Chapitre 30 - Sucré 2/2
Je brûlai sur place. Tétanisée par les mots du vieil homme, Gwen m'attrapa le poignet pour me faire avancer. S'il n'avait pas dit un mot, sa main était moite et crispée, si crispée que ses ongles plantés dans ma peau me blessaient presque.
Je quittai ma léthargie de fournaise pour inspirer une bouffée d'air et me reconcentrer sur les pas qui m'avaient menée devant la façade d'une petite boutique peinte en orange pastel. Quelques bougies étaient posées à l'intérieur, contre la vitre, comme un appel à la chaleur et l'entrée. Gwen toqua, ouvrit la porte dont les carillons tintèrent, et s'avança le premier dans une pièce où plusieurs canapés aux assises couvertes de coussins étaient disposés. Les murs étaient chocolat et beige, rappelant la chaleur et la gourmandise, tout comme les effluves de sucré qui s'agitaient jusqu'à mes narines. Un homme nous salua depuis le comptoir en bougonnant :
« C'est pour quoi ? »
Gwen serra mon poignet, puis se détendit :
« J'sais pas, il m'semble que nous nous trouvons dans un café. J'me trompe ? »
Il jeta un coup d'œil à l'horloge en forme de chouette dans son dos, soupira, puis nous désigna un canapé en velours orange :
« Installez-vous. »
Je pris place contre un coussin duveteux sur lequel était brodé « amour ». Je détournai le regard sur la table basse en bois vernis où deux mouchoirs en tissu immaculé étaient posés, parfaitement alignés.
En s'installant, la main de Gwen frôla la mienne. Comme piqué, il l'écarta précipitamment avec un « désolé » bougonné du bout des lèvres. Il me tendit alors une feuille de papier :
« Tiens, c'est ce qu'ils proposent...
— Juste un chocolat pour moi, ça ira.
— Moi aussi. »
Nous passâmes commande, puis nous restâmes silencieux un long moment. Que dire ?
« Tu as l'air d'aller mieux, finit par énoncer Gwen. »
Je haussai les épaules, le sourire timide :
« J'avais peut-être besoin de me relâcher...
— Tu veux qu'on en discute ? »
Nouvel haussement d'épaules de ma part : j'ignorais si cela pouvait m'aider et je craignais même que ressasser cela me refasse pleurer.
« Comme tu veux. Hésite pas si ça va pas, sourit Gwen. »
Mon cœur prit ses aises, se permettant de battre la chamade. Mes joues s'enflammèrent, bien malgré moi. Son sourire était plutôt mignon... mais ce n'était pas une raison pour que je réagisse ainsi !
J'avais la désagréable impression que je commençais à un peu trop l'apprécier... mais je devais me sortir tout cela de la tête. Nous allions bientôt nous séparer : il retournerait à sa vie de chasseurs, et moi... et moi ? Je ne pouvais probablement pas retourner à Iridieu : comment pourrais-je vivre à quelques pas de l'homme qui avait tué mon père ?
À ces pensées, les larmes me montèrent à nouveau aux yeux. J'étais tellement à fleur de peau ce soir. Une brise infime provoquait une tempête monstrueuse dans ma poitrine.
« Cerise ? »
Je répondis par une grimace – enfin, un sourire si on y essayait d'y croire un peu.
« Qu'est-ce qui va pas, ce soir ? J'sais que j'suis pas Corail, mais... je suis là si besoin. »
Je finis par avouer :
« Beaucoup de choses me remontent... La mort de mon père... l'homme que j'ai tué... »
Je détournai le regard.
« J'ose pas imaginer ce que t'as vécu. Mon père... je l'ai pas vu mourir. On me l'a appris au retour du Redoutable... c'est suite à sa mort que j'ai décidé de devenir Chasseur de Sirènes, mais c'est pas le sujet. Toi, tu as vu quelque chose d'horrible... quelque chose que j'espère ne jamais vivre même dans mes pires cauchemars... alors je comprends que tu sois chamboulée comme ça. »
Un plateau où reposaient deux chocolats fumants fut déposé sur notre table accompagné d'un « bonne dégustation » peu enjoué.
Je tendis les doigts vers la tasse en porcelaine rouge, mais Gwen me rattrapa la main :
« C'est trop chaud, andouille, tu vas te brûler ! »
Sa peau était douce et chaude. Il ramena ma paume sur le canapé, sans mettre fin à l'agréable contact entre nos doigts frémissants.
« Je me demandais comment tu faisais pour être aussi maladroite et malchanceuse... mais tu la provoques j'ai l'impression.
— Pas toujours ! rétorquai-je.
— Encore heureux ! J't'aurais peut-être jamais connue si t'en avais fait qu'à ta tête. »
Je haussai les épaules :
« Tu abuses...
— Nan, franchement, tu fais que trébucher à longueur de journée... »
Bon, ce n'était pas totalement faux, je le concédais.
« Mais tu t'en sors plutôt bien. Mais bref... si tu veux me parler pour ton père, n'hésite pas. Je pense qu'on peut se comprendre à ce propos. Au moins un peu.
— C'est gentil, merci. N'hésite pas non plus...
— Ce soir, on s'occupe de toi. Pas de moi. »
Je lui adressai un sourire reconnaissant. Il resserra ses doigts sur les miens, provoquant quelques rougeurs supplémentaires sur mon visage.
« Qu'est-ce que tu vas faire à présent ? Retourner à Iridieu ?
— Euh... non, je ne pense pas. Le meurtrier de mon père vit toujours là-bas... et je ne m'y suis jamais sentie à ma place.
— Tu as de la famille ailleurs ?
— Non, je n'ai personne... mon père était le seul qui me restait. Enfin, il y avait une famille qui m'aimait bien à Iridieu mais comme je t'ai dit, ce n'est plus une option pour moi, soupirai-je. Je pense que je vais rester avec Corail. »
Je fronçai les sourcils :
« Oui... c'est mieux ainsi. Les Chasseurs de Sirènes vont me chercher de partout comme j'ai un lien avec Corail... donc je n'ai ma place nulle part. Mais j'ai l'habitude, souris-je avec un léger malaise. Je n'étais pas aimée dans mon village non plus... bon là, ça va bientôt devenir tout l'Archipel, mais au moins, j'aurai Corail avec moi. C'est la seule qui me reste de tout ça... La seule qui veut bien de moi...
— Elle n'est pas la seule. »
Je redressai la tête vers lui, refusant de comprendre le sous-entendu. Il me fixait avec tant de sérieux que je détournai le regard vers ma tasse que je supposais moins dangereuse que tout à l'heure.
Il relâcha ma main :
« Enfin, je suis sûr que d'autres gens tiennent à toi, c'est tout. »
Mon cœur se détendit, comme s'il se raccrochait à l'illusion que Gwen venait d'étaler. Enfin, illusion... non, il n'y avait aucun doute possible. Il n'avait aucune raison de tenir à moi. On se connaissait depuis trop peu de temps pour que quoi que ce soit ait naquis entre nous.
« Bref, et pourquoi Corail t'appelle petit sanglier, au juste ? »
J'éclatai de rire, manquant de recracher la gorgée chocolatée que j'avais en bouche.
« Tu vas trouver ça drôle... »
Le temps s'écoula dans le rire et la chaleur, sans contacts rapprochés. Après avoir payé, nous restâmes face à la devanture sans savoir où nous rendre.
« Encore faim ?
— Moi, c'est bon. »
Il fronça les sourcils, puis jaugea mes bras frêles :
« Je savais que tu mangeais pas trop, mais pas à ce point-là. Viens, on va s'trouver un truc sympa à manger. Sucré aussi ?
— Mais...
— Allez, t'es toute grignette. Viens, sourit-il en m'empoignant. »
Au fil de nos pas, nos mains s'étaient petit à petit épousées, moites et peu confiantes, mais enlacées. Le visage rosé, je m'efforçais d'ignorer ce qui crépitait au fond de mon ventre, mais comme un feu, il gonflait dans mes entrailles, me brûlant l'estomac par feulements.
Un quart d'heure plus tard, nous étions installés au bout d'un ponton face à la mer pour déguster nos viennoiseries : par chance, le boulanger était sur le point de les jeter car elles ne seraient plus bonnes le lendemain, et il avait préféré nous les offrir.
Le croissant en bouche, mon regard divaguait sur l'horizon. Mon estomac, comme s'il s'était rappelé que la faim existait, grondait. C'était tellement meilleur que les biscuits de mer !
« Tu vois qu'on a bien fait, souffla Gwen en s'enfournant un muffin aux mûres. »
J'acquiesçai, concentrée sur la mer. La lointaine silhouette d'un navire dépassa Orenruz pour continuer vers le nord. J'allais sans doute continuer de vivre en mer aux côtés de Corail. Le souci serait de trouver de l'or pour pouvoir me payer de l'eau, de la nourriture, et d'autres choses dont je pourrais avoir besoin. Je pourrais essayer de me trouver un travail en ville, mais je laisserais Corail seule une bonne partie de la journée. Et puis, si on mettait ma tête mise à prix – après tout, les chasseurs comme l'oncle de Gwen travaillaient pour le Roi – eh bien... je n'aurais nulle part où aller. La paria de Misera... paria comme l'étaient les pirates.
Ma poitrine s'enflamma.
Et si j'étais recrutée par Neven ? Neven particulièrement car je savais que je ne risquais rien à ses côtés : elle ne laisserait aucun homme tenter des choses douteuses avec moi. Quant à Corail... hum... J'avais entendu dire que l'un des capitaines de sa flotte avait les yeux gris, alors je supposais qu'elle s'en moquait. Peut-être même qu'elle pourrait être une alliée de taille lors des combats ?
Je me renfrognai : mais moi, je n'avais pas la carrure pour cela, justement. Comme l'avait dit Gwen, j'étais toute frêle, et je n'y connaissais rien. La seule personne que j'avais tuée... eh bien, je n'avais même pas fait exprès, et si j'avais eu le choix, je ne lui aurais pas fait de mal.
Gwen glissa son bras autour de mes épaules comme une grosse couverture que l'on porterait un soir gelé d'hiver. Je tournai la tête vers lui, les joues bouillantes. Le visage coloré, il esquissa un sourire peu confiant, mais teinté de douceur.
« J-Je me suis permis, bredouilla-t-il. Tu as eu l'air triste, alors... »
Alors, je me décalai contre lui. Tellement contre lui que ma tête effleurait son torse où son cœur battait sans doute la chamade, mais je n'osais pas plus m'approcher. Alors, il m'entoura doucement de ses deux bras. Deux bras embaumés de chaleur qui firent courir des frissons au point de me faire tressaillir. Alors, nos regards se croisèrent sans parvenir à se quitter. Sans parvenir à nous empêcher de nous rapprocher, lèvres en avant.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro