22. Force cosmique
Il fallut une lune complète à Étoile de Neige pour être entièrement sur pied, et apte à reprendre le chemin de chez elle. Il lui fallut une volonté d'acier pour ne pas se laisser emporter par les affres de l'angoisse, et garder ses pensées éloignées de son Clan. D'un autre côté cependant, c'était bien leur présence mentale à chaque instant qui aida sa convalescence, et le chemin solitaire de sa guérison. Sitôt que ses blessures eussent commencées à se refermer et qu'elle fût assurée que bouger ne présentait aucun risque, la meneuse offrit à son corps une lente reprise en main. Engourdie par une demi-lune complète de quasi immobilité, elle se sentait comme atrophiée, loin de sa forme d'antan. Alors, faussant compagnie à ses nouveaux amis, elle se levait avant même que la nuit se mourut, et s'adonnait à de longues randonnées dans la forêt, ne revenant que lorsque, épuisée, ses pattes flanchaient et ne supportaient plus son poids. Lorsque le soleil atteignait son zénith, elle partait chasser, régulièrement suivie par un Pito toujours plus curieux de son mode de vie, et animé par une pulsion de tout apprendre, tout comprendre, qui ravissait la jeune chef.
Ce matin-là, elle apprenait au jeune chat, dans le jardin de Loup Tranquille, sous l'œil amusé de l'ancien, quelques mouvements basiques d'attaque et de défense. Pito possédait une qualité qui poussait la meneuse à que rarement lui refuser un entraînement : il ne rechignait jamais. Elle le voyait mordre la poussière et se relever aussitôt sans jamais geindre, sans rouspéter, ni demander une pause. Il se remettait sur ses pattes, et attaquait aussitôt. Cela avait eu le don de surprendre Étoile de Neige, qui ne reconnaissait guère là le chaton bavard et plein de vie qu'elle fréquentait. Loup Tranquille lui avait fourni une explication un soir où elle lui avait fait part de ses observations : Pito avait toujours été curieux de tout, un aventurier invétéré, et il aurait été un grand guerrier s'il était né au sein d'un Clan. Amical avec tous, plein de joie de vivre, mais d'un sérieux remarquable lorsqu'il le fallait. Étoile de Neige approuva la conclusion, et ne put empêcher la meneuse en elle de prendre le dessus : si Pito désirait quitter cette vie et en embraser une autre, il ferait effectivement un guerrier qu'elle regretterait de devoir se passer. La question ne pouvait cependant se poser, le chaton n'abandonnerait ni sa sœur ni le confort de sa vie. Du moins en était-elle persuadée.
Celui-ci bondit à cet instant sur son flanc, cherchant, comme elle lui avait appris, à atteindre son épaule. Viser les faiblesses de son adversaire, toujours. Après de nombreuses tentatives infructueuses, le matou se révélant réticent à l'attaquer, sachant que la douleur n'avait pas encore entièrement disparue, Pito verrouilla finalement sa mâchoire au niveau de l'articulation de son adversaire. Qui feula de douleur. La guerrière essaya de s'en débarrasser, se secouant de droite et de gauche, tordant le cou pour l'attraper, mais rien n'y faisait : l'animal avait bondit sur son dos et planté ses griffes dans ses flancs qui se tachèrent de perles de sang. Étoile de Neige grogna et se laissa soudainement tomber sur le dos, écrasant le matou de tout son poids. Manquant de l'écraser, plutôt, les réflexes du félin l'ayant poussé à la relâcher aussitôt qu'il s'était senti partir en arrière. À peine debout cependant, la meneuse lui balaya les pattes et le maintint au sol.
« Bien joué Pito, tu peux être fier de toi !
– Mais j'ai perdu, se plaignit le chaton alors qu'elle le relâchait. On peut recommencer ?
– Personne ne demande à un apprenti de vaincre son mentor à chaque coup. La seule importance, c'est la progression. Au début de la matinée, tu ne réussissais même pas à me toucher et là, tu m'as mise en difficulté. Il n'y a pas à avoir honte, bien au contraire. Mais on va s'arrêter là pour aujourd'hui, autrement quelqu'un finira par se blesser. »
Ignorant le regard déçu du petit mâle crème et brun, elle entreprit de lécher vigoureusement la très fine plaie qui marquait ses flancs. Le goût métallique du sang la dégouta un peu, comme à chaque fois, mais la sensation disparut assez rapidement. Loup Tranquille congédia Pito, et s'approcha de la meneuse. La force de la vieillesse et la sagesse de l'ancien brillait dans son regard ambre, et Étoile de Neige sut avant même qu'il n'ouvrit la gueule ce qu'il projetait de lui dire.
« Tu as dit à Pito qu'il était bientôt temps pour toi de partir ?
