Chapitre 17 - Arrachée
J'écarquillai les yeux.
Le colosse avança de deux pas. Habillé d'un pantalon épais en cuir et d'une chemise blanche, son avant-bras était tatoué d'un symbole typique du Nelonisme : une lance entourée de vagues.
Les écailles de son collier s'entrechoquèrent avec l'une de nattes blondes lorsqu'il avança encore, se trouvant à un pas de nous.
« Oh, une blessure de sirène, observa-t-il en massant sa barbe blonde nouée en tresse. Comme c'est intéressant... »
Il se tourna vers André :
« Eh, le binoclard. Si tu t'écartes, il n'y aura pas de problèmes pour moi. Tu veux bien coopérer ?
— J-Je suis en train de soigner ma patiente, bredouilla-t-il. »
J'étais paniquée. Que devais-je faire ? Que pouvais-je faire ? Ce type devait mesurer bien un mètre quatre-vingt-dix, et il était tout en muscles !
Ses yeux noirs me fixaient sans émotions. Le sourire qu'il arborait était menaçant. Je me sentais terrifiée sans savoir pourquoi.
Il joua avec sa lance dont la lame était tachée de sang :
« De toute façon, c'est pas ton petit corps qui va m'empêcher de quoi que ce soit. »
Il le poussa suffisamment violemment pour renverser le tabouret sur lequel André était assis, puis il m'empoigna le bras avec fermeté. Ses doigts puissants pressaient mon poignet si fort que je geignis :
« Vous me faites mal ! »
Il se contenta de rire et il me tira, me forçant à me redresser et à le suivre en-dehors de la cabane.
« E-Eh ! Arrêtez ! bredouilla André en courant derrière nous. »
Le colosse l'ignora, continuant de me tirer en avant sans que je ne puisse rien faire pour l'en empêcher. J'avais beau m'efforcer de tirer en arrière, de devenir un poids pour lui, il avançait sans sourciller.
Les villageois autour de moi n'osaient pas s'interposer, observant l'homme avec inquiétude. Je comprenais. Je n'étais pas sûre que j'aurais aidé un étranger face à un type de cette carrure.
André surgit devant nous et écarta les bras en bredouillant :
« Vous êtes qui, au juste ? »
Il éclata de rire. Un rire très fort, et très rauque. Et, soudain, il grogna :
« Pousse-toi de là, petit. Ne me fais pas me répéter. »
Les bras du jeune homme se mirent à trembler.
« C'est ma patiente... j'étais en train... »
Sans le laisser finir sa phrase, le colosse enfonça sa lance dans le torse d'André. Il glapit et s'effondra sur le sol, bras repliés sur sa blessure qui colorait sa toge de rouge. Tremblante, je me laissais tirer sans pouvoir réagir. Il se vidait de son sang, et tout le monde l'entourait pour essayer de comprimer l'hémorragie. Mes yeux me brûlaient. Il voulait m'aider... et...
Je me jetai violemment en arrière, le faisant basculer d'un pas.
« Si tu t'y mets, tu finiras comme lui. Je n'hésite pas, moi, grogna-t-il en me tirant à nouveau vers la sortie du village. »
Non sans cesser de regarder derrière moi, je criai, espérant que l'on m'entende :
« Je suis désolée ! Pardonnez-moi ! Mille pardons ! »
Je tremblais de plus en plus fort en me rendant compte que j'avais causé la mort d'un innocent.
Comme avec papa...
En sanglots, je me tournai vers le monstre.
« P-Pourquoi... pourquoi vous l'avez...
— Il était sur mon chemin. Quand tu as un problème, tu trouves une solution.
— Ce n'était pas la seule solution ! clamai-je, les joues mouillées de larmes. »
Il éclata de rire :
« Je ne me prends plus la tête avec ça, petite. Une solution est une solution, quelle que soit l'issue, tant qu'elle me permet d'avancer. Maintenant, tu vas gentiment la fermer et me suivre, pigé ? »
Avais-je seulement le choix ? Je pourrais hurler et me débattre de toutes mes forces, sa poigne resterait ferme. Pire, peut-être finirais-je même également percée par sa lance...
Le Chasseur nous fit couper par les bois. Je me pris les pieds à plusieurs reprises dans les pierres et buissons, manquant de tomber, mais il me tirait si fort à chaque fois que je ne pouvais que me redresser et le suivre.
« Bon, où est la sirène ? questionna l'homme. »
Ils ne devaient pas trouver Corail !
Je restais silencieuse.
« Je n'aime pas les gens qui ne répondent pas... gronda-t-il en faisant refléter le sang chaud de sa lance à la lumière orangée du coucher de soleil. »
Je réprimai un frisson de terreur. Peut-être pouvais-je mentir et lui raconter que Corail avait perdu la tête et m'avait attaquée ? Ce serait plausible. Seulement, j'ignorais s'il me croirait. De toute façon, ça ne me coûtait rien d'essayer. À part peut-être ma vie...
