Il est difficile d'évaluer avec précision le nombre de soldats que chacun des camps aligna, du fait d'une manœuvre de Pugnemce Bastideon de Carkevitt qui ne fut découverte que postérieurement. Voici ce qu'il en est.

Les opposants de Pugnemce Bastideon clamaient depuis plusieurs années leur volonté de défier ses troupes et, pour rallier les monarques et cités à leur cause, faisaient état de chaque nouvelle alliance qu'ils formaient. Ainsi le ralliement des nains de Sombrefort en 768, de ceux d'Olea en 770, des loups de l'Astarée en 783 et, en deux fois, des vampires de l'Ermeno ainsi que leurs servants humains la même année, furent l'objet de festivités, d'annonces et de criées publiques dans tous les territoires non encore asservis au joug du roi vampire. L'objectif était par là de promouvoir la lutte contre l'emprise sans cesse croissante de Pugnemce Bastideon sur le Continent, mais il poussa les opposants de ce dernier à surestimer leurs soutiens, et à sous-estimer leur adversaire. Celui-ci profita en effet de l'émoi suscité par ces ralliements successifs pour glisser parmi les troupes ennemies certains de ses vassaux les plus fidèles. Leur nombre exact demeure inconnu, mais leur infiltration ayant duré 25 ans et neuf mois, il paraît cohérent de l'estimer à trois ou quatre milliers.

Ainsi demeure-t-il difficile de définir quel camp, ce 16 des Yeux-Grands 797, détenait la supériorité numérique, bien que les troupes insurgées du général nain Karekk de Sombrefort semblassent plus considérables. Il n'en reste pas moins que, sitôt la charge sonnée, les deux armées se mirent en branle pour se précipiter l'une vers l'autre à travers la vaste plaine qui avait été choisie comme théâtre de l'affrontement. Une seconde sonnerie retentit alors, qui donnait aux soldats infiltrés l'ordre de revenir à leur allégeance première. Lesdits soldats, pour peu que les années passées dans le camp adverse ne les aient tout à fait retournés, se mirent donc à massacrer leurs compagnons immédiats. Ainsi commença le carnage.

Les troupes de Karekk de Sombrefort furent fendues par cette lutte intestine, et l'armée de Pugnemce Bastideon déferla sur elles. La stratégie toutefois fut excessivement victorieuse. La charge des insurgés fut en effet si bien disjointe que le général nain ainsi que sa garde personnelle se retrouvèrent pris dans le sein des troupes adverses. Voyant que le sort de la bataille en était jeté avant même d'avoir pu balancer, Karekk de Sombrefort risqua une ultime manœuvre. Il ne chercha pas à se dégager mais força plutôt le passage vers la position que Pugnemce Bastideon de Carkevitt occupait. Les troupe de ce dernier, poussées qu'elles étaient par leur propre avancée, ne purent lui faire obstacle, et c'est ainsi que le général insurgé atteignit l'espace de commandement adverse. Là, il fut arrêté par les Opaceon et tué d'un coup de lame qui lui fit voler la tête des épaules afin qu'il ne puisse guérir. L'une des ses aides de camp, Rekarr de Pleivre, également blessée à la tête, parvint cependant à se remettre assez pour joindre le roi vampire et lui porter un coup au flanc. Elle fut à son tour étêtée, mais l'atteinte était grave, car Pugnemce Bastideon n'avait pas eu le temps de se dédoubler. Il fut transporté au loin du champ de bataille, sous sa tente, où il périt dans l'heure qui suivit. La terre de la plaine, aux lieu et place de son trépas, demeura après ce jour décharnée.

Il convient de noter qu'une légende naquit pour expliquer cette brusque stérilité. La voici en quelques mots.

Si sanguinaire avait été le roi vampire que, rendant la vie, la plaie à son flanc recracha tout le sang qu'il avait versé, et que la terre, si bien imbibée par le liquide de mort, ne put plus accueillir aucune plante. La véritable explication, comme toujours, est autre.

Au milieu de son délire, alors qu'il répétait que ses doigts serraient trop fort pour que tout se délite, que le ciel avait toujours bu tout le sang comme une bande de gaze contre ses côtes, le roi vampire qui se voulait empereur ordonna d'une voix curieusement claire que son corps soit brûlé, et la terre ainsi mise à nu recouverte de sel jusqu'à en blanchir. Lorsque l'un de ses Opaceon osa en demander la raison, Pugnemce Bastideon de Carkevitt avait déjà passé.

Note de l'archiviste : On peut voir qu'il s'agit d'une copie du manuscrit original, à la mention que fait par deux fois l'auteur du pouvoir des peuples. La motion de censure concernant pareilles mentions ayant été promulguées en 856, on peut dater cette transcription du vivant de l'historien. Inestimable.

La mort du presqu'empereur, Histoire moderne du Continent

Qvam Priskeon de Talek, copiste anonyme

Conservé dans les archives du palais du Primazp, Talek, Territoire Neutre