– Pas encore non. Je m'y suis attachée à ce petit, je ne suis pas prête à faire mes adieux...
– Pourtant tu es prête à t'en aller n'est-ce pas ?
– Tu as dit avoir mis trois jours à venir ici, en t'arrêtant chaque nuit pour dormir, et que trouver des proies avait été ardu. Je n'ai pas prévu de m'arrêter pour me reposer, je crois que ça y est, mon corps est prêt à supporter ce voyage. Je partirai demain. »
Loup Tranquille hocha la tête, et la regarda disparaître en quête de nourriture. Étoile de Neige n'avait rien dit, mais elle appréhendait réellement son départ. La rivière avait brisé son corps, et bien qu'elle sentait sa forme presque récupérée, et qu'elle pouvait désormais faire des efforts physiques sans fatiguer au bout de quelques minutes seulement, elle craignait que ce trajet fut trop long pour elle. Qu'elle mît plus de temps que ce qu'elle avait prévu, qu'elle se fît attaquer par un blaireau ou un renard, et que seule, elle ne fît pas le poids. Ce dernier point, surtout, avait guidé sa décision de ne pas précipiter son départ, et d'attendre avec une impatience grandissante que son corps eût récupéré. Désormais, elle ne le pouvait plus. Prête ou non, il lui fallait partir. Retrouver les siens, s'assurer qu'ils étaient sains et saufs.
Le doux chant d'une grive raisonna jusqu'à ses oreilles, et comme muée d'un réflexe, Étoile de Neige se plaqua au sol, disparut entre les herbes folles. À pas de velours, les moustaches frémissantes, elle s'avança vers sa proie. Posée sur un rocher, l'oiseau clamait la beauté du monde, insouciant. La prédatrice eut une brusque pensée pour Cœur de Loup, et son aversion à tuer. Beaucoup de ses camarades se moquaient de ce qu'ils identifiaient comme une forme de faiblesse, mais sa chef n'avait jamais fait que le comprendre. Elle, s'enivrait du frisson de la chasse, sentir ses sens en alerte, savoir que l'animal risquait de la sentir et de s'enfuir, qu'elle devait surpasser les instincts de survie d'une proie habituée à être en danger. Mais elle ne prenait aucun plaisir à tuer, et ne le faisait que pour sa propre survie. Par nécessité. Par instinct. L'oiseau s'envola, suivit par le regard bleu de la femelle blanche. Une prochaine fois. Elle devait rejoindre Dahlia, de toute manière. Tournant le dos au rocher vide de vie, elle rejoignit la ville, et trotta jusqu'à la maison de la femelle rousse. Une demi-lune auparavant, alors que son corps lui permettait à peu près de bouger comme elle le souhaitait, la future mère était venue la voir, seule, et l'avait suppliée de lui apprendre à se battre. Si elle était en mesure de protéger sa compagne et leurs chatons, ni Laryël ni les autres dangers du quartiers ne pourraient leur faire de mal. Étoile de Neige en avait d'abord été étonnée. Dahlia, au premier abord, semblait être le parfait contraire de Mandèle. Réservée et introvertie quand l'autre cultivait l'extraversion, silencieuse quand Mandèle semblait avoir toujours quelque chose à raconter, la chatte sauvage s'était fait une opinion de la femelle qui venait de se voir remise en question. Dahlia n'était pas des plus ouvertes au monde, mais quand il s'agissait de sa compagne, elle semblait prête à tout. Alors, il n'avait pas fallu plus d'une seconde à Étoile de Neige pour accepter. Et pour venir, inlassablement, chaque jour, apprendre à sa nouvelle amie à se battre. Et si elle ne faisait qu'enseigner à Pito quelques passes pour s'en sortir, elle forma Dahlia comme elle aurait formé n'importe quelle future guerrière. Avec force et intensité. Et celle-ci ne protestait pas. Avec la même attention que le chaton, elle prenait tout ce qu'Étoile de Neige avait à lui apprendre, et s'entraînait même lorsque la meneuse s'en était rentrée retrouver Loup Tranquille, dès lors qu'elle était seule. À elle, Étoile de Neige ne pouvait plus cacher la vérité.
« Je pars demain, » lui annonça-t-elle après qu'elles se furent saluées.
Dahlia la dévisagea un instant, gueule-bée, le regard empli d'une détresse nouvelle.
« Tu ne peux pas partir maintenant, Étoile de Neige. Pas tout de suite. Depuis que tu es là, plus personne n'a été attaqué par les chiens errants du quartiers. Si tu t'en vas, il n'y aura personne pour nous protéger.
