Chapitre 14 - Monstrueuse
Je serrai le poing et criai :
« Ne m'approchez pas ! Je suis sous la protection de Neven l'Écarlate ! »
Le capitaine éclata de rire, bientôt suivi par tous ses hommes.
« Qu'est-ce que tu fais tout seul ici si tu es sous sa protection, hein ? tonna le capitaine.
— Je... je suis en mission pour elle ! »
Je m'enfonçais, je m'enfonçais...
« Tu oses salir le nom d'une capitaine de ce rang ? Un Prince des Abysses ? Tu n'as pas honte ? Si elle en entend parler, elle t'étripera et traînera tes intestins derrière son navire ! »
Bon, ces types la respectaient, et visiblement, ils ne me croyaient pas, ce que je comprenais : Neven l'Écarlate n'était pas connue pour la charité.
« Bien, maintenant, dis-nous qui tu es vraiment ! J'ai d'ailleurs l'intuition que tu n'es pas vraiment un homme... tonna-t-il avec un regard perçant. »
Un pirate s'approcha, mais je m'écartai d'un pas. D'autres m'entourèrent et m'attrapèrent les bras. Le premier fit tomber ma capuche sur mes épaules.
« Une jeune femme ! Voilà qui est stupéfiant ! »
Le capitaine posa son coude sur les bastingages, le menton entre ses doigts couverts de bagues.
« La capitaine Neven n'autorise pas les viols ou autres agressions selon notre chasse-partie, alors nous t'épargnerons à ce propos. Elle refuse également que nous nous en prenions délibérément aux civils. »
Il était sous ses ordres !
« Cependant... »
Il observa ma couverture dépliée par l'un des pirates :
« Tous ces beaux objets, ces rations... ce serait dommage de les abandonner là, n'est-ce pas, les gars ? Après tout, nous avons tout à fait le droit de piller les marchands... »
L'équipage hua.
« C'est elle qui me les a payés ! me défendis-je. Vous pourrez lui demander quand vous la croiserez ! Cerise ! Je m'appelle Cerise ! Et je viens d'Iridieu ! »
Le capitaine éclata de rire, puis lissa sa moustache blanche :
« Continue donc de mentir, gamine.
— V-Vous allez le regretter ! Si elle apprend que vous m'avez volée, vous aurez des ennuis ! Je vous conseille de me laisser tranquille ! »
Avec ma voix tremblotante, j'étais drôlement convaincante.
« Elle n'a pas à le savoir...
— Quand je la croiserai, je lui dirai ! »
Il sourit sans cesser de me fixer. J'avais l'impression qu'il me transperçait et me jaugeait avec ses pupilles. Il se redressa, marcha de quelques pas avec la grâce d'un félin, puis s'esclaffa :
« Allez, prenez tout ce que cette gamine a ! Au moins, tu mourras plus facilement en mer grâce à nous ! Et imaginons que la capitaine Neven te connaisse bien... tu ne pourras jamais rien lui dire ! »
Quels rats ! Je me débattis, mais vainement. Mes petits bras fins ne faisaient pas le poids face à ces brutes ! Alors que l'un d'eux se penchait vers ma couverture et mes seuls trésors pour ma traversée, il disparut à l'eau.
Silence sur le pont.
« Qu'est-ce que c'était ? bredouilla l'un des hommes qui me retenaient. »
Mon cœur battait la chamade.
Immédiatement, ils me tirèrent au milieu du navire, loin de la mer.
« Helmut ! Tu nous entends ? Helmut ? »
On toqua sous nos pieds. Les hommes crièrent et s'écartèrent. L'un d'eux marcha vers le bord, dos à l'eau, et à son tour, il disparut à la mer.
« Helmut ! S-Son corps ! »
Je me tournai. Ce qui avait sans doute été un homme remontait à la surface, le corps couvert de blessures et de coupures. Le type me relâcha, tremblant.
« Vite ! Remonte ! hurla le capitaine en lui balançant un cordage. Allez, reviens vite ! »
Et moi, je crevais ?
