23.1
Michel avait été terriblement décevant. Gaëlle avait cru qu'il saurait la comprendre, mais il avait été aussi bourré de préjugés que tous les autres. De toute manière, dès le jour où elle lui avait prêté le livre, il s'était formé une opinion négative, juste en lisant la quatrième de couverture. Il avait dit qu'il semblait s'agir d'un bouquin de développement parmi un millier d'autres, alors qu'il n'avait même pas encore pris la peine de le lire. C'est sûr que, si Michel était parti avec des idées préconçues, on ne pouvait pas s'étonner qu'il n'ait pas été capable de tirer parti de sa lecture. Il avait probablement scanné l'ouvrage dans une optique critique, cherchant à voir tout ce qu'il y avait de questionnable plutôt que ce qu'il pouvait y avoir de constructif. Miranda avait toujours dit que Michel était un rabat-joie et, pour la première fois, Gaëlle réalisait que sa sœur avait raison.
Gaëlle, pleine d'espoir, avait pris rendez-vous avec Michel au bistro, pour la troisième fois. Il lui avait écrit un SMS pour lui dire qu'il avait terminé le livre et qu'il serait heureux d'en parler avec elle en même temps qu'il le lui rendrait. Ils avaient donc pris rendez-vous, mais, dès que Michel était arrivé, il avait semblé étrange. Au lieu de dire ce que lui avait pensé du livre, il avait questionné Gaëlle. Il lui avait demandé ce qu'elle-même en avait pensé, si elle était d'accord avec tout, s'il y avait des choses qui l'interrogeaient ou qu'elle aurait eu envie de nuancer, et aussi si elle s'était posée des questions après cette lecture. Gaëlle avait eu l'impression de subir un interrogatoire et elle avait cherché à être précautionneuse dans ses réponses, ne se sentant plus en confiance.
Gaëlle avait cherché à retourner le questionnement vers Michel et ça avait semblé marché, car il était particulièrement avide de dérouler ses grands discours. Il avait expliqué que, selon-lui, on ne pouvait pas, pour décrire cet ouvrage, parler de philosophie comme le faisait Gaëlle. Selon Michel, lire un ouvrage de philosophie conduisait à le refermer avec de nouvelles questions en tête. Selon Michel, un ouvrage qui donnait des réponses et des conseils plutôt qu'ouvrir les questionnements, ça n'avait pas d'intérêt. Encore une fois, Gaëlle commençait à comprendre ce que sa sœur reprochait à son ex. Michel était une sorte de snob intellectuel. Il était tellement pédant avec ses attitudes de grand philosophe. Les gens avaient besoin de réponses et de solutions, donc, contrairement à ce qu'il pensait, les ouvrages avaient d'autant plus de valeur quand ils étaient capables d'en apporter. Michel était de ces gens qui préfèrent lire des trucs incompréhensibles pour se sentir intelligent, plutôt que de lire des choses qui les éclairent vraiment.
Michel avait de nouveau repris avec ses questions, demandant à Gaëlle comment elle connaissait monsieur Bardi, qu'elle lui avait décrit comme un ami. Gaëlle avait répondu, toujours précautionneusement, qu'elle l'avait rencontré dans un bar pendant qu'elle attendait Miranda, et qu'ils avaient ensuite gardé contact. Elle n'avait rien dit de plus, et Michel avait eu le mot de trop quand il avait sous-entendu que monsieur Bardi serait une sorte de gourou. Enfin, il n'avait pas dit exactement ça, mais il avait dit quelque chose sur la tonalité gourouïque que monsieur Bardi semblait avoir dans son style rédactionnel. Selon Michel, monsieur Bardi édictait des règles de vie et des lignes de conduite sans argumentation solide ou sans envisager d'hypothèses contradictoires, et ça ne lui inspirait pas confiance. Ça avait énervé Gaëlle d'entendre ça, surtout que ça faisait écho à ce que semblait penser la copine de Jenna. Pourquoi étaient-ils tous ainsi victimes de préjugés ?
Les gens étaient si étroits d'esprits. Gaëlle ne comprenait pas que monsieur Bardi puisse passer pour un gourou, alors qu'elle, celui qu'elle voyait comme un gourou, c'était monsieur Griard. Pourquoi tous les managers semblaient-ils toujours pouvoir faire les trucs les plus horribles sans jamais être accusés d'être des gourous ? C'était les managers qui supprimaient la liberté des membres de leurs équipes en les obligeant à être en permanence à leur disposition et en train d'obéir à tous leurs caprices. C'était les managers qui nuisaient à leur liberté de pensée en les noyant sous les notifications et sous les tâches à faire, au point qu'ils n'aient plus de temps et d'énergie pour prendre du recul et se questionner. Pourquoi monsieur Bardi, qui cherchait justement à permettre aux gens de se sauver de cette emprise, était-il systématiquement celui qui passait pour un gourou ?
C'était tellement injuste, et Michel ne semblait pas écouter les arguments de Gaëlle. Lui qui, l'autre jour, semblait prêt à reconnaître comme malsain l'engrenage dans lequel était Miranda, avait complètement retourné son fusil d'épaule. Selon Michel, monsieur Bardi était un gourou car il prêchait le bonheur. Ça signifiait que les gens qui poursuivaient l'argent et le succès n'étaient pas susceptibles d'être des gourous car ils n'essayaient même plus de faire semblant de se soucier de leur bien-être, et c'était absurde. A l'entendre aujourd'hui, l'entreprise n'était plus une secte, mais toutes les tentatives pour lui échapper l'étaient systématiquement. Gaëlle, elle, pensait que la société actuelle n'était qu'une immense secte, et qu'il n'y avait donc pas de sens à parler de secte pour désigner les autres initiatives de mode de vie. C'était juste un moyen de les dénigrer, pour renforcer le pouvoir de la société et du modèle actuel. Tout ça était tellement injuste. Gaëlle se sentait trahie par Michel, qu'elle n'aurait jamais pensé faire partie de ce camp là. Pourtant, il l'était ; lui aussi endocriné par la société au moins assez pour penser que les tentatives de créer des modes de vie différents étaient dangereuses.
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