redessine dans la lumière des astres. Elle entre dans le refuge en courant. Commandé par mes pulsions, je me jette contre elle.
— Va-t'en ! je lui hurle.
— Qu'est-ce qui va t'arriver ?
— Va-t'en !
— Alors viens avec moi !
Elle me tire le poignet, mais je résiste. Je reste cloué sur place avec les idées en vrac. Tout tourne, je n'arrive pas à réfléchir à une issue convenable. Je ne peux pas partir, il fallait qu'elle s'en aille.
— Orion Dörgal !
Ce n'est pas la voix d'Haël, ni la mienne. Celle qui rugit comme ça, elle semble émerger même des ténèbres. Haël se fige, ses doigts sur mon poignet, quand je me tourne vers le grondement qui se rapproche.
Mon estomac se tord si fort, j'ai l'impression de passer sous une pierre. L'oppression me démantèle les organes. Je sais ce qui m'attend, je savais ce qui m'attendrait dès que j'ai caressé les écailles d'Andromède pour la faire sortir des boxes.
Elle ne devait pas le savoir. Elle devait rentrer, elle me l'a promis.
Je me retourne vers Haël, mes mains tremblantes sur ses épaules chétives. Son regard qui ne cherchait rien de plus qu'une réponse se mute en incompréhension, puis en crainte quand je la pousse entre les fûts pleins du trésor de nos vignobles. Mes gestes sont précipités, mon souffle lourd. Si je voyais mon visage, je comprendrais le fouillis de son expression. Je dois être effrayé de la savoir ici en sachant ce qu'il va se passer sous ses yeux.
— Cache-toi.
J'aurais pu hurler, mais le gardien aurait compris que je ne suis pas seul. Alors c'est un murmure qui me glisse des lèvres, un murmure empressé, un murmure inquiet. Dans cette action désordonnée, je tente de la rassurer. Mon expression cherche à se radoucir. Haël s'écroule à genoux entre les obstacles, il y a le mur derrière elle, elle doit se recroqueviller sur elle-même pour que l'ombre parvienne un minimum à la camoufler.
— ORION !
Tonnante, c'est ma sentence. Je reviens sur mes pas, je me place près d'Andromède, dans la même position. Mes yeux sont déjà baissés sur le sol quand la silhouette figée se place devant moi. Le souffle lourd, peint d'une rage incroyable fait se retourner mon cœur. La stature, l'aura, si je lève le regard, les yeux furieux de mon bourreau risquent de me tuer par la pensée.
— Tu as sorti un dragon ?
Le souffle percé, les mots noyés. Sa question semble lui étrangler la trachée. Le gardien attend sa réponse et sa respiration est semblable à celle d'un buffle, elle rebondit même sur ma peau quand il se rapproche. Sous la peur de répondre, ma tête pivote légèrement, pour tenter de discerner Haël tapie au fond du boxe.
Son regard, pâle mais bien là, nous observe et ses pupilles se préparent à transcender mon âme. Ses mains sur ses genoux, son corps minuscule cloitré entre ses bras. Elle nous regarde.
Ne nous regarde pas.
— JE TE PARLE !
Ça commence, la main empoigne ma tignasse et la tire si fort qu'un puissant gémissement m'échappe. Je tombe à genoux dans la boue, les yeux plissés sous la douleur brute. Mes sens se perdent quand il commence à me secouer pour obtenir une de mes paroles. Mes mains s'enfoncent dans la terre, Andromède souffle mais l'homme y reste indifférent. Il sait que si elle tente de l'attaquer, je ne pourrais pas m'empêcher de l'arrêter. Mes membres crispés, un sifflement sourd blesse ma gorge.
— J'ai sorti le dragon...
Un silence, trop lourd, trop lent. Sa poigne dans mes cheveux est figée, mon corps en alerte, je crois que je ne respire plus.
Ne sors pas.
Je t'en supplie, reste cachée.
Et ferme les yeux.
C'est ma supplique muette, mes lèvres qui articulent sans aucun son. Sous les dernières bribes de ce silence.
Et la sentence se poursuit, quand je vois le pied qui me martèle l'épaule pour me faire chuter sur le côté. Mes bras se rabattent autour de mon visage, mes cheveux devant mon front, je ne suis plus qu'une petite bête soumise quand mon regard croise finalement le sien.