Accroché au chanvre, il s'élança vers le navire. Alors qu'il commençait à grimper, une main bronzée surgit de l'eau et agrippa son mollet. Les ongles devinrent griffes, se plantant dans la chair du malheureux qui hurla de douleur.
« Remontez-moi ! Remontez-moi ! »
Les hommes du navire, accompagnés du capitaine, tiraient de toutes leurs forces, mais la créature ne lâchait pas prise. Si bien que...
Un hurlement nous déchira les tympans.
Une partie de sa jambe termina à l'eau alors que ce qui restait de l'homme était remonté, geignant et pleurant.
Les deux morts étaient remontés à la surface, gisant près du morceau de jambe. Je me sentais pâle. Sous le choc.
« On part ! Dépêchez-vous ! Hissez les voiles ! Et que quelqu'un soigne ce pauvre Tim ! Allez ! »
Oui, moi aussi, je devais partir ! Vite, vite, vite !
Alors que je me redressais, mon voilier tangua.
Je me retournai, et je ne pus que soupirer de soulagement. Tous mes muscles raidis se détendirent d'un coup.
« Pardon, petit sanglier, je suis en retard ! J'ai eu quelques soucis... Je nous emmène loin ! sourit-elle avec un clin d'œil. »
Elle attrapa le bout du cordage, plongea et nous tira loin des pirates.
Corail allait bien. Et venait accessoirement de me sauver la vie ! Quelle belle journée !
Néanmoins, j'avouais que je ne la pensais pas capable d'une telle violence... Elle n'avait pas hésité à tuer deux hommes juste pour moi. Et déchirer la jambe de l'un... j'en frissonnai.
Heureusement qu'elle était mon amie, je ne donnerais pas cher de ma peau sinon.
Un quart d'heure plus tard, le navire était parti à notre opposé et n'était même plus visible. Le voilier ralentit l'allure, et Cerise posa à nouveau ses bras sur les bastingages. Ses doigts et ses ongles, revenus à une forme humaine, étaient couverts de sang.
En me voyant les fixer, elle baissa les yeux :
« Je ne voulais pas en arriver là, je suis désolée. Je te fais peur ? »
Je haussai les épaules :
« Je... je ne sais pas trop. Je suis encore toute secouée, avouai-je. Je n'ai pas les idées en place... »
Ses prunelles grises brillaient. Une fois encore, elle voulut grimper sur le navire, mais cette fois, elle persévéra jusqu'à terminer à plat ventre sur le pont.
Elle tendit la main vers moi :
« Je ne te ferai jamais de mal. Promis. »
Je la serrai, touchant ses écailles argentées couvrant le dos de sa main :
« Je sais... »
Je m'approchai et la serrai dans mes bras :
« Pourquoi tu as disparu ? C'était bizarre, sans toi...
— Longue histoire... c'est compliqué à expliquer, soupira-t-elle en s'installant mieux. »
Elle attrapa ma longue-vue pour observer les alentours.
« Ce navire, là... c'était le navire dont je te parlais. Celui des Chasseurs de Sirènes. Des religieux, précisa-t-elle. »
Elle me raconta ce qui lui était arrivé : incapable de s'empêcher de suivre le navire, elle avait lutté corps et âme pour ne pas remonter à la surface. Elle ignorait ce que ces types manigançaient, mais elle avait eu l'esprit tout embrouillé à cause de leur présence.
« Je t'avais même oubliée, soupira-t-elle en baissant la tête. Je savais que je devais faire quelque chose, mais impossible de savoir quoi. C'était comme si j'avais une énorme brume dans la tête qui m'empêchait de me rappeler de quoi que ce soit. »
Elle souffla, dépitée :
« J'ai mis des jours pour retrouver mes esprits. J'ai erré longtemps dans la mer, à chercher ce que je voulais... ça fait peur, tu sais ? De se balader dans l'infinité en sachant qu'on doit chercher quelque chose, mais sans savoir quoi... »
Finalement, c'était comme lorsqu'elle cherchait sa mémoire d'humaine : elle ignorait où chercher et qui elle était, mais elle essayait de trouver des réponses malgré tout.
