2.2
Pour arrêter de réagir, il fallait être coupée des demandes d'autres qu'elle-même. C'était incontournable. Enfin, dans l'absolu, elle pouvait peut-être continuer d'être exposée aux demandes tout en les ignorant, mais c'était la voie directe pour le licenciement. Sans aller jusque là, ce serait devenir une personne qui n'est pas fiable, sur laquelle on ne peut pas compter, et Gaëlle n'avait aucune envie de devenir cette personne-là. Le seul moyen de couper, c'était d'officialiser la coupure. Officialiser la coupure, c'est justement ce que proposait monsieur Bardi.
Gaëlle avait rencontré monsieur Bardi par hasard et, si le hasard l'avait mis sur sa route, c'était probablement parce que c'était exactement ce dont elle avait besoin. Ce jour-là, Gaëlle devait retrouver sa sœur dans un bar, mais, pour la troisième fois d'affilé, Miranda lui avait fait faux bond. Gaëlle, qui s'était toujours considérée comme la meilleure amie de sa sœur, se disait que, si celle-ci manquait tous leurs rendez-vous, c'était probablement car elle ne voulait pas parler de sa rupture avec Michel. La rupture était encore récente mais, si Miranda continuait à l'éviter comme ça, ce ne serait plus quelque chose de récent quand elles en parleraient. Si Miranda ne lui en parlait pas à elle, elle n'en parlait probablement à personne d'autre. Si Miranda n'en parlait pas, c'était probablement un moyen de faire comme si ça n'existait pas ; comme si ce n'était pas tout à fait réel. Gaëlle comprenait tout ça et, du coup, elle n'en voulait même pas à sa sœur.
Il n'empêche qu'être seule dans un bar, sans l'avoir décidé soi-même, n'est pas forcément agréable. Gaëlle s'apprêtait à se lever et à partir, quand un homme l'avait abordée. C'était monsieur Bardi. Il lui avait demandé pourquoi elle semblait partir de manière si précipitée. Gaëlle avait expliqué que sa sœur venait de lui écrire qu'elle ne la rejoindrait finalement pas, et il avait vu qu'il y avait autre chose. Il avait vu qu'elle semblait plus pressée que nécessaire, qu'elle n'était pas capable de profiter de cet imprévu moment de temps pour elle qu'elle aurait pu savourer, et qu'elle partait en courant vers quoi que ce soit d'autre qu'elle pourrait trouver plus utile. Pourtant, qu'est-ce qui pouvait être plus utile que prendre du temps pour soi ?
C'est comme ça que leur conversation avait commencé, et, par un hasard du destin, monsieur Bardi s'était trouvé être un organisateur de séminaires dédiés à la nécessité de se retrouver soi-même. Non seulement il organisait des semaines de vacances déconnectées centrées sur la prise de recul mais, en plus, il se proposait d'officialiser la coupure avec l'entreprise. Monsieur Bardi disait que les gens qui avaient le plus besoin de couper était ceux qui en étaient le moins capables par eux-mêmes. Il comprenait que couper puisse faire peur. On attend souvent les périodes qui arrangent le plus notre entreprise, par peur de décevoir. On craint ce qu'on va retrouver à notre retour, et cette nuée d'e-mail qui annule en un jour le bénéfice d'une semaine de vacances. On passe le premier jour de vacances à penser à ce qu'on vient de quitter, et le dernier à penser à ce qu'on va retrouver. Monsieur Bardi lui, est capable d'expliquer à l'entreprise le besoin et le bénéfice d'une déconnexion spontanée et profonde.
Monsieur Bardi avait proposé à Gaëlle ce qu'il proposait apparemment à tous les autres vacanciers qui en éprouvaient le besoin. Il lui avait proposé d'appeler son manager et de faire lui-même le lien et l'argumentation. Il avait justement un séminaire de quinze jours qui commençait une semaine plus tard. Ça laissait à Gaëlle le temps de se faire à l'idée. Elle n'avait qu'à signer le formulaire de séjour (il en avait justement dans son sac), et à lui donner le numéro de téléphone de monsieur Griard. Il l'appellerait dès le lundi matin (non, il ne dérangeait pas les gens pendant le week-end, c'était contraire à ses principes) et lui expliquerait tout. Il expliquerait que Gaëlle avait besoin de repos, pas dans deux mois mais maintenant, et qu'il était dans son intérêt qu'il accepte qu'elle prenne des congés. Si elle n'avait pas assez de jours, elle pouvait prendre des congés sans solde. Elle avait confirmé qu'elle pouvait se le permettre car, même si elle ne croulait pas sur l'or, elle était prête à reconnaître que son bien-être devait être considéré comme une priorité. Le séjour en lui-même était déjà assez onéreux mais, même en ajoutant quinze jours de congés sans soldes, ça vaudrait le coût. En plus, c'était un séjour tout inclus, et sa sérénité n'avait pas de prix.
Monsieur Bardi appellerait monsieur Griard pour le convaincre d'accepter les congés, mais aussi pour lui expliquer la vigilance à avoir sur l'organisation du retour. Un salarié reposé et bien dans sa peau est un salarié plus productif, mais seulement si les conditions du retour n'annulent pas les bénéfices des vacances. Il ne fallait pas que les sujets s'accumulent et que Gaëlle ait trente e-mails à lire à son retour. Il fallait qu'une personne assure la gestion de ses e-mails pendant son absence, et produise juste à son retour une liste synthétique des points qui restaient à traiter. Et, surtout, il fallait que monsieur Griard ait en tête que Gaëlle était absente et qu'il ne lui écrive pas, que ce soit en individuel ou en l'incluant dans des e-mails collectifs. Il était important qu'il ne lui écrive pas, même si son téléphone serait dans tous les cas coupé. Elle ne devait pas avoir dix-mille informations dont prendre connaissance à son retour. Il devait, en tant que manager, lister les choses survenues pendant son absence et lui en faire un récapitulatif lors d'un point spécifique qu'ils auraient le jour de son retour. Ce n'était pas la mer à boire, et c'était sa responsabilité, en tant que manager, s'il voulait des salariés bien dans leur travail et un service efficace.
Monsieur Bardi était comme un miracle tombé du ciel. Est-ce qu'il allait réussir à convaincre monsieur Griard ? C'était tout ce qui inquiétait Gaëlle. Pourtant, lui n'avait pas l'air d'en douter une seule seconde. Elle, ça lui semblait beaucoup trop beau pour être vrai. Ces deux semaines de vacances coupée de tout (surtout du boulot) et suivies d'un retour qui ne serait pas anxiogène, n'était-ce pas un rêve absolu ? Pourtant, monsieur Bardi avait raison, ce ne devrait pas être un fantasme auquel on n'arrive pas à croire ; ce devrait juste être un droit humain relevant du normal le plus élémentaire.
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