L'instant d'après, nous quittâmes les bois pour nous retrouver près de la plage. Non loin de mon voilier, deux navires étaient amarrés. L'un siglé de Nelonisme, le navire que j'avais aperçu quelques jours plus tôt, celui des Chasseurs de Sirènes... et... Le Redoutable !
Je blêmis. Travaillaient-ils ensemble pour nous retrouver ? Gwen et les autres avaient probablement tout raconté à mon propos. Sur quel pied allais-je danser pour espérer m'en sortir ? Lui dire, comme j'avais essayé avec Gwen, qu'il n'y avait aucune sirène ?
Mais mon temps de trajet paraîtrait suspect... peut-être devrais-je jouer sur ma blessure ?
« T'es pas bavarde... mais moi, je saurai te faire parler... s'esclaffa-t-il. »
Je frissonnai. S'il voyait mon silence comme un obstacle, je n'osais pas imaginer comment je finirais...
Quelques instants plus tard, il me poussa dans mon voilier et m'ordonna de nous mener vers son navire, non sans me menacer de sa lance. Je hissai les voiles, les frissons dans mon dos caressé par une pointe acérée. Corail ne semblait pas présente. Je l'espérais, en tout cas. J'espérais qu'elle avait fui cet endroit pour ne pas être tourmentée comme elle me l'avait décrit.
« Envoyez une échelle ! tonna le colosse. J'ai récupéré la rouquine ! »
Je grimpai, toujours menacée par l'arme, et j'arrivai à bord d'un navire en bois tout à fait banal. Les sacs que j'avais entrevus la dernière fois étaient vides. Au moins six hommes m'observaient, le regard plein de dédain.
« C'est elle, alors ?
— Si ce que les autres ont dit est vrai, ouais... »
Il me donna un coup dans le dos pour me faire avancer, puis il m'attrapa par le poignet et m'entraîna vers les bastingages qui faisaient face au Redoutable.
« Ohé ! C'est elle, la fille ?
— Oui ! confirma vivement Gwen, accoudé à la rambarde, en secouant sa tête toujours à moitié couverte par ses cheveux. »
Je ne pus m'empêcher de le regarder de travers. Quelle saleté, ce gamin !
L'instant d'après, je me retrouvai plaquée contre le mât :
« Bon, il paraît que tu étais en compagnie d'une sirène, sourit le blond. Tu vas nous dire tout ce que tu sais... »
J'avalai ma salive de travers. Quelle carte je jouais ? Je l'ignorais !
Il tapota le pont avec le bout de sa lance, le regard entendu.
Si tu parles pas, je t'embroche.
J'inspirai et tentai :
« Eh bien, pas grand-chose... j'ai effectivement rencontré une sirène... »
Son regard s'aiguisa d'intérêt.
« Elle ne m'a jamais fait de mal jusque-là... je voulais venir ici pour trouver des indices sur la mort de ma mère... mais... comment dire... »
Désolée, Corail.
« La sirène s'en est prise à moi... j'ai cru que j'allais mourir, mais je me suis réveillée sur la plage... je ne me souviens de rien. »
C'était plus ou moins vrai, ça.
« Je vois... elle ne t'avait jamais attaquée jusque-là, tu es sûre ?
— Certaine.
— Et tu la connais, depuis...
— Bientôt trois mois. »
Il fronça les sourcils :
« Drôle de relation... Si tu veux mon avis, tu devrais mieux choisir tes amis... »
Je ne voulais pas d'avis d'un type comme toi...
Il relâcha la pression sur mon bras, puis il se tourna vers ses hommes :
« Bon, puisqu'a priori, la gamine n'a plus de contact avec, on va devoir l'attirer ! Vous êtes prêts, les gars ? »
Des cris d'enthousiasme retentirent.
L'attirer ?
Les sourcils froncés, j'observai un homme en toge bleue s'agenouiller face à la mer, une main sur le cœur, l'autre sur le front.
« Qu'est-ce que c'est ? parvins-je à souffler.
— Notre petit secret pour choper les sirènes, s'esclaffa le blond d'une voix grasse. »
Oh non, non, non ! Je devais me sauver et la prévenir !
Je me précipitai aux bastingages pour m'y jeter, mais je fus rattrapée par la cheville avant.
« Tu bouges pas. »
Ramenée sur le pont malgré moi, il m'emmena à nouveau vers le mât, et cette fois, il demanda à un membre de l'équipage de rapporter des cordages. Je hurlai :
« Corail ! Fuis ! Fuis ! Va-t'en ! Ils comptent t'attraper ! Nage le plus loin possible ! Vite ! Vite ! »
Je ne savais pas si elle pouvait m'entendre... je l'espérais au plus profond de moi. Je ne voulais pas que ces types l'attrapent ! Au vu des écailles autour du collier de ce blond, elle finirait certainement mal...