« Je suis contente que tu sois là, avouai-je. J'ai cru que tu m'avais abandonnée, ou pire, que tu avais des problèmes... j'ai même chanté pour que tu reviennes... »
Elle éclata de rire :
« Toi, chanter ? »
Mes joues s'empourprèrent.
« Je ne pensais pas que tu avais ce genre de talents... tu me montres ?
— Euh... »
L'idée qu'elle m'écoute me rendait nerveuse. Je savais que je ne chantais pas si bien que cela... je n'avais pas envie qu'elle se moque. J'avais peur de sa réaction.
Peur de l'inconnu.
Encore.
« Tu nous montreras ça sur le trajet, il faut qu'on s'y remette, hein ! clama-t-elle en se tournant vers la mer. »
Elle y plongea, m'éclaboussant sans retenue.
« Pétoncle ! Corail, fais attention !
— Oups ! rit-elle avec malice. »
Je souris malgré tout. Sa bonne humeur m'avait manqué.
Maintenant que Corail était de retour, il nous restait deux, trois jours de trajet. Nous touchions bientôt au but, et j'avouais avoir hâte. Néanmoins, je me demandais comment je chercherais des traces de ma mère une fois sur place. Ce n'était pas comme si je pouvais plonger et visiter la mer ! Peut-être devrais-je vraiment me rendre sur la côte où les survivants avaient échoué ?
« Dis, tu penses que tu pourras visiter la Fosse des Tourments pour moi ? »
Le voilier s'arrêta brusquement.
« Euh... visiter ? »
Je me souvenais qu'elle avait été terrorisée par ces lieux...
« Je ne suis pas sûre, admit-elle en se remettant à nager. »
Comment faire ?
« Tu as... déjà rencontré d'autres sirènes ? Qui pourraient y aller pour nous ?
— Euh... beaucoup ne m'ont même pas adressé la parole, soupira-t-elle. Mais j'ai cru en voir nager librement là-dedans, dans ces abysses... alors peut-être pourra-t-on les interpeller. Je ferai mon possible, assura-t-elle en levant le pouce. »
J'étais désormais curieuse de ses relations avec les sirènes.
« Et tu as déjà pu discuter avec d'autres sirènes, alors ?
— Oui, quelques-unes, mais je n'en ai pas vues beaucoup. J'ai l'impression que la plupart se trouvent dans la Fosse.
— Et elles ont essayé d'y aller aussi, les autres ?
— Eh bien... elles ont réagi comme moi. Une peur intense et un mal de crâne terrible.
— Elles n'ont pas mal à la tête, celles qui se trouvent déjà dans la Fosse ?
— Si j'avais pu leur parler, je t'aurais répondu, soupira-t-elle. »
Je hochai la tête.
« Et il y a d'autres trucs, sous l'eau ?
— D'autres trucs ? répéta-t-elle.
— Euh... ben... cette nuit, je n'ai pas pu dormir à cause d'une... rencontre inattendue, si je puis dire. »
Elle me lança un regard empli de curiosité.
« Tu n'aurais pas déjà vu des créatures immenses à écailles ? Des écailles d'au moins un mètre ?
— Euh... non... »
Soit je n'avais pas eu de chance – ou de la chance selon certains – d'être tombée dessus, soit Corail n'avait juste pas assez fouillé les profondeurs.
« Si tu n'as pas dormi, je comprends pourquoi tu vois des trucs pareils... se moqua-t-elle gentiment. »
Je fronçai les sourcils :
« Mais je t'assure ! Ce truc devait être si énorme qu'en plongeant, il a produit des vagues ! C'est à cause de ça que je n'ai pas dormi ! »
Elle nagea un moment sans me répondre.
« C'est curieux si c'est vrai car je ne pense pas pouvoir rater d'animal de cette taille. Dans tous les cas, je suis là, assura-t-elle avec un sourire. »
Si cette bête avait faim, je n'étais pas certaine que Corail fasse le poids...
« Tu as dû l'attirer en chantant ! rit-elle. Recommence pour voir !
