Avec tout ça, Miranda avait à peine le temps de penser à sa sœur. Gaëlle ne lui avait pas donné de nouvelles depuis leur dernier déjeuner ensemble, si ce n'est un SMS indiquant "Je pars ce matin. Séjour coupée de tout implique téléphone laissé à l'appartement. Ne t'inquiète pas si tu n'as pas nouvelles. Si urgence vitale, possibilité de contacter directement monsieur Bardi." S'en suivait le numéro de téléphone de ce fameux Bardi, qui semblait à Miranda être un sacré arnaqueur. Mais bon, si ce séjour pouvait faire du bien à Gaëlle, il fallait qu'elle s'empêche d'être trop rabat-joie. N'empêche, c'était ridicule ! Comme si, en cas d'urgence vitale, elle allait chercher à contacter cet énergumène. Elle devait faire quoi ? Changer dans son téléphone le numéro de sa personne à contacter en cas d'urgence pour mettre celui de monsieur Bardi au lieu de celui de Gaëlle ? C'était ridicule. Elle allait juste espérer qu'il ne lui arrive bien pendant quinze jours. Et puis, au pire, les secours finiraient probablement par appeler son bureau et tomberont sur quelqu'un.

N'empêche, la fuite de Gaëlle semblait à Miranda une solution lamentable. Elle aussi avait fuit, d'une certaine manière, quand elle avait quitté son ancien emploi. Mais elle avait fui quelque chose qui ne lui convenait pas, pour aller vers autre chose. Si on fuit avec un projet, ce n'est plus fuir, c'est aller vers. Gaëlle semblait fuir vers rien du tout. Enfin, Miranda espérait que ce ne serait rien du tout. Rien du tout, c'était mieux qu'une tentative d'embrouiller son cerveau avec un tas de fadaises. Gaëlle était pourtant une fille intelligente. Elle devait être sacrément fatiguée par son boulot, pour en arriver au stade d'apercevoir comme un salut potentiel le baratin d'un monsieur Bardi. Elle aurait mieux fait de se tourner vers l'action : de parler à son manager, de demander à en changer, ou carrément de quitter sa boîte. Si son travail la rendait chèvre, il fallait le quitter pour se retrouver ; pas partir brouter de l'herbe avec un berger allumé.

Enfin, bon, Miranda s'inquièterait pour Gaëlle quand il y aurait concrètement de quoi s'inquiéter. Sa soeur s'était peut-être fait piquer un bon paquet de fric, mais ce n'était que de l'argent et elle s'en remettrait (enfin, si elle finissait par se rendre compte qu'elle s'était faite arnaquer). Miranda avait d'autres sujets à traiter. Il y avait cette histoire de recrutement, et il y avait aussi d'autres choses. Elle devrait mettre en place un dress code. Ça lui avait toujours semblé un truc absurde mais, apparemment, certains principes avaient besoin d'être rappelés. Un dress code est inutile quand les gens savent s'habiller mais, apparemment, ce n'est pas le cas. Noah venait trop souvent avec des t-shirts à inscriptions ou dessins rigolos et, ça, c'était vraiment trop. Miranda lui avait déjà fait la remarque une fois, mais il avait recommencé. Apparemment, il n'avait pas compris que, si sa remarque s'appliquait aux t-shirts à messages politiques, il s'appliquait aussi aux t-shirt à effigie d'artistes musicaux. Miranda allait probablement écrire que les t-shirts étaient interdits, ce serait plus simple. Quoi que, dans l'absolu, elle n'était pas opposée à ce qu'ils viennent avec un t-shirt uni, ou même à motif. Enfin, tout dépendant du motif. C'était difficile à expliquer.

Dans l'absolu, Miranda se sentait même en accord avec le message politique du premier t-shirt de Noah, tout comme elle adorait l'artiste dont la tête était affichée sur le deuxième ; mais ce n'était pas la question. La question, c'était l'image renvoyée aux clients qui entreraient pour un entretien d'accompagnement. Certes, Noah s'occupait de l'administratif et n'assurait pas directement les entretiens. Mais bon, il était quand même visible, et ne fallait-il pas qu'ils affichent une certaine unité ? C'était peut-être antinomique, car Miranda adorait considérer chacun de ses collaborateurs comme une individualité. En fait, si elle en avait le temps, dans l'absolu, elle prendrait plaisir à discuter avec eux autour d'un verre, de convictions sur la société ou de musique et d'art, comme de toute autre sujet. Mais bon, il restait vrai qu'un client qui entrait n'avait lui, pas besoin de voir Noah ou Léna en tant qu'être humain complet avec ses goûts et ses préférences. Un client qui entrait avait besoin de voir un professionnel avec une certaine neutralité. Il n'avait pas besoin de préférer Léna à une autre parce qu'ils avaient la même couleur préférée. Ce n'était pas un bon moyen de juger les qualités professionnelles, pas du tout.

Enfin, avec ce raisonnement, Miranda pourrait aussi bien imposer une couleur de tenue ; et ce serait peut-être aller trop loin. Quoi que, était-ce vraiment aller trop loin ? Peut-être une palette de couleurs ? Après, ça risquait quand même d'être un peu contraignant, parce que les personnes qu'elle embaucherait n'auraient pas forcément les moyens de s'acheter de nouveaux vêtements. Non, il fallait faire simple. Il fallait faire simple, mais quand même formaliser. Il ne fallait pas que Noah le prenne contre lui, et il fallait que les mêmes règles s'appliquent à tous, y compris aux nouveaux qui les rejoindraient très vite. En fait, le mieux, c'était que Miranda demande à Noah de se pencher lui-même sur le sujet, et de lui faire une proposition de dress code. Comme ça, il ne prendrait pas les règles comme quelque chose qui lui serait imposé, et il serait obligé de ses les approprier. Noah aurait l'occasion de réfléchir à la question et, comme c'était quelqu'un d'intelligent et pas de mauvaise fois, il arriverait probablement à la conclusion logique qu'on peut accepter les t-shirts à motifs losange mais pas ceux à motif pastèque, et qu'on peut accepter les bermudas mais pas les shorts. Et s'il arrivait à d'autres conclusions que les siennes, Miranda pourrait toujours discuter avec lui et lui faire réajuster sa proposition (qui resterait néanmoins la sienne à lui).