C'était le troisième jour de séminaire, et l'ouverture matinale était dédiée aux valeurs de Toivoiose. Bien évidemment, les valeurs avaient été partagées aux nouveaux arrivants pendant le processus de recrutement, mais il était important de les mettre de nouveau en avant. Pour que les valeurs en soient vraiment, il fallait les faire vivre au quotidien. Et, pour ça, Miranda avait demandé aux nouveaux de proposer des idées. Il y avait eu beaucoup de propositions, ce qui était déjà, en soi, une bonne incarnation de la valeur « Construire ensemble ». Pas mal de ces propositions avaient été rejetées parce qu'elles n'étaient souvent pas adaptées aux contraintes ou aux besoins du cabinet, mais elles n'étaient pas mauvaises pour autant. Cette nouvelle équipe en cours de construction avait décidément du potentiel.

Miranda avait, ces derniers temps, le sentiment qu'il fallait qu'elle soit vigilante sur sa posture vis-à-vis du collectif. Elle se disait en particulier qu'il fallait qu'elle prenne garde à n'être ni trop autoritaire, ni à l'inverse, trop la copine de ses salariés. Pour cette raison, elle ne voulait pas rejeter elle-même les idées. Ce rôle d'arbitre lui semblait fournir trop d'occasions que ces décisions soient par la suite remises en question, et elle-même pas la même occasion. Il valait mieux laisser les jeunes voter ; comme ça, ils seraient pleinement et collectivement responsable du résultat, et ils ne pourraient pas le rejeter ultérieurement. Après, il ne fallait pas non plus laisser les jeunes voter seuls, dans débat préalable. Miranda ne pouvait pas être absente des discussions et se faire oublier, ni laisser ses salariés prendre des décisions impraticables. D'ailleurs, a priori, c'est ce qu'ils auraient fait si Miranda n'avait pas été là pour veiller au grain.

A entendre les discussions du groupe, ils semblaient unanimement avoir une préférence pour l'option qui aurait consisté à avoir chaque matin un échange collectif sur la façon dont la veille avait été l'occasion d'incarner les différentes valeurs. C'est vrai que c'était une idée sympathique et propice à l'échange au sein de l'équipe, mais ça se voyait que ça avait été proposé par une nouvelle qui n'avait pas encore travaillé une seule journée avec eux. Kelly n'avait pas encore assez de recul pour comprendre que son idée impliquait qu'ils commencent tous à la même heure, et qu'ils dégagent un créneau supplémentaire d'au moins une demi-heure sur chaque journée. Ou bien, si Kelly pouvait, avec un peu de jugeote, probablement anticiper ces contraintes, elle n'avait pas assez de recul sur la réalité de Toivoiose pour réaliser à quel point ce pourrait se révéler contraignant. Vu le planning de Miranda et celui de Léna ces dernières semaines, ça aurait impliqué que tout le monde démarrer la journée vers sept heure et demie. Les nouveaux qui n'auraient pas eu de rendez-vous planifié à huit heures auraient été bien contents de s'être levés aux aurores juste pour cette petite discussion bien sympathique. Miranda n'avait eu qu'à expliquer tout ça, et, naturellement, tout le monde avait reconnu qu'elle avait le bon sens de son côté, et personne, pas même Kelly elle-même, n'avait voté pour cette idée.

Ça avait été un peu pareil pour les autres idées, aussi rejetées par le groupe sur la base d'arguments mis en avant par Miranda. Au final, la solution gagnante avait été d'installer quatre panneaux sur les murs du cabinet. Chaque panneau allait être associé à l'une des quatre valeurs : construire ensemble, se réinventer pour s'adapter aux besoins, grandir et se développer en permanence, puis s'impliquer pleinement pour rester toujours excellents. Sur chaque panneau, les salariés pourraient venir écrire, dès qu'ils trouveraient un nouvel exemple, ce qu'ils avaient observé. C'était une super idée, car ça donnerait des panneaux remplis d'exemples concrets dont tous pourraient s'inspirer. En vérité, beaucoup souhaitaient pouvoir fusionner cette idée avec celle proposée par le jeune Christian, qui souhaitait instaurer une sorte de compétition en récompensant celui qui serait à l'origine du plus d'exemples. Miranda avait souligné que cette forme de compétition lui semblait potentiellement néfaste à l'esprit d'équipe qu'elle souhaitait mettre en place, et Christian avait été le seul à voter pour son idée de prix.

Millah, une autre des nouvelles, avait quand même pris la parole en disant que ça pouvait être valorisant que de voir son nom associé aux réalisations positives qui étaient de notre fait, et que ça pourrait avoir un effet motivant. Léna avait ajouté que, de toute façon, certains des exemples seraient forcément associés à des réalisations dont l'auteur était connu, et que l'anonymat total n'était pas possible. Ils avaient fait un vote spécifique sur l'idée que les prénoms associés à chaque action soient spécifiés sur le tableau, et tout le monde avait voté pour. Christian avait dit que s'il y avait les prénoms, tout le monde pouvait compter le nombre d'exemples associés à chacun, et que, même sans prix, on ne pouvait pas empêcher une compétition implicite. Il semblait trouver que rendre cette compétition explicite serait plus sain, et Miranda s'était mise à douter de la place qu'il pourrait vraiment avoir au sein de leur collectif. N'arrivait-il vraiment pas à concevoir qu'on puisse vivre dans un esprit collectif qui nous rende capable d'apprécier et de valoriser des réalisations individuelles sans chercher à en faire spontanément des comparaisons et une compétition ? La logique de Christian semblait vraiment différente de la leur, et Miranda regrettait déjà qu'ils n'aient pas officialisé une valeur sur l'esprit d'équipe.

Miranda voulait initialement que les propositions restent uniquement du fait des membres de l'équipe mais, finalement, elle n'avait pas résisté à l'envie d'ajouter la sienne. Elle voulait montrer à Christian ce qu'était vraiment l'esprit d'équipe, alors elle avait proposé que ce ne soit pas chacun qui écrive lui-même la façon dont il avait incarné les valeurs. A la place, se serait à tous d'écrire des exemples qu'ils auraient observés, mais chez les autres uniquement. Christian, révélant encore une fois son mauvais esprit, avait dit que ça pourrait instaurer des dynamiques malsaines, car celui qui n'écrirait rien sur les autres serait avantagé dans les comptes. Les jeunes n'avaient pas eu besoin de Miranda pour contester ce qu'il disait, en soulignant que quelqu'un qui ferait ça aurait peu de chance que ses collègues veuillent écrire des choses sur lui.

A ces commentaires, Christian avait rigolé en reconnaissant que ses collègues avaient raison. Au final, il n'avait pas vraiment l'air de vouloir vraiment jouer ce jeu malsain. Il avait plutôt l'air de craindre que d'autres le feraient. Peut-être que Christian avait l'esprit d'équipe au fond, mais qu'il n'avait juste pas assez confiance dans l'équipe que Miranda avait recrutée. Il ne pouvait pas savoir qu'elle avait choisi uniquement des gens prêts à jouer collectif. Des gens prêts à jouer collectif, voilà justement un exemple de ces critères que Miranda n'avait pas formalisés en amont mais qu'elle avait nécessairement apprécié lors du processus de recrutement.