Miranda avait fait une bourde. Elle avait décidé d'organiser le premier afterwork de Toivoiose ce jeudi soir, oubliant totalement que c'était le jour de l'anniversaire de Gaëlle. Depuis le décès de leurs parents, les deux sœurs avaient pris l'habitude de manger au restaurant ensemble le soir de chacun de leurs anniversaires. Quand Miranda était avec Michel, celui-ci se joignait à elles également, mais en aucun cas elles n'avaient manqué ce rituel. Gaëlle faisait souvent aussi, en complément, une plus grosse fête pendant le week-end suivait, auquel elle conviait une flopée d'amis ou de connaissances dont Miranda n'arrivait jamais à retenir les prénoms.

Voilà probablement la raison pour laquelle, cette année, Miranda avait oublié l'anniversaire de sa sœur. D'habitude, elle était toujours rappelée au calendrier par Gaëlle qui, trois ou quatre semaines avant, parlait de la grande fête qu'elle allait organiser. Cette année, soit Gaëlle n'était pas d'humeur à faire la fête, soit elle n'était pas d'humeur à y convier Miranda. Si c'était la deuxième option, Miranda ne serait pas vexée du tout ; au contraire, ça lui ferait une obligation en moins. Mais, même si Miranda n'était pas invitée à la fête, ça ne la dispensait pas pour autant de leur dîner du jeudi soir. Si Miranda faisait faux bond à sa sœur, Gaëlle serait terriblement déçue.

En même temps, cet afterwork était vraiment important pour Miranda. Elle voulait instituer ce rituel chaque jeudi, ayant lu sur internet que c'était désormais une pratique incontournable pour favoriser l'engagement des salariés et l'attachement à leur entreprise. Ces jeunes gens avaient besoin de se connaître les uns les autres et de s'apprécier autrement que par le seul travail. Ils avaient besoin de constituer un groupe soudé sachant prendre plaisir à se retrouver, et de sentir que l'entreprise pensait aussi à leur bien-être. Ils avaient travaillé tellement dur ces dernières semaines : ce moment de pur détente leur était nécessaire.

Bien évidemment, Miranda pouvait aussi envisager de maintenir l'afterwork sans y être présente elle-même. Mais, alors, ça serait totalement différent. S'ils restaient entre jeunes cette semaine, comment accepteraient-ils que la patronne les rejoigne la semaine suivante ? Si elle faisait ça, Miranda risquait d'être exclue d'emblée, et de se sentir parmi eux autant e, trop que lors de l'une des soirées de Gaëlle ; alors même qu'il s'agissait de son propre cabinet. Miranda voulait constituer un collectif soudé et naturel dont elle puisse elle aussi faire partie, dans les moments d'intensité créative comme dans les moments de liberté et de détente. Elle voulait être là, au milieu d'eux, à parler de tout et de rien en leur rappelant qu'elle n'était pas seulement leur cheffe, mais aussi un être humain au même titre qu'eux, et avec lequel ils avaient beaucoup de points communs.

Des fois, Miranda se demandait si elle n'était pas un peu en train de se payer des amis. Ce n'était pas totalement ça, car, jusqu'ici, tous les échanges qu'elle avait eus avec ses salariés avaient tourné exclusivement autour du travail et lui avaient imposé de rester dans un rôle. Mais, quand même, c'était vrai que le collectif de travail semblait, en ce moment, être son seul rempart contre la solitude. A part quelques SMS, elle n'avait presque pas eu d'échanges avec Gaëlle, qu'elle avait jusque là l'habitude d'appeler bien plus souvent. Et, à part sa sœur, Miranda n'avait personne, depuis que Michel était parti. Les amis qu'ils avaient étaient à l'origine les siens à lui, et Miranda n'avait pas envie de leur demander de prendre parti. Certains d'entre eux lui avaient écrit quelques messages gentils après la rupture, mais elle n'avait pas cherché plus que ça à garder le contact. De toute manière, Miranda n'avait pas le temps pour les relations sociales. Echanger avec ses employés était le meilleur moyen de rentabiliser le temps. Avec d'autres personnes, le temps passé à sociabiliser était du temps que Miranda devrait passer en moins à travailler.

En organisant des afterworks comme ceux-ci, au contraire, le temps de socialisation devenait rentable pour le travail. Il ne fallait pas parler travail, bien sûr, mais le fait de se connaître et de mieux se comprendre les uns les autres ne pourrait que fluidifier la production collective par la suite. Mais bon, il y avait l'anniversaire de Gaëlle, et Miranda était bien obligée de choisir. Elle allait probablement déplacer l'afterwork à la semaine suivante, parce qu'elle ne voulait vraiment pas le louper. Noah allait décaler la réservation qu'il avait faite dans un bar, et Miranda se chargerait de diffuser à tous la mauvaise nouvelle. Elle ne pouvait pas laisser Gaëlle seule le jour de son anniversaire. Il suffisait qu'elle s'imagine à la place de sa sœur pendant un seul instante, ressentant la solitude si vivement, pour conclure qu'elle ne pouvait pas lui faire ça.