Gaëlle ressentait un véritable moment de doute et de pression. Jusque là, tout avait semblé si facile et elle s'était sentie si confiante. Les deux derniers séminaires n'avaient été que pur plaisir, et Gaëlle s'était sentie membre du groupe au même titre que tous. Elle s'était parfois sentie moins avancée que les autres, mais jamais elle ne s'était sentie en retard par rapport à ce qui pouvait être attendu d'elle. Monsieur Bardi avait été extrêmement élogieux lors de chacun de leurs échanges, et Gaëlle s'était sentie sur la bonne voie, avec le droit d'avancer pas à pas, au rythme qui lui convenait. D'un coup, tout s'accélérait.

D'un coup, Gaëlle était catapultée dans ce séminaire d'orientation, et elle ne se sentait absolument pas prête. Elle ne comprenait pas ce qu'il se passait, et elle se demandait si monsieur Bardi n'avait pas fait une erreur en l'inscrivant ici. Peut-être que c'était dans un autre séjour qu'il avait souhaité l'envoyer ? En même temps, si elle retrouvait la plupart des participants du précédent week-end, c'était peut-être aussi que leur succession constituait un parcours logique. Mais bon, quand même, d'un coup, ça allait sacrément vite. Gaëlle n'avait même pas encore eu le temps de lire tous les livres de monsieur Bardi, même si elle en avait déjà lu vingt sur vingt-cinq. Et puis, surtout, elle n'avait pas eu le temps de prendre du recul sur le tout et de choisir dans quel ordre et par quelles étapes incarner leur philosophie dans son quotidien.

Elle pouvait choisir une activité, oui, ne serait-ce que par élimination. Gaëlle pouvait choisir de dispenser des formations quelques jours par mois, même si ça impliquait probablement de devoir encore demander des jours de congés à monsieur Griard. Au moins, ça lui offrait potentiellement une offre d'emploi pour un jour quitter son job actuel qu'elle détestait de plus en plus. Enfin, elle ne le détestait même plus ; elle n'en avait juste plus rien à faire. Sa vraie vie était dans ce groupe, là où son véritable potentiel était reconnu et pouvait être mis à contribution. Donner des formations pour lutter contre la toxicité du management qu'elle subissait elle-même, ça pourrait être pour elle une vraie revanche sur la vie. Gaëlle s'en sentait capable, mais elle trouvait quand même ça un peu trop rapide.

Et puis, surtout, Gaëlle ne comprenait pas trop quelle logique il y avait à séparer l'animation et la conception d'une formation. Dans son travail, elle avait déjà donné des formations, et elle les avait toujours conçues elle-même. Du coup, elle ne voyait pas pourquoi on séparait les deux aspects, et elle comprenait encore moins pourquoi elle n'avait pas été confiée à la conception, en particulier au vu de son expérience dans le domaine. Elle préférait penser que la formation existait déjà depuis longtemps et qu'ils n'avaient rien voulu dire le week-end d'avant pour ne pas les frustrer. Dans tous les cas, si Gaëlle poursuivait dans cette vois, il y aurait probablement par la suite des occasions d'enrichir ou de faire évoluer la formation. Elle avait posé cette dernière question à madame Ouka mais, encore une fois, elle n'avait pas obtenu de réponse.

Gaëlle commençait à prendre l'habitude. Poser des questions, ça ne semblait pas spécialement encouragé. Les informations leur étaient données quand semblait avoir été jugé le moment adéquat de les leur transmettre et, autrement, dès qu'elle cherchait à anticiper un peu plus, elle se prenait un mur. Soit on lui retournait la question avec une ritournelle comme « Pourquoi c'est important pour toi de savoir ça ? », soit on lui répondait en donnant une information qu'elle savait déjà et qui ne répondait que partiellement à la question. On pouvait aussi lui répondre explicitement qu'on ne pouvait pas lui donner la réponse ou que celle-ci lui serait transmise le moment venu, mais il n'y avait pas vraiment de quatrième option. C'était terriblement frustrant, mais il fallait juste que Gaëlle s'y habitue. Ça faisait d'ailleurs aussi partie des raisons pour lesquelles elle n'avait pas envie d'animer des séminaires de randonnée. Elle n'avait pas envie d'être cette personne qui devrait repousser les questions des autres en répondant par des astuces de langue-de-bois. Elle n'avait pas envie d'être une gardienne de secrets et de devoir en permanence faire du tri entre ce qu'elle pouvait partager et ce qu'elle devait garder pour elle. Ce serait beaucoup trop dur, surtout émotionnellement, de faire aux autres ce qu'elle n'aimait pas qu'on lui fasse à elle-même.

Malgré tout ça, la première journée de séminaire avait été plaisante. Gaëlle avait adoré assister à la formation simulée en jouant le rôle d'un manager. Elle avait passé son temps à jouer le rôle de monsieur Griard, et ça avait été un véritable exutoire. En plus, madame Ouka l'avait félicitée, en disant que toutes ses interventions avaient été très utiles en servant le jeu de rôle et en lui donnant l'occasion de montrer comment adapter sa posture face à un manager de ce type. Elle avait quand même sous-entendu que les monsieur Griard n'étaient pas rares dans le public, ce qui laissait entendre que la formation qu'elle leur montrait avait déjà effectivement été dispensée. A moins que madame Ouka n'ait rencontré des monsieur Griard dans d'autre contextes, ou qu'elle ait déjà donné d'autres formations similaires sans qu'il ne s'agisse de celle-ci. Elle ne voulait strictement rien leur dire à ce sujet, et ça continuait de frustrer Gaëlle. Elle trouvait aussi très frustrant de penser qu'il y avait des monsieur Griard dans chaque entreprise mais, quelque part, ça ne l'étonnait pas vraiment non plus.