19.3
Ce mercredi-là, en revanche, ça ne pourrait pas être le jour où Miranda se joindrait au club footing, car elle avait promis à Gaëlle qu'elles mangeraient ensemble au restaurant. Gaëlle lui avait demandé de jurer qu'elle ne lui apporterait pas de cadeau, car elle ne voulait pas que ce soit considéré comme son anniversaire, mais elles pouvaient manger ensemble. Miranda lui devait bien ça. Si elle avait pris le temps de manger avec elle ou de l'appeler vraiment, sans attendre si longtemps, peut-être qu'elle aurait pu la surveiller de plus près et que sa sœur n'aurait pas fini à l'hôpital. Elle n'arrivait pas à savoir s'il y avait de quoi s'inquiéter mais, ce qui était certain, c'est qu'il y avait beaucoup à rattraper pour parvenir de nouveau à échanger avec une sœur qu'elle aurait l'impression de connaître et de comprendre.
Gaëlle était devenue si parcimonieuse dans ses propos, qu'on avait toujours l'impression d'être en train de lui tirer les vers du nez. Pourtant, au début, Gaëlle était très enthousiaste pour parler de son nouveau système d'alimentation, et ravie que Miranda lui demande de partager avec elle des exemples de menus. Elle avait quand même souligné que ce repas au restaurant avait impliqué de complètement changer son planning alimentaire de la journée, souriant en affirmant qu'elle était très heureuse de faire cette exception pour Miranda. Et puis, la conversation avait complètement basculé.
Avant même que Miranda ne puisse exprimer qu'elle s'inquiétait pour Gaëlle et qu'elle se sentait coupable de ne pas avoir assez fait attention à elle, Gaëlle avait retourné la situation. D'une façon totalement incompréhensible, Gaëlle avait dit, elle, qu'elle s'inquiétait pour Miranda. Apparemment, le fait que Miranda ait cinq petites minutes de retard sur leur rendez-vous au restaurant était, selon Gaëlle, quelque chose de révélateur, et son silence des dernières semaines l'était tout autant. Gaëlle disait avoir senti que, même à l'hôpital, Miranda ne pouvait pas aligner trois phrases sans parler de son boulot, et elle répétait être inquiète pour sa sœur.
C'était absurde. Comment Gaëlle pouvait-elle se dire inquiète, alors que c'était elle qui s'était évanouie en pleine rue et qui s'était retrouvée à l'hôpital ? Miranda avait décidément eu tort de lui confier qu'elle avait l'impression que ce type d'incident aurait pu lui arriver à elle-même. C'était une exagération, et ça ne signifiait pas qu'il fallait s'inquiéter pour elle. C'était Gaëlle qui s'était laissée influencer par des idées étranges au point d'en oublier de manger correctement. Miranda pouvait peut-être parfois l'oublier elle aussi, mais pour des raisons qui étaient plus légitimes, et jamais au point de s'en être évanouie.
A chaque fois que Miranda cherchait à creuser ces histoires de philosophie, Gaëlle semblait changer de sujet. Il fallait insister et insister, mais rien de ce que disait Gaëlle ne permettait de comprendre quelles étaient vraiment ces idées révolutionnaires qui la passionnaient au point d'en oublier de manger correctement. Miranda posait des questions, et Gaëlle répondait par des banalités ou tentait de retourner la conversation en parlant de Miranda. Elle disait des choses sans queue ni tête, comme par exemple que la philosophie à laquelle elle s'intéressait pouvait être considérée comme contraire à celle de la gymnastique.
Gaëlle avait expliqué que Miranda lui semblait vouloir toujours repousser ses limites en en faisant toujours plus, et que c'était ça qui l'inquiétait. Miranda ne voyait absolument pas le rapport avec la gymnastique, d'autant plus que son agrès préféré avait toujours été la poutre, reposant avant tout sur la recherche d'un certain équilibre. Qui plus est, c'était Gaëlle qui, petite, se rendait malade de stress au point de vomir avant chacun de ses concours de piano. Gaëlle avait toujours été extrême dans tout ce qu'elle faisait, et, aujourd'hui, c'était elle qui avait trop repoussé ses limites, en ne respectant pas les besoins de son corps en termes d'apports alimentaires. Gaëlle répétait, parlant de Miranda et de son boulot, que parfois « trop c'est trop », mais elle semblait oublier que, d'autres fois, trop peu c'est trop aussi.
