Michel était parti. Dire qu'à peine un an plus tôt, ils avaient envisagé l'éventualité d'avoir un enfant tous les deux. D'ailleurs, n'était-ce pas à partir de là que tout avait basculé ? Pourtant, Miranda ne pouvait pas regretter ce moment de bascule. Les choix qui avaient suivi avaient peut-être entraîné l'échec de leur relation, mais ils avaient aussi été à l'origine de son plus beau succès, et du début de son nouvel élan professionnel. Miranda ne regrettait pas ses choix, mais elle regrettait de ne pas pouvoir avoir tout à la fois. Il n'y avait aucun sens à ne pas pouvoir tout avoir à la fois. L'épanouissement professionnel n'était pourtant pas antinomique avec l'épanouissement dans ses relations. Au contraire, ils étaient complémentaires. Et s'ils ne l'étaient pas, ils devraient l'être en tout cas. Comment Michel ne pouvait-il pas avoir compris ça ? C'était pourtant si évident. Comment pouvoir pleinement et sincèrement aimer un autre que soi, sans que ce ne soit une forme de compensation, quand on n'est pas déjà satisfait de sa propre existence ? C'était d'ailleurs la raison pour laquelle Miranda n'avait pas voulu qu'ils aient un enfant. Elle n'avait pas refusé dans l'absolu, mais elle avait conclu qu'il ne serait pas bon d'avoir un enfant à ce stade de son existence. Elle était alors si malheureuse de sa vie.

Enfin non ; elle ne pouvait pas vraiment dire qu'elle était malheureuse de sa vie, même alors. Elle ne pouvait pas se dire malheureuse quand elle avait l'amour de Michel, des parents aimants, une sœur qui était aussi sa meilleure-amie, leur santé un tous, et assez d'économies pour ne pas avoir à se soucier d'ennuis financiers. Miranda n'était pas malheureuse alors, mais elle détestait le contenu de ses journées et les activités qui l'occupaient la majeure partie du temps. Comment être vraiment heureuse quand il en est ainsi ? Comment se dire épanouie quand il en est ainsi ? Et comment, dans ses conditions, mettre au monde un enfant sans que ce ne soit profondément égoïste ? Qu'aurait été cet enfant, sinon un moyen d'introduire dans sa vie plus de joie ? Qu'aurait été cet enfant, sinon un moyen de donner du sens à une vie qui en manquait cruellement ? Son travail de l'époque lui semblait si stupide et vain. Comment, dans ces conditions, envisager la parentalité autrement que comme une échappatoire ?

Comment même, dans ces conditions, envisager plus globalement l'amour autrement que comme une échappatoire ? Peut-être que son amour pour Michel avait aussi relevé de ça. Peut-être qu'il avait juste été un moyen de s'offrir une bouffée de bonheur et de plénitude à la fin d'une journée vide de sens. Mais peut-être aussi que leur amour avait été en même temps plus que ça, et que Michel avait fait un terrible gâchis en choisissant de la quitter. Michel ne comprenait pas. Il pensait probablement qu'elle aimait désormais son travail plus que lui. En vérité, elle pensait qu'elle ne pouvait pas l'aimer pleinement lui si elle n'aimait pas déjà pleinement son travail.

Ils avaient parlé d'enfants, et Miranda avait fini par démissionner et par créer sa propre entreprise. Voilà ce qu'il s'était passé, et qui avait été à la source de leur rupture, mais aussi du sentiment de fierté qu'elle ressentait aujourd'hui. Ils avaient parlé d'enfants, et ils avaient conclu (ou elle avait conclu) qu'il serait immoral d'en faire avant d'être épanouie dans sa carrière.

Ça aurait été immoral à tellement de niveaux. C'était inévitable : elle aurait attendu de cet enfant l'épanouissement qu'elle ne trouvait pas par ailleurs, et ça aurait mis sur lui une pression insupportable. Qui plus est, Miranda aurait, à tous les coups, voulu le succès professionnel de son enfant, et investit tous ses efforts pour l'accompagner. Pourtant, que lui aurait-elle répondu quand il aurait été en âge de lui demander pourquoi elle-même n'était pas satisfaite de sa propre carrière ? Comment aurait-elle pu justifier d'avoir abandonné ? Comment aurait-elle pu faire croire à un enfant qu'il était possible de trouver un job qui nous convienne, sans en avoir été capable elle-même ? Elle n'avait strictement aucune excuse. Elle avait les capacités mentales, le soutien parental, les diplômes qui allaient bien, et toutes les opportunités offertes à elle. Elle n'avait aucune excuse pour ne pas réussir, et un enfant aurait à tous les coups finir par devenir cette excuse. Ils auraient fini par penser, l'enfant comme elle-même, que c'était pour être mère, pour se concentrer sur son bonheur à lui, qu'elle avait arrêté d'investir ses efforts dans la recherche de son propre succès. Bien sûr qu'ils auraient fini par le penser, car ça aurait été vrai ; au moins en partie. L'inverse aurait pourtant été tout aussi vrai en même temps. Miranda aurait fait un enfant pour ne plus avoir à rechercher son propre succès, parce que rechercher son propre succès est éreintant et qu'abandonner peut sembler plus facile.

Rechercher son propre succès peut parfois sembler impossible. Pourtant, ce n'était pas impossible. Miranda en était la preuve. Il fallait juste choisir ses priorités, et investir son énergie au bon endroit. Il fallait juste s'en donner la peine, en ayant parfois le courage de faire des choix difficiles, de prendre des risques, ou d'accepter certains sacrifices. Alors, avec le soutien de Michel, Miranda avait sauté le pas. Elle avait abandonné ce qu'elle avait, pour créer autre chose avec l'espoir que cela lui conviendrait mieux. Elle n'avait juste pas réalisé qu'elle devrait abandonner autant, et que Michel lui-même faisait partie de ce qu'elle devait abandonner.