7. Les décennies retrouvées
Ils pénétrèrent dans la pièce à pas feutrés, encore méfiants après l'attaque des robots. Elle était aussi spacieuse que les autres pièces qu'ils avaient visitées, mais avait quelque chose de plus... désordonné. Les supports de stockage présents étaient, par exemple, très hétérogènes : on trouvait à la fois des cartes mémoires, des disques optiques mais aussi des livres en papier ou des toiles de peintres.
Inaë s'était arrêtée près du seuil et lisait un grand panneau d'information qui était encore en partie lisible. Sofian quant à lui ne put s'empêcher de parcourir la pièce et de regarder partout, de voir tous ces objets, parfois désuets, parfois carrément antiques. Les autres ailes de l'Alexandrica divisaient rigoureusement les domaines artistiques au sein d'une même époque. Cette pièce, au contraire, rassemblait des œuvres en tout genre, de la littérature, des vidéos, des pièces musicales... et curieusement, un nombre inhabituellement élevé de manuels scientifiques.
Sofian, tremblant légèrement, saisit un livre au hasard sur une étagère. Il s'attendait à être désintégré par un rayon laser à tout instant mais rien ne se passa. Le livre était très joli. La couverture, qui semblait avoir été peinte à la main, représentait une petite sorcière sur un balai, accompagnée d'un chat roux. En lettres stylisées se détachaient les mots *Pepper & Carrot* ainsi que le nom de l'auteur, un certain David Revoy.
Sofian était subjugué. Il s'était inconsciemment attendu à tomber sur des œuvres de seconde zone, des brouillons que des auteurs n'auraient pas réussi à faire accepter à cette industrie culturelle de l'époque et qui, par dépit, les auraient laissé en libre accès faute de mieux. Au contraire, il s'aperçut en faisant défiler les pages qu'il tenait là un ouvrage de haute qualité : les illustrations qu'il admirait au fil des pages étaient magnifiques et l'objet n'avait rien à envier aux autres livres en papier qu'il avait eu l'occasion d'étudier au Laboratoire d'Histoire Pré-Galactique.
Il reposa le livre sur l'étagère à côté d'un gros coffret aux couleurs bariolées et qui s'intitulait « *Cycle des NoéNautes – L'intégrale, 8 tomes* – Pouhiou, éditions Framabook ». Il ne savait pas où donner de la tête : combien de trésors recelait donc cette simple étagère ? Et combien dans les cartes mémoires rangées sagement un peu plus loin, et dont une seule pouvait stocker l'équivalent d'une bibliothèque entière ?
Inaë s'était approchée et contemplait elle aussi religieusement les tranches des ouvrages alignés sous leurs yeux. Elle avait le regard qui brillait de la même excitation que celle de Sofian : celle d'être un enfant devant son cadeau d'anniversaire.
— C'est bien ce que j'avais pensé, lui dit-elle. Le panneau près de l'entrée est une sorte de manifeste pour une culture dite « libre », par opposition à l'industrie culturelle fermée de l'époque. C'est assez complexe parce que visiblement, tout le monde n'était pas d'accord sur le sens qu'il fallait donner au mot « libre » – il y a un détail des différentes licences que j'ai juste survolé.
— Ces livres, murmura Sofian. Il y en a des bons... de *très* bons même.
— Et ce sont des livres en papier... avec des maisons d'édition, avec une vraie recherche de qualité. Ce n'était pas juste des électrons libres un peu béat d'utopisme, c'était un vrai système alternatif qui se mettait en place, doucement, simplement. À l'écart du système oppressif officiel, *malgré* ce système. On retrouve en fait les prémices de notre système culturel et économique actuel. C'est incroyable de penser que les principes qui le sous-tendent se sont développés précisément à une époque en totale opposition avec eux.
— C'est sans doute ainsi que peuvent se faire des changements de société, dit Sofian avec philosophie. Lorsqu'une organisation est aussi injuste qu'inflexible et que les contestataires deviennent fatigués de la combattre – de se battre contre des moulins à vent, comme vous l'avez dit... alors peut-être que changer les choses à son niveau propre, brique par brique, créer un autre monde, à côté, un monde où l'organisation injuste et inflexible ne peut plus nuire... peut-être que c'est une stratégie payante sur le long terme. Une sorte de révolution lente, par le bas.