Tout ce que disait Gaëlle semblait n'être que du vent, quand ce n'était pas directement des accusations dirigées contre Miranda. Peut-être que Miranda ne comprenait pas sa sœur, mais, alors, c'était complètement réciproque. Gaëlle semblait penser que Miranda poursuivait à travers Toivoiose des buts illusoires comme l'envie de succès ou la recherche d'argent, alors que ce n'était absolument pas ce dont il était question. Si Miranda avait créé son entreprise, c'était par envie de liberté et par besoin d'évoluer dans une boîte fonctionnant de manière plus saine que celle dont elle avait fait partie. Miranda pouvait comprendre que Gaëlle souffre de son travail, car elle avait elle-même vécu une situation similaire. Ce que Miranda ne pouvait pas comprendre, c'est que Gaëlle l'assimile, elle, sa propre sœur, à la représentation qu'elle se faisait de ce qu'était le monde du travail et ses travers. Comment Gaëlle pouvait-elle penser ça, alors que tout ce que faisait Miranda avait pour but d'échapper à ça ? Tout ce que Miranda voulait, c'était créer un cadre de travail sain pour elle-même et pour ses salariés, ce qui était absolument conforme à ce à quoi Gaëlle disait elle-même aspirer. Miranda n'arrivait pas à comprendre pourquoi sa sœur cherchait à faire d'elle une ennemie.
Comme c'était le seul cadre de conversation qui semblait leur permettre de se parler avec le sourire et sans animosité, Miranda avait habillement orienté la conversation vers leurs souvenirs d'enfance. C'était tellement plus facile de parler avec la petite fille qui vivait encore en Gaëlle, plutôt que de tenter de converser avec celle qu'elle était devenue aujourd'hui. C'était si touchant de se souvenir de tout ce qu'elles avaient vécu ensemble et, en même temps, ça brisait le cœur parce que ça mettait sur la table à quel point elles devenaient aujourd'hui lointaines l'une à l'autre. A l'époque, Gaëlle posait des questions et Miranda lui apportait les solutions. Gaëlle demandait à parler avec une licorne et Miranda se déguisait. Gaëlle arrivait avec du feutre plein sa chaussure et Miranda coloriait la deuxième chaussure de la paire pour l'assortir. Gaëlle croquait dans le savon de la salle de bain et Miranda le coupait bien droit pour retirer la partie qui comportait les marques de dents. Gaëlle cherchait à comprendre pourquoi l'herbe était verte et Miranda lui inventait une histoire pour l'expliquer. Gaëlle voulait manger des bonbons plutôt que son repas et Miranda lui fabriquait une sucette en accrochant ses brocolis au dessus d'un bâton.
Aujourd'hui, Gaëlle semblait considérer que les solutions que Miranda trouvait aux problèmes de la vie étaient mauvaises, et elle préférait écouter le premier venu qui lui proposait un cadre de pensée lui permettant de se distinguer. Mais Miranda n'arrivait même pas à appréhender ce que ce cadre de pensée pouvait-être ou les solutions qu'il pouvait bien avoir à proposer. Miranda voyait juste que Gaëlle semblait toujours se créer plus de problèmes, et avant tout qu'elle semblait avoir un besoin de se distinguer d'elle qui s'exacerbait. Miranda savait qu'elle devait essayer d'être plus présente pour sa sœur, qu'il fallait qu'elle prenne soin d'elle et qu'elle puisse faire preuve de vigilance si Gaëlle finissait par aller trop loin mais, dans ses conditions, c'était difficile. Déjà que c'était difficile pour Miranda que de prendre soin de sa sœur quand elle avait déjà tellement sur sa planche à côté, Gaëlle ne lui facilitant pas la tâche en semblant la rejeter et l'attaquer dès qu'elle essayait de se rapprocher d'elle.
En même temps, derrière tous ces propos incohérents qui ne semblaient rien exprimer d'autre qu'un besoin de contradiction, Miranda reconnaissait aussi la petite fille qui avait besoin de fantaisie, de réponses, de solutions, et qui avait toujours cherché à se créer un monde un peu différent de la banalité ambiante. La seule différence entre elles deux, c'est que Miranda, elle, cherchait à créer un monde un peu meilleur à travers des actions concrètes et proportionnées aux possibilités de la réalité. Gaëlle cherchait à se créer un autre monde dans l'imagination ou le monde théorique des idées, mais dans tous les cas hors des limites concrètes du raisonnable. C'était tellement ironique que Gaëlle parle à Miranda des limites qu'il fallait soi-disant savoir respecter, alors que c'était elle qui n'avait jamais été capable de se résigner à accepter les limites de la réalité.
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