20.2
Michel avait quitté le bistro et, avant de rentrer chez elle, Gaëlle avait commandé un œuf à la coque à manger sur place. La serveuse, une jeune fille qui semblait particulièrement gênée par la situation, avait bafouillé qu'ils ne pouvaient pas servir les plats de la carte avant dix-neuf heures. Gaëlle avait insisté. La petite était donc allé demander en cuisine s'ils pouvaient faire une exception, pendant que Gaëlle se demandait si, mal à l'aise comme elle semblait l'être dans son travail, cette jeune serveuse pourrait gagner à envisager d'autres pistes d'existence. Gaëlle était presque décidée à engager la conversation avec elle à son retour de la cuisine, quand ses plans avaient été mis à mal par l'arrivée imprévue d'une personne qui s'était installée face à elle.
Jenna avait agité sa main devant la figure de Gaëlle pour attirer son attention, celle-ci étant si pongée dans ses pensées qu'elle ne l'avait même pas vue arriver. Apparemment, elle avait vu Gaëlle par la fenêtre, et avait décidé de venir la saluer. Gaëlle ne savait pas trop si c'était autorisé, se rappelant ce qui lui avait été dit sur le fait de lier des affinités particulières avec certains des membres du groupe. Après, ce n'était pas comme si Jenna et elle s'étaient donné rendez-vous en secret. Elles s'étaient croisées par hasard, et aucune règle n'interdisait la politesse ou la spontanéité d'une conversation fortuite. Gaëlle n'avait pas recroisé Jenna depuis le premier séminaire auquel elle avait participé, dans les bois, et elle s'était souvent demandé ce qu'elle devenait. Avait-elle enfin débuté ces groupes de travail auxquels elle était si impatiente de participer ?
Jenna avait soupiré en haussant les épaules. Elle n'avait toujours pas été conviée à un groupe de travail, et monsieur Bardi lui avait fait comprendre qu'il y avait à ça une raison spécifique, sans lui préciser laquelle. Apparemment, il lui aurait été remontées des informations le laissant penser que Jenna n'était pas encore prête à mériter cette opportunité. Sur le moment, ça avait été très dur à avaler, mais Jenna avait pris son mal en patience et essayé d'être irréprochable. Le plus dur, expliquait-elle à Gaëlle, ça avait été de ne pas savoir de manière certaine ce qui lui était reproché, même si elle avait ses soupçons. Disant cela, Jenna avait immédiatement demandé à Gaëlle de ne rien répéter à personne de leur conversation, craignant que le simple fait qu'elles se parlent puisse être mal vu, ou au moins le fait qu'elle raconte ce qui lui était arrivé.
D'un coup, Gaëlle avait été emplie de doutes et de remords. Elle se souvenait de l'air contrarié que monsieur Bardi avait pris lorsqu'elle lui avait parlé de Jenna et des groupes de travail auxquels celle-ci espérait participer. A l'époque, elle n'avait pas su qu'il s'agissait d'un secret, ou qu'il était mal vu de partager à d'autres les informations sur les opportunités qui nous étaient ou non proposées. Maintenant, Gaëlle se demandait si ce n'était pas à cause de ça que Jenna avait été réprimandée. Si ça se trouve, il pouvait même y avoir d'autres choses que Gaëlle avait répétées sans s'en rendre compte, alors qu'elle aurait dû les garder pour elle. Par exemple, elle n'arrivait plus à savoir si elle avait ou non parlé avec quelqu'un d'autre de la remarque de Jenna sur les livres de monsieur Bardi. Depuis qu'elle les avait lus, Gaëlle avait constaté à quel point Jenna avait raison : il avait le talent de mettre en mot des vérités qui pouvaient sembler banales mais dont il arrivait à donner du relief à l'importance. Typiquement, c'était quelque chose que Gaëlle aurait pu répéter en tout enthousiasme et qui, en même temps, aurait pu vexer monsieur Bardi (s'il n'appréciait pas qu'on mette en avant le fait que la plupart de ses phrases pouvaient être considérées comme banales).
Pourtant, c'était vrai que les phrases étaient banales, et que la plupart des idées de ses livres étaient probablement des choses qu'on pouvait retrouver dans plusieurs ouvrages de développement personnel. Ça n'enlevait rien au fait que le système que monsieur Bardi avait créé, en assemblant toutes ces idées et en les incarnant par des actions, avait une valeur immense pour Gaëlle (et probablement pour beaucoup d'autres personnes). La banalité n'enlevait rien à la grandeur, et c'était quelque chose que Gaëlle pouvait tout à fait énoncer s'en penser à mal, vu que ça lui semblait parfaitement conforme à leur philosophie. En même temps, elle comprenait aussi que ça puisse être vu comme dévalorisant. Gaëlle le comprenait très bien car, avant de partir du bistro, Michel avait ressorti le livre de son sac et en avait lu la quatrième de couverture. Il avait dit qu'il allait lui donner sa chance mais qu'à première vue ça lui semblait quand même beaucoup ressembler à « n'importe quel autre ouvrage de développement personnel ». En entendant ça, Gaëlle s'était sentie très vexée, alors même qu'elle n'avait pas écrit le livre elle-même et qu'elle partageait, au moins en partie, l'opinion de Michel. Alors, si elle-même avait ressenti ce sentiment d'être vexé, elle pouvait très bien s'imaginer ce que pourrait ressentir monsieur Bardi si ce type de pensées sur ses ouvrages lui arrivait aux oreilles.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro