Gaëlle avait le sentiment qu'elle venait de retrouver sa sœur. Enfin, Miranda sortait de son rôle de femme d'affaire accomplie et acceptait de se montrer telle qu'elle était vraiment : avec ses doutes et ses erreurs. Gaëlle était en train de manger un petit bol de lentilles lorsque Miranda l'avait appelée ce soir-là, et elle avait failli ne pas décrocher. Après tout, elles avaient déjà passé une soirée ensemble la semaine précédente, et Miranda n'avait jamais été si présente dans sa vie (du moins pas à l'âge adulte). C'est fou comme elle commençait à s'intéresser à elle d'un coup, maintenant qu'elle semblait s'être fixé pour objectif de la pousser à se tenir éloignée de monsieur Bardi. Méritait-elle vraiment que Gaëlle décroche ?

Gaëlle avait choisi d'accorder le bénéfice du doute à sa sœur en prenant son téléphone, et elle avait bien fait. Miranda s'était enfin décidée à parler de sa rupture avec Michel, et ça lui avait visiblement fait du bien. Gaëlle ne savait pas s'il y avait la moindre chance qu'ils se remettent un jour ensemble mais, ce qui était certain, c'est que Miranda avait besoin de réaliser que le départ de Michel n'était pas. Elle avait besoin de réaliser que, quand Michel était parti, elle avait renoncé à plein de choses qui avaient autrefois eu de l'importance dans sa vie. Cette conversation avait vraiment été inespérée pour Gaëlle, qui l'avait presque trouvée miraculeuse. Toute seule, Miranda avait semblé réaliser qu'elle était en train de se laisser piéger par une spirale infernale.

Sans que Gaëlle ne lui suggère quoi que ce soit, Miranda avait compris qu'elle traitait tout dans sa vie, y compris ses relations, comme des tâches dans une to-do list. Sans que Gaëlle ne dise rien, Miranda avait compris qu'elle avait besoin de réévaluer ce qui était important dans sa vie. Elle avait semblé réaliser que la comédie du succès qu'elle se jouait n'était peut-être pas l'objectif prioritaire à se fixer. Sans que Gaëlle n'intervienne, Miranda avait semblé comprendre qu'elle s'était elle-même exclue de la vie pour se laisser enfermer et aliéner par son travail. Alors, qui était dans une secte ? Miranda n'avait pas avoué textuellement que c'était elle, mais, pour Gaëlle, c'était tout comme. Miranda avait semblé réaliser sincèrement que quelque chose n'allait pas dans sa propore vie, même si elle n'avait pas admis pour autant que tout allait bien dans celle de sa sœur.

Mais peut-être aussi que Miranda n'avait pas tout à fait tort, et que tout n'allait pas bien dans la vie de Gaëlle. Peut-être que Jenna avait raison, et que monsieur Bardi aussi avait ses défauts, comme tout être humain. Peut-être que leur relation, comme toute relation, était susceptible de comporter ses dangers, même si elle lui apportait aussi beaucoup de bonnes choses. Gaëlle refusait de ranger monsieur Bardi dans une case rigide, de le traiter de gourou, ou de penser qu'il était toxique ou dangereux. Mais peut-être qu'il fallait quand même garder un peu de distances et conserver une marge d'erreur, juste au cas où.

Quand Miranda avait suggéré que, si Gaëlle quittait son emploi, elle deviendrait complètement dépendante de monsieur Bardi, Gaëlle avait tiqué. Sa sœur avait raison, là-dessus au moins. Gaëlle avait été enthousiaste à l'idée d'être définitivement débarrassée de l'emprise de monsieur Griard mais c'était vrai que, si elle sautait le pas, elle n'aurait plus d'autre choix que de faire aveuglément confiance à monsieur Bardi. Que se passerait-il alors s'il apprenait quelque chose qui ne lui plaisait pas sur Gaëlle, et qu'elle se retrouvait sans formations à donner ? Dans quel état psychologique serait Gaëlle si elle ne recevait pas d'appel de lui ou de madame Ouka pendant des semaines entières ? Avant de parler avec Miranda, Gaëlle n'avait vu que les avantages mais, à présent, elle voyait aussi les risques de ce choix.