— Et cet autre monde est devenu le nôtre pendant que les tenants de l'organisation injuste et inflexible se sont enterrés au fond d'une bibliothèque en ruine, à continuer de disserter éternellement sur cette organisation qui n'intéresse et ne concerne plus personne.
Inaë s'imaginait l'ingratitude d'une telle tâche pour les « révolutionnaires » de l'époque. Tenter de changer les choses contre et malgré un système tout puissant, chacun à son échelle. Sans encouragement, sans reconnaissance d'une population majoritairement acquise à ce système, par désintérêt et par défaut. S'ils avaient su... S'ils avaient su qu'ils réussiraient... Inaë aurait voulu avoir une machine à remonter le temps pour pouvoir leur expliquer, les encourager, leur dire de ne pas céder, leur dire qu'ils allaient changer le monde même s'ils ne le voyaient pas encore. S'ils avaient su, combien d'auteurs se seraient ralliés à la cause ? Combien d'autres livres auraient rempli ces étagères ? Combien d'autres pièces auraient été nécessaires dans cette bibliothèque pour conserver une culture encore plus foisonnante ?
Ils passèrent plusieurs heures dans la pièce à étudier des livres, à fouiller les tiroirs... ils auraient pu y rester des jours. Mais la plupart des supports de stockage numériques ne pouvaient être lus sur place, il fallait donc qu'ils les emportent pour tenter de les déchiffrer à leur laboratoire.
Ils remplirent leurs sacs à dos autant qu'ils le pouvaient, y fourrant pêle-mêle des cartes mémoires, des disques optiques et d'autres supports encore plus exotiques. En espérant, dans tout cela, en trouver quelques-uns d'encore lisibles. Ils ne prirent pas de livre en papier, le rapport entre l'encombrement et la quantité d'information potentielle étant trop faible pour le justifier. Mais ils se promirent de revenir bientôt pour récupérer encore plus d'antiquités.
Avant de partir, Sofian ne put s'empêcher d'emporter tout de même le petit livre illustré qu'il avait feuilleté un peu plus tôt et dont il était instantanément tombé amoureux. Une sorte de souvenir de cette folle aventure où il avait tour à tour failli être tué par des robots, assisté à la réunion d'une sorte de secte et finalement trouvé ce trésor. Inaë, quant à elle, prit quelques clichés des différents panneaux d'explication qui décoraient les murs de la salle.
Lorsqu'ils sortirent, Sofian tressaillit : une dizaine de robots s'étaient approchés et faisaient face à la porte, en cercle. Ils ne bougeaient pas. Respecteraient-ils les instructions du maître de cérémonie ? S'ils décidaient d'attaquer, Sofian était certain qu'ils n'y survivraient pas. Pas avec tout le matériel qu'ils transportaient. Pas à dix contre deux.
Inaë se faisait la même réflexion et tous les deux avancèrent doucement, avec précaution. Les robots ne bougeaient toujours pas. Timidement, Inaë posa son sac à terre, l'ouvrit et en sortit une poignée de cartes mémoires qu'elle tendit au robot le plus proche. Celui-ci se pencha très légèrement en avant et les examina avec l'appareil qui lui servait d'œil (et probablement d'autres capteurs dont Inaë ne soupçonnait même pas l'existence). Il y eut un silence, puis le robot se redressa et se décala légèrement. Inaë rangea les cartes mémoires et se releva.
Elle passa entre les robots d'un pas décidé, suivie de près par Sofian qui feignait l'assurance mais n'en menait pas large en réalité. Les robots les regardèrent partir dans le long couloir qui les ramenait au grand hall, impuissants.
Inaë et Sofian quittèrent donc l'Alexandrica en toute sérénité. Comme tant d'autres avant eux, ils avaient choisi une voie alternative où de telles machines n'avaient pas leur mot à dire.
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