Chapitre 33 - Précieuse
Je lançai un regard interdit à Gwen en me dégageant de sa main.
Comment ça, « comme prévu » ?
Les yeux de ce dernier, jusque-là rivés sur mes ennemis finirent par se tourner vers moi. Dans l'obscurité, je ne parvenais pas à lire son expression. Mais ses pas dans ma direction, je les entendais.
Mon cœur se serra. Il m'avait encore menti. Je ne pouvais me débrouiller que toute seule. Alors je devais... fuir.
Je courus dans les ténèbres. Un martèlement de pas me poursuivit.
« Reviens ! ordonna le géant. »
Au bout du couloir, je tirai une porte et la claquai derrière moi. Il s'agissait d'un débarras dont les volets étaient grand ouverts, illuminant la pièce de quinze mètres carré jonchée de tellement de meubles qu'il ressemblait à un labyrinthe.
En entendant les pas se rapprocher, je tirai l'armoire à ma gauche pour la placer devant la porte : cela devrait les bloquer un moment. Je m'engageai ensuite dans un étroit passage entre les tables et les commodes, tellement étroit que même mon corps svelte avait du mal à passer.
La porte grinça. Elle s'ouvrit.
Je me maudis intérieurement en continuant d'avancer entre les objets : j'avais certes tiré une armoire devant la porte, mais mon but était de bloquer l'entrée afin de me laisser le temps de fuir. J'étais si futée qu'évidemment, le meuble ne servait à rien puisqu'il ne bloquait pas le côté où la porte était dégagée quand on l'ouvrait.
Et au rire du chasseur, il avait lui aussi compris ma stupidité. Il poussa violemment le meuble qui s'effondra dans un fracas.
« Cerise ! Viens là, on te fera aucun mal ! Approche ! »
C'était comme m'envoyer un hameçon à la pointe luisante et flagrante accompagné d'un appât peu appétissant. En bref, ça puait.
Je m'extirpai de deux commodes et je me ruai vers la fenêtre la plus proche pour l'ouvrir : pas d'autre porte de sortie. Les bras frémissants, je commençais à grimper sur le rebord de la fenêtre en scrutant le jardin ténébreux. Une chute d'un étage ? Je risquais de me casser quelque chose, mais je n'avais pas le choix.
Je me dépêchai de me mettre debout. Ma silhouette frêle était balayée par les vents puissants de ce soir. Je me recroquevillai pour passer l'encadrement de la fenêtre, toute tremblante, mais on me tira en arrière.
Je m'écroulai sur un corps qui me bloquait fermement. Je me débattis, cherchant à ramper loin de mon agresseur, mais il m'enserra, immobilisant totalement mes bras.
« Bravo, Gwen ! félicita son oncle. »
C'était lui qui m'avait attrapée ?
Plus calme, je tournai la tête derrière moi. C'était bien son visage qui était illuminé par les rayons de la lune. Pas une émotion dans ses yeux. Ni joie ni tristesse. Ni euphorie ni colère. Rien.
Je me remémorai notre baiser encore tout chaud, tout juste sorti de nos émotions. Je fermai mes yeux brûlants :
« Tu m'as manipulée... t'es vraiment... vraiment horrible... »
Il détourna les yeux :
« Allez, calme-toi et viens.
— Corail avait raison ! On aurait dû te lâcher au milieu de nulle part ! Tu nous as encore menti ! J'ai vraiment voulu te faire confiance, mais tu n'es qu'un... qu'un... »
On m'empoigna l'épaule si violemment qu'elle craqua, m'arrachant un gémissement.
« Allez, tu viens avec nous, gronda le géant en me tirant vers la porte. »
Je relâchai Gwen sans un regard, le cœur en morceaux. Dire que j'avais voulu croire à la rédemption et à l'honnêteté... dire que j'avais voulu croire pour une fois au bon sens de l'humanité... Finalement, j'étais bien, éloignée de tous. Je n'étais pas aimée, j'étais souvent seule, mais au moins, je ne souffrais pas à cause des autres...
Les larmes aux yeux, je suivis les Chasseurs dans le couloir, puis nous descendîmes les escaliers éclairés par les hautes fenêtres. Je croisai les regards terrorisés de Marguerite et Eddie, entourés par plusieurs hommes armés. La porte d'entrée avait été enfoncée.
« Cerise ! m'appela la femme. Ils t'ont fait mal ? Tout va bien ? »
Je haussai les épaules : pour l'instant, oui, mais bientôt... peut-être serais-je à nouveau enfermée dans une petite pièce étroite et humide, entourée par mes bourreaux aux lames acérées. Peut-être que cette fois, je n'aurais pas la vie sauve.
« On va t'aider ! reprit-elle. Dès que possible ! Reste calme, d'accord ? On va s'en occuper ! »
J'acquiesçai vivement : ils étaient les seuls qui me voulaient un peu de bien. Enfin, je l'espérais. Et Corail. Oh, Corail. Où était-elle ? L'avaient-ils capturée ? Mais s'ils l'avaient capturée... pourquoi voudraient-ils m'attraper ?
Mon corps et ma tête vacillèrent dans la terreur. Tremblante, je peinais à avancer : s'ils étaient venus me chercher... c'était sans doute parce qu'ils n'avaient pas trouvé Corail. J'allais peut-être encore subir... ces atrocités.
Le vent gelé courut sur mes pieds nus qui écrasaient les herbes fraîches de la nuit. Des ombres s'extirpèrent du jardin et nous entourèrent :
« Vous l'avez trouvée, chef ?
— On peut y aller, acquiesça le blond. Faudrait juste que cette gamine avance ! »
Il me poussa avec tant de force que je m'effondrai à genoux.
« Dépêche-toi, je te dis ! Sinon... »
Le même ton qu'il avait pris lorsqu'il avait menacé André avant de l'embrocher... Je me redressai, les jambes flageolantes. J'avançais sans force, sans comprendre comment, un pas après l'autre, je parvenais à parcourir les mètres qui nous séparaient du port.
J'étais dans un état second, comme si la vive douleur qui chatouillait mes paumes et genoux écorchés était lointaine, si lointaine que je l'oubliais parfois, perdue dans mes pensées.
J'avais enfin touché le calme du bout des doigts, après plus d'un mois de voyage, de terreur en mer et de larmes de souffrance. J'avais enfin l'espoir de retrouver la tranquillité dont je profitais dans mon village – même si j'étais seule, je ne craignais pas pour ma vie. Et maintenant, tout était à nouveau bouleversé ! À croire que le sort s'acharnait sur moi !
Des larmes coulèrent sur mes joues.
Je voulais juste vivre en paix. Pourquoi n'y avais-je pas droit ? Que devais-je faire pour pouvoir respirer et m'allonger sans crainte ?
« Qu'est-ce que vous me voulez ? articulai-je dans un couinement.
— On a besoin de toi. T'es spéciale, petite.
— En quoi ?
— Les sirènes. Je suis sûr que tu as un lien avec. Ton « amie » était bien trop calme pour une sirène normale. Tu dois pouvoir les apaiser, quelque chose comme ça... ou les envoûter, qui sait ? Dans tous les cas, tu nous es plus que précieuse. Si on arrive à utiliser ton potentiel, on pourrait en capturer beaucoup plus !
— Mais je n'ai rien de spécial ! glapis-je. Corail a encore toute sa tête, c'est tout ! Les autres... les autres ont perdu l'esprit. J'ai juste de la chance d'être tombée sur Corail, affirmai-je. Je n'y peux rien. »
Une larme brûlante sillonna ma joue :
« Laissez-moi tranquille, s'il vous plaît... »
C'est tout ce dont j'ai besoin.
Le colosse éclata de rire. Un rire qui emplit les ruelles vides et gelées de ce soir.
« Tout le monde aurait cherché une excuse. Mais c'est raté, p'tite. Tu viens avec nous. »
De nouveaux frissons. Sa main se raffermit sur son poignet et son souffle effleura mon oreille :
« Et j'ai pas oublié le coup de couteau. Si ça ne tenait qu'à moi, je t'aurais déjà tordu le bras, mais on a besoin de te garder en forme... »
Il reprit d'une voix plus forte :
« Faudra bien la fouiller avant de l'enfermer. »
C'était reparti pour un tour...
Au port, plusieurs chaloupes nous attendaient. Le colosse glissa la pointe gelée de sa lance contre ma gorge :
« Sirène, t'as pas intérêt à tenter quoi que ce soit contre nous, sinon je la zigouille ! J'espère que c'est clair ! »
Alors ils ne l'avaient pas attrapée ?
Enfin, pas encore.
Je frissonnai. Corail venait tout juste de retrouver ses parents ! Si jamais elle était prise... et que je ne parvenais pas à la libérer...
Les larmes roulèrent à nouveau sur ma peau glacée. Tremblante, je m'installai malgré moi dans une barque, les yeux perdus sur mes genoux que je serrais l'un contre l'autre. Je reconnus les bottes noires de la personne face à moi. Gwen. J'en soupirai.
J'avais envie d'encore et encore m'insurger au fond de moi, mais cela ne servirait à rien à part remuer le tourbillon de colère et de déception qui aspirait toute mon énergie.
En douceur, les avirons s'enfoncèrent dans la mer ténébreuse pour nous propulser vers les deux navires qui attendaient non loin du port.
Je lançai un regard absent vers les bâtisses dont nous nous éloignions petit à petit. Dire que c'était mon nouveau chez moi et que Corail et moi en étions arrachées...
Eddie et Marguerite parviendraient-ils vraiment à envoyer de l'aide ? Ils étaient notre seul espoir, là, tout de suite. Mais je craignais que leur intervention ne serve à rien. Pire, que les chasseurs ne cherchent à se venger.
Pourquoi était-ce toujours ceux qui faisaient le mal qui gagnaient ? Pourquoi parvenaient-ils toujours à imposer une pression exubérante pour nous empêcher de répliquer et de gagner ?
Peut-être car ils n'ont pas de valeurs. Ou, en tout cas, pas celles qui correspondaient à la société. De ce fait, ils jouent avec leurs règles, quitte à boycotter les nôtres. Quitte à tout nous prendre sans vergogne.
Je déteste les humains.
Quelques minutes plus tard, on me pria de grimper sur le navire des nelistes où des hommes m'accueillirent en m'attachant les poignets par de grosses cordes en chanvre. On me fouilla, mais pas une arme : j'étais sur le point de vivre en paix, alors pourquoi aurais-je gardé mon poignard avec moi ?
Après quelques discussions écourtées, les chasseurs me firent descendre dans les cales aux senteurs puissantes et ferreuses. Contrairement à la première fois, je fus prise de haut-le-cœur. Peut-être car je savais ce que tramaient ces hommes dans les entrailles de ce navire. Peut-être car j'avais goûté à une partie de leur cruauté. Peut-être car j'avais trop imaginé le traitement qu'ils pouvaient infliger aux sirènes qu'ils considéraient comme des monstres.
Les portes que nous dépassions étaient striées de longues et profondes entailles, vestiges de luttes entre les hommes et les sirènes. Je frissonnai. Combien s'étaient battues pour espérer survivre ?
Beaucoup trop.
Emmenée au fond du couloir, on me poussa à l'intérieur d'une pièce ténébreuse. La porte claqua dans mon dos. Dans l'obscurité la plus totale, j'avançais à pas tremblants, effrayée par ce que je pourrais rencontrer.
Je me détendis : ils semblaient avoir besoin de moi... alors je ne risquais rien. Normalement. Et l'odeur de fer était moins forte que dans le couloir. Oui, tout allait bien. Je devais me calmer.
Je rencontrai du bois. Après avoir suivi les contours du bout des doigts, je compris que j'avais affaire à une table. Rien de particulier dans la pièce. Je m'installai sur le sol, genoux ramenés contre ma poitrine, la tête baissée. J'allais tenter de dormir. Je ne pouvais rien faire d'autre, de toute façon.
Ma poitrine se resserra.
Oui,j'étais seule au monde entre les griffes des Chasseurs.
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