14.1
Gaëlle avait passé son anniversaire seule chez elle. Enfin, d'une certaine manière, elle n'était pas seule. Elle était avec monsieur Bardi, présent à travers l'ouvrage qu'elle lisait et aussi à travers la façon dont il avait coloré sa façon de penser de manière plus générale. Gaëlle comptait se coucher tôt car, le lendemain matin, elle allait devoir se lever à cinq heures du matin pour partir pour un week-end de trois jours. Monsieur Bardi lui avait encore fait l'honneur de lui proposer un séjour gratuit mais, cette-fois, il fallait poser un jour de congé. Gaëlle avait dû elle-même prévenir monsieur Griard, qui avait râlé, lui disant que ça posait problème dans l'organisation du service. Mais comme il n'avait pas officiellement refusé, Gaëlle ne s'était pas démontée. Peu importe s'il était déçu ou mécontent, tant qu'il validait sa demande au bout du compte. Gaëlle se sentait beaucoup plus libre depuis qu'elle avait décidé d'arrêter d'essayer de le satisfaire. Dans tous les cas, qu'elle essaye ou pas de le satisfaire, il finissait toujours mécontent. Alors à quoi bon se démener à faire l'effort ?
Gaëlle était bien contente d'avoir été conviée à ce week-end car, en plus de lui donner de nouvelles opportunités de compréhension et de contribution, ça résolvait le dilemme de son anniversaire. Habituellement, elle faisait une fête mais, cette année là, elle ne savait pas qui inviter. Elle aurait bien convié monsieur Bardi, ou au moins Jenna et d'autres personnes avec qui elle avait sympathisé lors du week-end à la campagne. En même temps, Gaëlle se souvenait des discours sur l'importance de ne pas lier des affinités trop sélectives, rappelant que celles-ci seraient susceptibles de susciter des jalousies. Gaëlle se souvenait aussi que les personnes extérieures risquaient de faire preuve d'incompréhension et de suspicion, voire de les rejeter violemment. Elle ne pensait pas que ses amis (ou même ses connaissances moins proches) soient comme ça mais, avec ce qu'elle avait pu voir déjà chez Miranda, elle se méfiait quand même.
C'était plus compliqué qu'on pouvait le penser. Il n'y avait pas des gens biens et ouverts d'un côté, et de méchantes personnes fermées de l'autre. Les connaissances de Gaëlle étaient des personnes plutôt ouvertes, mais ça ne garantissait pas qu'elles puissent être dans un état d'esprit propice à comprendre et accepter leur philosophie. Chacun était trop lié à ses propres attachements pour être vraiment à même d'accepter des paradigmes différents. Pour s'ouvrir vraiment à quelque chose de fondamentalement différent, il fallait être assez déçu du reste pour être prêt à y renoncer. Au final, c'était probablement plus une histoire de déception que d'ouverture, et les amis de Gaëlle ne semblaient pas assez déçus de quoi que ce soit. Ces dernières semaines, elle les avait appelées pour prendre des nouvelles, comme elle le faisait très souvent, mais, cette fois-ci, elle avait eu une optique un peu différente. Elle avait essayé d'identifier qui pouvait être assez déçu de son existence pour pouvoir être aidé à penser différemment et à trouver une voie qui lui conviendrait mieux, mais elle n'avait trouvé personne. Tout le monde semblait si heureux et épanoui que c'en était presque énervant. Est-ce que les gens étaient vraiment heureux en général, ou est-ce que Gaëlle avait eu tendance à choisir comme amis des personnes particulièrement optimistes ?
Après, peut-être que les amis de Gaëlle n'étaient pas vraiment heureux ou optimistes, mais qu'ils n'étaient juste pas assez proches d'elle pour lui confier leurs déceptions. Peut-être que Gaëlle n'avait jamais réussi à créer de véritables relations de confiance avec ces gens qu'elle prenait pour des amis. Ils faisaient la fête ensemble, dansaient, jouaient au badminton, allaient à la plage ou au cinéma, mais ils ne parlaient pas de leurs problèmes. Peut-être bien, après tout, que Gaëlle n'avait jamais vraiment eu d'amis, et donc jamais vraiment non plus été une amie pour qui que ce soit, sauf peut-être Miranda. Avec Miranda, c'était différent. Gaëlle était sa sœur et était vraiment attaché à elle, alors ça valait le coup de préserver leur relation jusqu'à ce que Miranda soit prête à voir qu'elle se fourvoyait dans ses choix de vie. Mais pour les autres, Gaëlle n'avait juste pas l'énergie de creuser. Elle ne les connaissait pas. Ils étaient des gens cachés derrière des masques, qu'elle n'avait jamais connus que comme tels et qu'elle n'avait jamais cherché à démasquer. C'était probablement son erreur à elle, mais il fallait qu'elle choisisse ses priorités plutôt que de dissiper son énergie en tentant de corriger toutes les erreurs qu'elle avait pu faire au cours de sa précédente vie.
Les priorités de Gaëlle, dans ce qu'elle considérait comme une nouvelle vie, ce serait déjà ce nouveau week-end. Il y a avait quand même eu la question de maintenir le dîner d'anniversaire avec Miranda qui était prévu ce jeudi, mais Gaëlle n'en avait pas eu vraiment envie. En fait, elle ne savait pas trop comment se comporter avec sa sœur. Il fallait être présente mais ne pas trop en dire non plus, au risque de la braquer. Miranda pouvait être très critique, et Gaëlle n'avait pas envie de se retrouver dans une posture où elle se sentirait forcée de justifier ses décisions existentielles. Quand elle écoutait Miranda parler, Gaëlle avait toujours l'impression que tous ses choix étaient stupides et immatures ; elle n'arrivait jamais à oublier qu'elle était la petite sœur. Miranda avait choisi l'épanouissement par l'entreprise, ce qui était une erreur sans nom et qui rendait quasiment impossible de lui parler sincèrement tant qu'elle était piégée dans ce paradigme.
Alors, quand Gaëlle était tombée sur un passage d'ouvrage où monsieur Bardi critiquait les anniversaires, ça avait été une forme d'échappatoire. Si Gaëlle renonçait à son dîner d'anniversaire par principe et par critique de l'importance donnée à ces occasions, ce n'était pas une fuite face à la difficulté de parler à Miranda ou à ses supposés amis. Renoncer à son anniversaire devenait au contraire un acte d'affirmation. Pour tout dire, Gaëlle était prête à le reconnaître, elle avait juste sauté sur l'occasion et sur l'excuse que cette façon de penser lui donner. Elle n'avait pas envie d'être auprès de ses proches habituels en faisant semblant, en atténuant, ou en n'étant qu'à moitié elle-même. Elle préférait rester avec ceux qui la comprenaient, et qui la connaissaient vraiment telle qu'elle était maintenant, même si ce n'était pas le jour-même de son anniversaire.
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