22.2
Miranda savait que Michel avait probablement raison et qu'il fallait surveiller de plus près Gaëlle et ce monsieur Bardi. Mais, en même temps, Miranda ne supportait pas la condescendance de Michel. Il arrivait là, chez elle, comme une fleur, fier d'avoir détecté en deux discussions avec Gaëlle ce qui était passé sous les yeux de sa sœur ses six derniers mois. Le pire, c'est que Michel semblait dire à Miranda que ce qui arrivait à sa sœur pouvait être vu comme une chance pour elle. C'était délirant, et surtout terriblement hautain. D'après Michel, Miranda était exclusivement préoccupée par son travail et avoir d'autres soucis lui permettrait de prendre du recul et de réaliser qu'au moins la moitié de ses préoccupations n'avaient en fait pas d'importance. De quel droit se permettait-il de juger sa vie ainsi ? Comment pouvait-il décréter qu'elle était exclusivement préoccupée par son travail, sur la seule base de ce qu'il pouvait voir sur les réseaux sociaux et de ce qu'elle avait été quand ils étaient encore ensemble ?
En même temps, Michel n'avait pas vraiment tort. C'est sûr que Miranda n'avait pas vraiment d'autres préoccupations mais, gérer une entreprise, c'était déjà bien assez de préoccupations. Est-ce que, comme Michel le sous-entendait, elle s'encombrait l'esprit avec de fausses préoccupations ? Elle avait envie de dire que non mais, après avoir discuté avec lui, elle n'en était plus trop sûre. Elle avait voulu le contredire et il lui avait donc proposé de faire le test. Miranda avait donc partagé avec lui ses préoccupations et, pendant ce temps, elle avait presque eu le sentiment qu'ils étaient de nouveau ensemble et qu'elle partageait avec lui ses soucis comme elle le faisait avant. C'est vrai que Michel l'avait toujours aidée à relativiser. C'est vrai que certaines des choses qui l'inquiétaient étaient peut-être des choses sur lesquelles il lui faudrait lâcher du lest.
C'était important de vouloir connaître les sources d'insatisfaction de ses salariés pour les réguler mais, en même temps, Miranda ne pourrait peut-être jamais les connaître en intégralité, et il fallait peut-être qu'elle renonce à vouloir en savoir plus que ce qu'ils souhaitaient lui partager. Ce n'était pas optimal que Christian ait le béguin pour une de ses collègues mais, après-tout, c'était quand même bizarre qu'il soit venu lui en demander l'autorisation, et elle n'avait pas son mot à dire là-dessus. Ce serait très embêtant pour Toivoiose si Charlotte décidait de les quitter après tous ses mois passés à la former mais, en même temps, ça restait sa décision et, si Charlotte rompait sa période d'essai, c'était un choix de vie qu'elle était totalement libre de faire.
En parlant avec Miranda, Michel avait beaucoup plaisanté. Elle lui racontait ce qui lui passait par la tête, et lui haussait les sourcils ou faisait des têtes rigolotes, demandant si Miranda ne pensait pas que ses salariés risquent, eux aussi, de se sentir piégés dans une secte. Miranda riait avec lui, signalant que, si on avait le sentiment d'être piégé dans une secte, c'était que la secte ne nous avait pas suffisamment bien piégés. Assurément, Gaëlle n'avait pas le sentiment d'être piégée. Gaëlle se sentait parfaitement libre et c'était là tout le souci.
Dans le fond, Miranda avait quand même du mal à comprendre ce que peut vraiment signifier la liberté d'esprit, parce que c'était plus complexe que ce qu'il semblait. Michel avait toujours été plus doué qu'elle pour la philosophie, mais Miranda avait le sentiment que personne n'était jamais totalement libre, même pas dans sa pensée. Si tout le monde subit toujours des influences et des contraintes, à partir de quel moment on décide que c'est trop pour rester de la liberté ? C'est forcément trop si la personne le ressent comme tel mais, en même temps, si la personne consent librement, est-ce qu'on peut arriver à prouver que ce n'est pas vraiment librement qu'elle a consenti ? Et, si c'est le cas, est-ce qu'il y a vraiment des fois où c'est librement qu'on consent ?
Michel était bon philosophe, mais il n'était pas non plus un expert en dérives sectaires. Tout ce qu'il savait, c'est que les gens à la tête de ce genre de groupes étaient très bons pour créer de l'adhésion, et que leurs buts n'étaient probablement pas ceux qu'ils affichaient. Miranda ne voyait pas ce qu'il y avait de mal en soi à essayer de créer de l'adhésion, mais elle arrivait plus facilement à concevoir qu'une tromperie soit, en soi-même, quelque chose à démasquer. En même temps, si Gaëlle perdait sa liberté d'esprit sous l'influence de monsieur Bardi, est-ce que ça changeait vraiment quelque chose, que lui croit ou non en sa propre philosophie ? Ou peut-être que le problème devait être la philosophie elle-même, et qu'il n'était pas tant l'adhésion que la chose à laquelle on adhérait. Miranda trouvait ça dur d'expliquer ce qui faisait ou non que ce qu'il se passait pour Gaëlle puisse être décrété être mauvais ou inquiétant. Comme c'était si complexe, ça expliquait qu'elle n'ait rien fait jusqu'ici. Rien n'était évident.
En même temps, en parlant avec Michel, Miranda voyait bien qu'elle ne pouvait pas non plus nier qu'il y ait quelque chose de très louche derrière tout ça. Elle ne pouvait plus nier que ne pas s'inquiéter pour Gaëlle revenait à choisir de fermer les yeux sans se soucier de ce qui pourrait lui arriver. D'après Michel, ce genre de mécanismes pouvait conduire loin, et transformer Gaëlle en petit pantin qui serait un sujet de monsieur Bardi au point de faire tout ce qu'il demanderait, même si ça impliquait de faire des choses contraires à ses valeurs comme par exemple mentir, voler ou divulguer des données confidentielles. Miranda avait du mal à imaginer sa sœur faire ce genre de chose, sauf mentir mais, depuis son enfance, Gaëlle n'avait jamais eu besoin de subir une quelconque influence pour se retrouver à mentir. Gaëlle avait toujours confondu la fiction et la réalité, croyant probablement à ses propres mensonges. Peut-être que ça faisait partie des choses qui faisaient d'elle une cible de choix pour les gens comme monsieur Mardi. En même temps, est-ce qu'on peut mentir si on pense être en train de dire la vérité ? Est-ce que monsieur Bardi ment, ou est-ce qu'il croit vraiment que sa philosophie rend les gens heureux ? Et si sa philosophie rend vraiment les gens heureux, est-ce qu'on a tort de souhaiter sortir Gaëlle de là ? Est-ce que ça peut rester mal même si ça la rend vraiment heureuse ? C'était de ce genre de choses que Miranda et Michel avaient discuté toute la nuit, sans parvenir à trouver de véritables réponses.
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