L'homme en question éclata de rire. Une voix inhumaine qui n'était pas de bon augure. Il posa ses yeux plissés de bonheur sur moi, puis il tonna :
« Les gars ! Gardez votre énergie pour plus tard ! On va l'attirer de façon plus... humaine ! »
Je réprimai un violent frisson alors que les hommes riaient.
« On va la descendre dans nos cales... allez, tu viens avec nous, la rouquine ! »
Que prévoyaient-ils pour moi ?
Forcée de descendre par l'écoutille, menacée par des sabres et des lances, je descendis dans les cales, suivi d'un étage plus bas encore. Le couloir était plus que sombre. Une unique lampe à huile remuait au milieu, ne nous offrant guère une luminosité suffisante pour savoir où nous mettions les pieds.
Le plus dérangeant, néanmoins, c'était l'odeur. Forte et nauséabonde. Âcre. Ferreuse.
« Même pas besoin de nous fatiguer, on va se servir de toi, ça suffira ! clama le blond, visiblement satisfait de la crasse qu'il me prévoyait. »
Au bout d'un couloir, il déverrouilla une porte, puis me fit entrer. La pièce était petite, suffisamment grande pour contenir une longue table en bois et de quoi se mouvoir autour.
« Vous avez pris les cordages ?
— Tout juste, cap'taine ! »
L'instant d'après, j'étais ligotée sur la table.
J'avais la désagréable et terrible impression de déjà connaître ce qu'ils me réservaient. Mon ventre était noué, mes yeux me brûlaient, et quelques larmes roulaient déjà sur mes joues. J'avais envie de les supplier, mais je me doutais bien qu'ils se moqueraient de mes pleurs. Je n'étais qu'un moyen d'atteindre leur but : attraper une sirène.
Quelques instants après, j'étais allongée, poignets et chevilles attachées à chaque pied de la table. Impossible de me mouvoir et de me débattre.
Un éclat argenté attira mon œil. Je criai alors qu'un homme abattait sa hache sur mon bras, les yeux plissés de dégoût.
« Non ! cria le blond en repoussant son équipier. Il faut qu'on la garde en vie. Si on lui tranche la main, elle va se vider de son sang, et on ne pourra pas s'en servir longtemps.
— Ouf... je me voyais pas couper la main d'une enfant... »
Mon cœur battait si fort qu'il m'empêchait de m'entendre penser. J'étais en panique, le souffle accéléré, les larmes débordant des yeux, alors que la torture n'avait même pas commencé.
« Bon, on va procéder d'une certaine façon, petite. Mais si tu n'as pas envie de subir nos lames... tu pourrais peut-être coopérer avec nous ? »
J'écarquillai les yeux dans sa direction. Je savais d'avance que cela ne me plairait pas, mais cela valait la peine de l'écouter.
« Nous, on veut attirer la sirène. Logique. Toi, tu n'as pas envie de te prendre des coups de couteau et des coups de poing, pas vrai ? Donc tu pourrais gentiment appeler ton amie... qu'est-ce que t'en dis ? »
Si je l'appelais... cela revenait à la tuer. Mais moi... comment je finirais ? Et à quel point je souffrirais avant ma mort ?
Puis... s'ils me torturaient... je crierais forcément au bout d'un moment, n'est-ce pas ?
Alors... si j'abandonnais maintenant ou plus tard... cela reviendrait au même ?
Je réprimai un frisson de dégoût.
J'essaie de me trouver des raisons pour ne pas avoir à subir cette torture...
J'essaie de me trouver des raisons pour ne pas culpabiliser après la mort de Corail...
J'essaie de me dédouaner car je sais que si je crie ou que je l'appelle, je l'envoie tout droit à la mort.
Mais est-ce un crime de vouloir vivre ? De ne pas vouloir souffrir ?
Je ne savais pas quoi faire.
J'étais terriblement partagée entre mon désir de la protéger de ces monstres...
Et mon désir de vivre.
C'était elle, ou moi, ou nous.
Je fermai les yeux. Est-ce que j'avais vraiment autre chose à faire de ma vie ? Je veux dire... la seule piste que j'avais de ma mère ne menait à rien. Ma famille était décimée. Personne ne m'aimait, hormis Corail. Et bien sûr, Alexandre... mais j'allais disparaître de ses souvenirs dans tous les cas.
Alors... mourir n'était pas si grave, au final. Si cela permettait à ma seule amie de continuer à vivre... au moins un peu plus...
Je ne me croyais pas capable de ce type de courage, je l'avouais...
J'inspirai, rouvris les yeux, et restai silencieuse et sans émotions face aux brutes.
Il était temps de mettre à l'épreuve la jeune fille que tout le monde trouvait muette.
Il était temps de voir si ce surnom m'était réellement représentatif.
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