Ses yeux fous.
Les yeux moulés dans leur système. Le bâtard et le privilégié.
Les yeux qui aiment ce qu'ils voient.
Ils voient quelqu'un qui a fauté et qu'il faut corriger. Un rictus terrifiant prend place sur sa bouche fêlée.
Le fauteur de troubles s'est finalement fait prendre.
— Tourne-toi, m'ordonne-t-il d'une voix tranchante.
Mon corps réagit par réflexe. Les restes des dictats ancrés à mon organisme. Mes doigts crispés sur mes cuisses, lentement, je me tourne. Les yeux fermés sous la peur, le torse droit mais la tête baissée.
J'entends les pas qui s'éloignent, mais je n'ai pas assez d'espoir en moi pour me dire qu'il est en train de partir.
J'essaye d'oublier qu'Haël assiste à tout, mais malheureusement, plus que la douleur, c'est la seule chose à laquelle je pense.
Andromède émet un son plus perçant. Je me surprends à desceller mes lèvres, mais l'ordre qui émerge de mes entrailles ressemble presque à un sanglot.
— Calme-toi, ma belle.
Mes paupières se relèvent, très lentement, dans toute la crainte de l'image qui se dessinera sous mes yeux. Dans mon angle, je suis face à elle, face à la petitesse de sa silhouette camouflée. J'entendrais presque son couinement d'impuissance et l'appel douloureux de son corps, qui veut venir m'aider. Haël. Haël.
Dans les yeux glacés d'effroi d'Haël, je devine que mon bourreau est de nouveau dans mon dos.
— A quatre pattes !
Je n'ai pas le temps de réagir.
Chlac !
Je reçois un premier coup de fouet dans le dos, et mon cri me déchire. La brûlure sur ma peau, comme une décharge électrique. Mes mains contre le sol, un second coup de fouet et je trépasse, mes bras tremblants. Le son de mon épiderme en feu, mes cris. Humilié.
Je tourne la tête. C'est l'insolence du plébéien. Je vois à peine le sourire satisfait de l'homme se figer face à mon acte, le fouet en main, ses pupilles folles qui parcourent mon impotence.
— Ne lève pas les yeux, fils de putain !
Fils de démon. Fils de traîtresse. Fils de putain.
Sa main revient empoigner mes cheveux pour me faire baisser la tête, brusquement, j'entends ma nuque craquer sous la virulence de son mouvement. Mon corps se cambre, mes bras cèdent, je me retrouve les coudes à plat dans un mélange de humus et de végétaux morts.
Pitoyable.
Ses doigts rugueux agrippent le tissu de mon haut, et mon regard s'écarquille quand il le remonte. Pulsion, sottise, je tends le bras pour essayer de le rabattre. Il l'attrape, comme les crocs d'un monstre, ses ongles scient mon épiderme. Ma paume sous la sienne s'écrase contre mon ventre. Je suis immobilisé.
— NON ! tenté-je de rétorquer, la terreur grondant dans mes entrailles.
— FERME-LÀ !
Chlac !
La brisure du vent.
Un autre coup, en contact direct. La souffrance comme jamais, l'écartèlement. Je me vois me briser en deux, puis en mille. Sous ses yeux.
J'ai honte de mes cris, de la brûlure qui crépite dans ma gorge. Je me sens même sale, à ce point impuissant. Sous ses yeux.
Mon haut tombe dans la vase, et mes larmes, comme une mer venimeuse.
Pleure Orion. Pleure pour ces gens, pleure pour elle, et pleure pour toi. Vas-y, chiale !
Haël a les mains pressées sur sa bouche, les prunelles torturées. Son propre corps est secoué de tremblements, elle devient de plus en plus minuscule, elle a l'air d'étouffer, son visage déchiré de frayeur. Je suis celui sous les coups mais j'ai l'impression que c'est elle qui se retient d'hurler. L'embrasement revient, plusieurs fois. Je cherche à contenir mes hoquets, à défier la morsure de la honte. La souffrance se marque le long de ma colonne vertébrale, le dos lacéré et le rire gras qui frappe l'air comme il me frappe moi. Vas-y Orion, pleure et pleure encore.
Je vois la texture poisseuse de mon sang tomber dans la boue, contourner mon ventre exposé, donner une allure encore plus abominable aux sillages violets de ma peau.
Poison, un monstre. Un monstre couvert de sa propre substance. Ce sang qui n'a pas la couleur du sien, un sang couleur venin.
Fébrile, mon regard torve s'élève. Juste assez pour la voir, mon souffle erratique vibrant dans le retournement de mes viscères. Je suis la plus pitoyable des entités, le plus pathétique des héros, le plus misérable des justiciers.
L'air à moitié-mort, battu à blanc et à feu, je lui souris. Et à chaque contact plus violent, je me sens m'écrouler.
La respiration coupée, l'impression que le prochain coup m'achèvera, que je ne me réveillerai pas, je lui souris.
Je vais bien... articulé-je sans aucun son.
Mais pour la première fois, je suis pleinement conscient que c'est faux. Je suis pleinement conscient que je me déchire pour satisfaire le porteur de mon supplice. Je suis pleinement conscient que je ne vais pas bien.
Je vois mon mensonge dans les premières larmes de la fille des enfers, dans le gémissement écartelé qu'elle étouffe sous ses ongles, dans sa poitrine plaquée à ses genoux. Je vois la courbure tressautante de ses lèvres qui me murmurent « Je suis désolée... Je suis désolée... ». Comme si elle se sentait coupable, comme si sa présence ici faisait d'elle une impulsion à mon supplice.
En soi, ce n'est pas faux, la douleur dans son regard décuple la mienne.
— Ta catin de mère avait qu'à se retenir d'écarter les jambes.
Orion Dörgal, fils de démon, mais enfant choyé.
Foutaises.
Orion Dörgal, c'est le bâtard de la cité.
Je suis pleinement conscient que je ne mérite rien de ce qui m'arrive à ce moment précis.
Je m'écroule dans la boue, poussé à bout. Il grogne de frustration, son talon s'écrase sur mon flanc. Je ne réagis pas, mes lèvres se pincent pour ne plus laisser partir aucun son. Je me roule en boule. Mes sanglots s'étranglent, et peu à peu, je m'immobilise.
— Relève-toi !
Je ne bouge pas.
— RELEVE-TOI !
J'aimerais juste qu'il me laisse pour mort.
Peut-être qu'une partie de lui croit qu'il m'a tué. Quand Andromède rugit plus férocement, il prend peur car je ne suis plus en état de l'arrêter, elle viendra lui arracher la tête.
Une injure est balancée et le fouet ricoche contre un mur. Je sens son regard sur moi, avec toute l'animosité possible. Pourtant, je ne vois qu'Haël. Mon œil brillant de lumière et de larmes la regarde à travers mes doigts écartés.
Je suis pathétique.
J'ai tellement honte.
— Je discuterai avec les supérieurs, tu seras privé d'eau pendant douze heures.
Et il s'en va.
Une minute passe. C'est quand Andromède cesse de souffler de fureur que nous comprenons qu'il n'est plus là. Mais mon corps est inerte, pitoyable bout de chair laissé aux ordures. J'entends un sifflement plaintif et des pas. Ma paupière s'entrouvre, et la silhouette s'effondre pour relever le haut de mon corps. Un cri sourd s'expulse de ma trachée, une injure immonde et je retombe contre ses genoux dans un soubresaut.
— Orion !
Ses mains empoignent mon visage, plus pâle, plus abominable que jamais. La boue dans mes cheveux, le sang violet qui coule de mes lèvres, les veines encore plus visibles. Je tente de lui faire parvenir mon souffle.
— Je... voulais pas... que tu vois ça...
— Tu le savais ? Tu savais que c'est ça qui t'attendait ?
Mes doigts pressent doucement le tissu de sa cape quand je lui tente un sourire.
— Oui... Je savais...
— Pourquoi ? Putain pourquoi t'as fait ça ?
Les sanglots se brisent dans sa voix.
Le voici, Haël. L'homme que tu pensais porteur d'espoir. L'homme qui aurait pu changer ce système défaillant. Gisant dans tes bras, rattrapé par sa propre réalité.
Comment peux-tu me prendre pour un révolté, après ça ?
— Je voulais... vraiment te montrer. Vraiment, je voulais... que tu vois... comme c'est beau là-haut...
Il fait noir.
Il fait noir.
Son étreinte s'évapore.
Il fait noir.
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