Gaëlle se sentait toujours un peu gênée quand l'on parlait des gens de l'extérieur, car, d'une certaine manière, elle se sentait visée par ce qui était dit si eux. N'en faisait-elle pas partie ? Certes, elle était là, présente à ce séjour, mais était-ce vraiment suffisant ? Avait-elle vraiment accepté de se dégager de toutes ses couches de rôle et de soumission ? Elle ne le croyait pas. En fait, elle n'était même pas sûre que ce soit possible. Bien sûr, c'était possible, là, maintenant, tout de suite, pendant qu'elle marchait dans la forêt et se tenait à l'écart de tout ça. Mais, une semaine plus tard, elle retournerait au travail et tout ce qui était dit s'appliquerait de nouveau à elle. Pouvait-elle faire autrement ?

Jenna avait expliqué à Gaëlle comment elle vivait elle-même tout ça, à son niveau. C'était la troisième fois que Jenna participait à un séjour comme celui-ci. Elle avait vingt-trois ans, et c'était sa première année dans le monde professionnel. Pour elle, ça avait été un choc. Elle n'avait pas dit à Gaëlle ce qu'elle faisait dans la vie, mais, en tout cas, l'écart entre le monde universitaire et la réalité du travail l'avait faite souffrir. Elle avait le sentiment de devenir un robot, d'être utilisée, et que son intelligence n'était plus sollicitée. Elle n'arrivait pas à se voir passer sa vie comme ça, et ces séjours l'aidaient à reconnecter avec ce qu'elle trouvait vraiment important.

Est-ce que Jenna se sentait comme un imposteur le reste du temps ? Apparemment, non. Elle avait expliqué à Gaëlle que l'important n'était pas ce que l'on faisait, mais comment et pourquoi on le faisait. Jenna continuait à travailler et à obéir à ses supérieurs comme elle le faisait avant, mais, désormais, ce n'était plus un but en soi ; c'était devenu juste un moyen. C'était un moyen de gagner de l'argent, bien évidemment, mais pas seulement. C'était aussi un moyen de prendre conscience et d'étudier à quel point le monde extérieur était tordu. En ce sens, ça devenait un travail qui sollicitait son intellect. Jenna était dans le monde extérieur un peu là comme une infiltrée, en quelque sorte.

A la fin de chaque journée de travail, Jenna écrivait tout ce qui la dérangeait. Elle notait tout ce qu'elle observait et qui ne lui semblait pas compatible avec les droits humains ou, de manière plus générale, avec le concept d'humanité et ses potentialités. C'était tellement intéressant que ces journées d'aliénation avaient enfin trouvé un sens. Pour l'instant, Jenna gardait pour elle tout ce qu'elle avait écrit mais, au bout d'un an, elle aurait le droit de participer à des groupes de travail. Dans ces groupes de travail, qui étaient organisés par thématique, monsieur Bardi participait généralement en personne, et, contrairement aux séjours, il y était question du monde extérieur. C'était des temps qui n'était pas faits pour se ressourcer, mais plutôt pour se confronter et questionner. C'est pour ça qu'il fallait attendre un an ; il fallait être prêt à cette confrontation. Il fallait d'abord se ressourcer et se reconnecter aux choses importantes, afin d'accumuler des ressources psychiques et de la force mentale. Ensuite, on pouvait se permettre de s'attaquer à ce qui faisait mal.

Jenna avait déjà neuf mois de participation et, dans trois mois, elle pourrait être intégrée à ces groupes de travail. Elle semblait vraiment impatiente, car, apparemment, c'était quelque chose d'extrêmement valorisant à ses yeux. Elle avait expliqué à Gaëlle que quand on participait à ce type d'atelier, on avait vraiment l'impression de contribuer, de créer quelque chose, et d'apporter sa pierre à l'édifice. Apparemment, le travail qui était réalisé dans ces groupes pouvait même servir de base pour les ouvrages de monsieur Bardi. Quel honneur se serait pour Jenna, que de voir ses observations et ses réflexions ainsi portées à la vie et au bénéfice des gens qui profiteraient de ces lectures. Jenna semblait n'attendre que ça. En attendant, cette perspective lui permettait déjà de supporter son travail qu'elle trouvait vide de sens, et de sentir qu'elle n'était pas l'une de ces personnes du monde extérieur. Certes, Jenna évoluait parmi le monde extérieur, et peut-être qu'elle y faisait semblant, oui. Mais c'était parmi les autres qu'elle faisait semblant, au boulot. Au sein de cet univers, celui qui comptait vraiment, elle était parfaitement entière et authentique. Ils savaient qui elle était, ce qu'elle faisait, ce qu'elle voulait, et ils savaient qu'ils pouvaient lui faire confiance. Elle se sentait enfin vue, reconnue et validée.

Est-ce que Gaëlle voulait en arriver là ? Elle ne le savait pas trop. En fait, elle entendait parler de tout ça pour la première fois. Monsieur Bardi lui avait juste parlé d'un séjour de ressourcement mais, apparemment, il y avait ensuite d'autres opportunités. Quelques jours après le séjour, Gaëlle aurait l'occasion de prendre un repas en face à face avec lui et, alors, ils pourraient en discuter. Gaëlle avait quand même un peu du mal à voir si elle voulait vraiment s'engager là dedans. Elle comprenait qu'elle allait arriver au bureau reposée après ce séjour, mais que ça ne serait probablement pas suffisant. Elle allait de nouveau s'engager dans sa petite routine vide de sens où elle était esclave d'un téléphone, et ensuite quoi ? Est-ce que, comme Jenna, elle pourrait trouver du sens à écrire sur monsieur Griard et les pratiques de sa boîte dans l'optique d'en tirer des enseignements sur le monde ? Peut-être, mais est-ce que ce ne serait pas toujours insuffisant ? Gaëlle avait vraiment du mal à s'imaginer se sentir être double et mentir à longueur de journée, même si c'était mentir à des gens qui ne comptaient pas pour elle. Mais c'est vrai qu'écrire pourrait l'aider ; ne serait-ce qu'à prendre du recul sur ce qu'elle vivait, même si ce n'était pas pour l'exploiter ensuite dans un groupe de travail ou dans un ouvrage. Il fallait qu'elle y réfléchisse, et discuter avec monsieur Bardi ne pourrait que l'y aider.