La Marée humaine
Je suis né en Province et n'en étais jamais sorti. Je crois bien d'ailleurs qu'il en est de même pour l'ensemble de ma famille ; cela peut sembler étrange mais rien ne nous poussait à vouloir aller en ville. Néanmoins, désireux de suivre des études supérieures en philosophie, j'ai jugé préférable de déménager à Paris. Le choc fut brutal : il y a tout un monde entre un village de cinq cents personnes et une métropole au rayonnement mondial.
Arrivé en train peu avant la rentrée des classes à la gare de Lyon, je pris conscience de l'univers inconnu dans lequel je basculais dès que j'eus posé un pied sur le quai. Autour de moi se pressaient des hommes en costume, cartable de cuir à la main, des parents éreintés traînant derrière eux valises et enfants, des étudiants, des vieux, des jeunes ; la foule était d'une hétérogénéité frappante.
Plus habitué au calme de la campagne, le brouhaha qui régnait me faisait presque mal, tant et si bien que de légers maux de tête me prirent. Je fus saisi d'un vertige qui se dissipa néanmoins bien vite. Autrefois en effet, le bruit le plus insupportable que j'avais à endurer était celui des cris de la basse-cour ou, à la rigueur, de la moissonneuse-batteuse, une à deux fois par an. Ici au contraire, une multitude de sons se mêlaient jusqu'à former une bouillasse incompréhensible mais obsédante : je cherchais instinctivement à la décortiquer, l'analyser, ce qui m'était bien entendu impossible. En cherchant bien, on y trouvait des bribes de conversations éparses, des appels, des bruits de course... Dans cette cacophonie, on parvenait même difficilement à discerner les coups de sifflet des contrôleurs ainsi que la provenance de ces rappels à l'ordre.
La foule m'oppressait, me malmenait et me bloquait la vue, m'empêchant d'avancer ou même de seulement distinguer les tourniquets pouvant me faire sortir de cette marée humaine. La masse de voyageurs semblait animée d'une unique volonté : rejoindre les trains prêts à partir. Moi qui voulais au contraire sortir de la gare, j'allais à l'encontre de cette volonté commune et en tentant d'aller à contre-courant, je me faisais emporter par ce mouvement, à l'image d'une feuille morte dans un cours d'eau.
L'espace d'un instant, la panique me submergea.
L'espace d'un instant, je fermai les yeux, me laissant ballotter par la foule.
L'espace d'un instant, la gare s'effaça.
Le vacarme me revint en pleine tête lorsque je heurtai un homme en uniforme bleu, une casquette de la SNCF sur le front. Sans réfléchir, je lui criai presque de m'indiquer la sortie, ce à quoi il répondit par un froncement de sourcils avant de lancer :
– Elle est juste derrière moi !
Bon sang, pourquoi avait-il crié ? Je ne le sus jamais, mais effectivement, des tourniquets se trouvaient là. Empruntant une façade calme, je remerciai sommairement le contrôleur avant de les passer et de me diriger vers les escaliers, délaissant les escalators et ascenseurs pris d'assaut. Je me hâtai vers l'extérieur. Dehors, la foule s'était clairsemée puisque les voyageurs préféraient généralement prendre le métro plutôt que le bus ou encore les taxis jugés trop chers. Hélas, ils l'étaient également pour moi et je dus me résoudre à prendre les transports en commun. Une fois de plus, je me trouvai à patauger dans une mer de membres et de bagages, informe et mouvante.
Après enfin une vingtaine de minutes de calvaire, je pus pour mon plus grand bonheur respirer dans la rue. Jusqu'à l'ouverture de mon université où j'avais obtenu un studio étudiant, j'avais décidé de loger à l'Hôtel du Dragon, dans le sixième arrondissement. En foulant les pavés, j'avais beau avoir davantage d'espace, je ne pouvais me défaire d'une impression d'uniformité. C'était à croire que Paris n'était qu'un bloc compact de population, hurlant sans cesse, riant à tout-va, s'émouvant et s'excitant pour un rien. Le grondement perpétuel qui retentissait dans la ville, était-ce le bruit des automobiles ou un tumulte d'émotions généré par les habitants de la métropole, entassés dans de trop petits immeubles ?
