Finalement, ces panneaux de valeurs n'étaient pas une terrible idée, mais plutôt une idée terrible. Léna était bien embêtée pour trouver la manière adéquate de les alimenter pour les faire vivre. Pourtant, en tant que référente, Léna avait un rôle privilégié en ce sens. Miranda ne lui avait rien dit spécifiquement sur ce sujet, mais elle sentait bien que maintenir en vie ces panneaux faisait partie de ce que Miranda pouvait attendre d'elle. D'ailleurs, preuve en était que Miranda elle-même avait inscrit sur le panneau de la valeur « Construire ensemble » un joli message à ce sujet. Elle avait écrit « Léna aide l'équipe Toivoiose à se construire en mettant en valeur les réussites et les contributions de ses coéquipiers ». Tu parles que Léna savait mettre en valeur leurs réussites et leurs contributions ! Il fallait plutôt dire qu'elle s'y astreignait chaque jour, en cherchant à écrire sur le tableau une phrase pour chacun d'entre eux.

Léna se limitait à une phrase sur chacun, car il fallait garder des phrases en réserve pour les jours qui allaient arriver. Son inspiration n'était pas non plus infinie et, une phrase chacun, ça assurait aussi d'équilibrer et de ne pas créer de jalousies. Christian avait soulevé ce point lors du séminaire, et il n'avait pas tort. Enfin, il avait quand même tort de penser ça comme un comptage des phrases car, en réalité, équilibrer le nombre n'empêchait pas les dynamiques de compétition. Par exemple, sur le panneau « Grandir et se développer en permanence », il y avait écrit pour la plupart qu'ils avaient participé à un premier entretien d'accompagnement en observation. Pour Kelly, en revanche, Léna avait écrit « Suite au premier entretien d'accompagnement qu'elle a observé, Kelly a su poser des questions extrêmement pertinentes et faire un résumé très précis des techniques et ajustements de postures qu'elle a observés. ». S'il y avait une compétition, Kelly l'avait incontestablement gagnée. Pourtant, peut-être que les autres avaient aussi fait des observations et apprentissage tout aussi pertinent, et qu'ils n'avaient juste pas pris la peine de les exposer à Léna. Que pouvait-elle en savoir ? Est-ce qu'elle créait de l'injustice en mettant ainsi en valeur Kelly ? Peut-être que Kelly était juste meilleure en fayotage ; ou peut-être que, sans arrière-pensée, elle avait juste une tendance plus spontanée à s'exprimer. Dans les deux cas, ça ne signifiait pas forcément que Kelly grandissait et se développait plus vite que les autres même si, vu depuis le panneau, on pourrait le penser.

Léna avait le sentiment de marcher sur des œufs. Elle ne pouvait pas être spontanée, parce qu'il fallait tout calculer. Elle sentait bien que si elle était trop naturelle, elle risquait de créer des jalousies. Christian, qui avait précédemment travaillé dans une boîte de chasse de têtes où la compétition régnait, était particulièrement sensible à ces aspects. D'ailleurs Miranda avait demandé à Léna son avis sur cet aspect de la façon de penser de Christian, et ça l'avait un peu gênée. Elle avait essayé de prendre la défense de Christian mais, au final, peut-être qu'elle l'avait en même temps quand même un peu enfoncé. Léna avait juste dit, très naturellement, ce qu'elle voyait. Elle avait parlé naturellement car elle ne pensait aucun mal de Christian et n'avait pas le sentiment que ce qu'elle disait risquait de le mettre en défaut. Pourtant, après coup et avec le recul, elle se posait la question. En avait-elle trop dit ? Avec ses nouvelles responsabilités, il allait falloir qu'elle apprenne à mieux se contrôler et à faire plus attention. Elle était tout à fait capable d'anticiper les impacts possibles de ses actions ; c'était juste qu'elle n'avait pas tendance à le faire par défaut. Elle le faisait quand elle le sentait nécessaire et, au sein d'un groupe si sympathique, c'était rare qu'elle le sente nécessaire.

Pourtant, Léna l'avait compris de ses discussions avec Miranda, même au sein d'un groupe sympathique, faire attention restait nécessaire. C'était nécessaire et même indispensable ; justement pour que le groupe reste si sympathique. Il y avait une bonne ambiance et il fallait la préserver. Le séminaire avait vraiment créé un très bon état d'esprit, et les personnes recrutées par Miranda étaient vraiment des gens agréables et motivés. Ils avaient toutes les cartes en main pour créer une équipe dynamique et compétente, mais ce n'était pas pour autant qu'ils pouvaient agir avec nonchalance. Il fallait valoriser chacun sur les tableaux de valeurs comme par leurs commentaires quotidien ; c'était important. Il fallait aussi faire en sorte que chacun se sente bien accompagné, et éviter les pertes ou trop-plein de confiances qui pourraient résulter d'une tendance à se comparer et donc d'un sentiment d'être en avance ou en retard. Il fallait prendre le temps de comprendre chacun et de lui accorder de l'attention. Miranda avait expliqué à Léna qu'elle essayait elle-même de faire tout ça et, dans son discours, Léna avait compris que Miranda en attendait autant d'elle. Ca la flattait mais, en même temps, tout cela était très nouveau pour elle et elle avait toujours peur d'oublier quelque chose, de n'être pas assez vigilante, ou d'être à côté de la plaque sans s'en rendre compte.

Concernant Christian, Miranda avait juste partagé à Léna, lui demandant de ne surtout pas le répéter à l'intéressé, qu'elle avait noté un questionnement sur son esprit d'équipe. Elle avait expliqué avoir été interpellée par ses commentaires au séminaire, et Léna avait essayé de prendre la défense de Christian. Elle avait expliqué à Miranda que c'était parce que Christian avait lui-même souffert de dynamiques compétitives qu'il y était aujourd'hui attentif. A priori, ce n'était pas quelque chose qui pouvait être mal vu de Miranda mais, emportée par le naturel de la conversation, Léna avait ajouté d'autres choses. Elle avait dit que la culture du recrutement semblait quand même rester assez marquée chez Christian, et qu'il y aurait probablement un travail à réaliser pour lui sortir certains réflexes de la tête. Elle avait dit qu'en entretien on pouvait observer que son premier réflexe restait de juger et de classer les gens, plutôt que de les comprendre et d'identifier comment les accompagner.

Léna n'avait pas voulu dire à Christian. Ce qu'elle avait constaté, ce n'était pas quelque chose de mal en soi. C'était juste complètement compréhensible quand on passait du recrutement à l'accompagnement à l'orientation. Pourtant, Miranda semblait avoir tiqué en entendant tout ça. Elle avait demandé à Léna de porter une attention particulière à ce point et de noter si elle observait d'autres manifestations de ce type de tendance chez Christian, pour qu'elles puissent en reparler ensemble la semaine suivante. Miranda avait bien dit que c'était pour accompagner Christian et pas pour le sanctionner, mais ça gênait quand même Léna, qui avait quand même la désagréable sensation d'être mise en position de l'espionner. Si Léna avait pu parler librement à Christian de ce qu'elles avaient constaté avec Miranda et du fait qu'ils allaient l'accompagner là dessus, il n'y aurait pas eu de problème. Si Léna avait pu dire à Christian qu'elle allait noter les choses qu'elle observait, en lui expliquant la démarche, ça ne l'aurait pas dérangée. Mais Miranda avait explicitement demandé de ne rien lui dire pour le moment, et c'était ce secret à garder qui dérangeait Léna.