— Même pas en rêve, grognai-je. »
Silence. Piquée de nouvelles questions, je l'interpellai :
« Les sirènes que tu as rencontrées... elles aussi, elles étaient amnésiques ?
— Oui, nous le sommes toutes. Impossible de nous rappeler notre vie d'humaine. Mais il y en a une qui a réussi à retrouver quelques souvenirs épars.
— Comment ?
— Elle est tombée sur quelque chose à elle. Ça lui a permis de retrouver l'endroit où elle vivait. Et là-bas, elle a vu quelqu'un qu'elle connaissait, et de nouveaux souvenirs sont revenus. Tout n'est pas clair, mais elle rassemble peu à peu sa mémoire.
— C'est bon à savoir, affirmai-je. Et d'ailleurs, où s'est-elle réveillée après... être morte ?
— Je ne lui ai pas posé la question... j'y songerai la prochaine fois. Bonne idée ! »
Sur des notes plus légères, la discussion continua durant la journée, tournée notamment autour de mes chansons. La nuit, j'avais dormi tranquille, rassurée par la présence de mon amie.
Le lendemain, rebelote. Nous avions croisé quelques navires, nous forçant à ralentir pour ne pas trahir sa présence, mais personne ne m'avait dérangée. Au pire des cas, Corail aurait joué un tour de sirène démoniaque – peut-être sans massacrer trois personnes – et j'aurais été laissée tranquille.
Le lendemain, en fin d'après-midi, nous approchions de la Fosse des Tourments, et je sentais que le navire ralentissait. Craignait-elle encore les abysses qui s'y trouvaient ?
« Qu'est-ce qu'on fait ? demanda la sirène.
— Je ne sais pas trop... on peut peut-être commencer à s'approcher. »
À son regard renfrogné, je sentis qu'elle n'était pas vraiment pour cette idée, mais elle obtempéra. La Fosse des Tourments était une large zone située entre deux continents, Cecrune et l'Île du Poisson. Nous avions fait route du côté de l'Île du Poisson – au loin, je voyais les côtes qui nous attendaient.
« Comment tu te sens ?
— Pour l'instant, ça va. »
Un quart d'heure plus tard, elle s'arrêta brusquement.
« Les abysses... sont là... »
Sa voix était basse et tremblante.
Elle donna quelques coups de nageoire en arrière pour s'écarter. Ses yeux gris s'assombrissaient par moments.
« Écoute... je n'ai pas été... totalement honnête... avec toi. »
J'écarquillai les yeux et m'écartai d'un pas vers le milieu du navire.
« Non... je ne te... ferai... pas de mal... »
Elle semblait avoir du mal à respirer.
« Tu vas bien ? murmurai-je en m'approchant à pas hésitants. »
Je tendis la main vers elle, et elle l'attrapa. Elle plissa les yeux. Une goutte roula le long de sa joue.
« Corail, l'interpellai-je. Tu m'entends ? Corail ? »
Ses épaules couronnées d'écailles tressautaient.
« Tu vas bien ? On peut s'éloigner si tu veux...
— Écarte-toi ! cria-t-elle en se prenant la tête. »
Je l'écoutai sans hésitation. Les lèvres grimaçantes, elle crispait ses doigts dans sa chevelure alors que ses larmes coulaient.
« Corail ! appelai-je. Tu m'entends ? Corail ? »
Pas de réponse.
Que lui arrivait-il ? J'ignorais comment l'aider, et même si j'en étais capable.
Elle restait immobile dans l'eau, à pleurer en se tenant la tête, doigts accrochés à ses cheveux.
J'essayai de chanter, de la ramener à moi en l'appelant par son prénom, en vain.
Elle semblait tellement souffrir... comment pourrais-je la soulager ? Que pouvais-je faire ?
Elle cria.
Elle releva le regard vers moi. Ses prunelles grises et pétillantes étaient devenues ténébreuses.
Elle plaqua un bras sur le pont, puis l'autre, et se hissa sur le navire. Elle sourit, dévoilant deux longues canines acérées.
« Corail ? Parle-moi...
— Je ne discute pas avec mon repas... »
PS : Koda est inspiré du chat d'une amie 👀
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