On dit souvent qu'après une journée dans la capitale, on se sent poisseux et lourd à cause de la pollution. Est-ce vraiment un film de poussières fines qui se dépose sur la peau, ou n'est-ce qu'une illusion, causée par la lourdeur de cette ville où tous se mélangent ? Une bonne douche y remédie, n'est-ce pas ? Mais n'est-ce pas plutôt la détente et le calme qu'elle procure qui fait effet, plutôt que l'action mécanique du lavage ?
Arrivé à mon hôtel, je ne pus que me dépêcher de monter à ma chambre pour enfin relâcher la tension que j'avais accumulée. Je dois avouer que même après si peu de temps passé à la capitale, Paris avait déjà influencé ma pensée. Au milieu de tous ces gens, ces inconnus, je m'étais senti si insignifiant qu'il m'avait même semblé que mes propres pensées n'étaient plus miennes.
Mes émotions elles-mêmes avaient été chamboulées : celles des autres s'y étaient presque incrustées, de sorte que mon humeur semblait altérée par celle de ceux qui m'entouraient ; cela m'effrayait. Je pris la décision de m'accorder un peu de repos, ne profitant pas de la soirée pour sortir comme le font généralement les étudiants de mon âge. Seul dans ma petite chambre, j'eus le temps de ressasser à loisir mes sentiments de la journée. Allais-je supporter de longuement séjourner à Paris ? Fort certainement. Serait-ce une partie de plaisir ? Probablement pas. Ceci dit, il ne s'agissait là que de premières impressions : j'étais pour la première fois plongé dans l'agitation et mes réactions, à chaud, étaient sans doute trop vives.
Ma nuit fut agitée, le bruit des voitures et des cris des passants me réveillant sans cesse. Au matin, des cernes me marquaient les yeux et j'étais anormalement épuisé. En descendant déjeuner, je constatai qu'il en était de même pour mes voisins de chambre. La rue avait dû être particulièrement bruyante, cette nuit-là. Pour être honnête, j'enviais presque ceux qui vivaient en internat pour les sommeils calmes qu'il devaient avoir.
Ma journée, je la passai dehors. Curieux de la vie en capitale, j'avais marché dans les foules, laissant mes pas me porter au gré des courants. J'avais ainsi visité des arrondissements entiers, le parc du Luxembourg, et étais passé devant divers monuments. Je ne me préoccupais guère de mes repas ou destinations, je ne faisais que suivre le mouvement. La nuit commençait à tomber mais je poursuivis ma route, émerveillé par la ville nocturne : les enseignes illuminées, les bars, le mouvement. Le mouvement, toujours plus de mouvement. Les femmes en robes de soirée, les adolescents sortant en boîte de nuit pour festoyer, les gens souls rentrant chez eux aux aurores, tous je les croisai, passant de foule en foule et me laissant toujours balloter par les courants humains.
Jamais il ne me semblait être seul, je finissais toujours par retomber dans une marée humaine, si clairsemée soit-elle. Le matin, je me faisais emporter par les adultes allant chercher leur déjeuner ou leur croissant, puis par les employés se rendant à leur travail, les passants, les passants et encore les passants. Le soir venait, la nuit tombait, le jour se levait et je trouvais toujours courant à suivre. Le temps ne m'inquiétait guère car après tout, j'en avais, du temps. L'extase des foules ne m'angoissait plus, je la recherchais. Puis, tout à coup, alors que je déambulais encore, je marchai sur mon lacet, perdis l'équilibre et chutai au sol. En me relevant, je croisai mon regard dans une vitrine. Mon dos était voûté, mes cheveux avaient blanchi et les rides marquaient mon visage.
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