– Dahlia je n'ai plus grand chose à t'enseigner. Bien sûr, il ne suffit pas de deux lunes pour faire de toi une grande guerrière, mais je sais que tu as tout ce qu'il faut pour vous protéger des chiens et des autres chats du coin. Le reste, tu l'acquerras avec l'expérience. Je ne peux plus me permettre de rester, alors que je ne sais pas si mon Clan est en danger ou non. Si j'avais la certitude qu'ils allaient bien, l'urgence de rentrer serait moins pressante, et j'aurais attendu avec plaisir la naissance de vos chatons. Mais chaque jour qui passe m'emplit d'une angoisse plus grande encore, et je ne peux plus attendre.
– Je comprends, pardonne-moi. Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour nous, et pour tout ce que tu m'as enseigné. Nous te t'oublierons jamais. »
Elle pressa son front contre celui de la meneuse, étrange amitié solidement bâtie par le temps. Et puis, le monde se déchira.
*
Étoile de Neige n'était pas particulièrement plus rapide qu'un autre, et n'avait pas retrouvé toute sa rapidité d'autrefois, mais elle n'avait pas pourtant à rougir de la vitesse de sa course. Pourtant, Dahlia fut bientôt hors de vue, si vive qu'elle semblait presque voler au ras du sol. Terrifiée. Myrtille, venue les prévenir, était restée en arrière, en sécurité. Et au devant, encore trop loin d'elles, des grognements s'élevaient, promesse mortelle déchirant le calme alentour. Étoile de Neige n'était que réflexes : chasser, se battre, tout était ancré en elle, si bien qu'elle n'avait même plus besoin de réfléchir. Alors, sans se poser la moindre question, elle se ramassa, et d'une détente, bondit sur le canidé le plus proche. Feulement haine se mêle à l'aboiement douleur. Elle plante
ses dents dans sa nuque
ses griffes dans ses flancs
continue
jusque'à ce que le sang coule.
Le chien s'enfuit en couinant, déjà la guerrière est en action. Elle évite
un coup de patte
un claquement de mâchoire
se baisse
ouvre la gueule
bondit
la referme sur une gorge. Le sang coule
à flots
tache son pelage
immaculé.
Nouvel ennemi à terre. Celui-là ne se relève pas, évanoui.
Une plainte déchirement, dans son champ de vision, un corps penché sur un autre, mais pas le temps de regarder, déjà elle repasse à l'attaque. Trois chiens restent, ils ont compris que la femelle à l'air de rien devant eux représente un danger. Le seul danger. Une lueur dans son regard, mauvais présage. Une forme de peur les saisit. Ridicule. Un chien, avoir peur d'un chat ? Ridicule. Pourtant elle continue, feu follet, et eux, pas habitués à se genre d'adversaires, se retrouvent submergés. Une décision, commune : la femelle avec laquelle ils avaient commencé à jouer ne valait pas la peine qu'ils se fassent massacrer par la furie au-devant.
Alors, sans demander leur reste, les chiens s'en furent. Ils n'avaient rien de téméraires, Étoile de Neige avait croisé ce genre de canidés, ils jouaient les durs quand ils avaient l'avantage, profitaient de la peur qu'ils distillaient, mais dès lors qu'ils tombaient sur plus fort qu'eux, ils filaient la queue entre leurs pattes, et le couinement dans la gueule. Satisfaite, elle s'assura que les prédateurs ne risquaient pas de revenir, avant de se souvenir des mots de Myrtille et de heurter la réalité de plein fouet.
Mandèle est en danger.
Lentement, comme pour retarder l'inévitable, la femelle désormais blanche et pourpre se retourna vers les deux corps aperçu plus tôt, et auxquels elle n'avait pas prêté attention sur le moment. Elle adressa une prière au Clan des Étoiles. J'ai vu trop de morts, trop souvent, tout le temps, pitié pas cette fois, pas elle... Elle rejoignit les deux reines, et son cœur se serra. Le corps de Mandèle était dans un état pire encore que le sien alors qu'elle était sortie de la rivière, pire encore que le cadavre disloqué de Flamme Ardente, pire encore que celui à la gorge tranchée de Pomme Cendrée. Pire, parce que son ventre gonflé criait la vie, alors que con corps déchiré murmurait la mort. Celle-là même qu'Étoile de Neige avait trop vu, au point de pouvoir l'identifier. Nul besoin d'être guérisseuse pour comprendre. Elle ne s'en sortirait pas. Les deux femelles le savaient, d'ailleurs. Dahlia, sa tête enfouie dans la gorge de sa compagne, murmurait des supplications inaudibles. Des excuses vaines. Mandèle la rassurait d'une voix douce, terrifiée. Elle n'y était pour rien. Personne. Pourtant, le poison de la culpabilité planta sa flèche dans deux cœur ce jour-là. Dahlia continuerait à jamais de s'en vouloir de n'avoir pu protéger sa compagne, et Étoile de Neige d'être arrivée trop tard. Combien de morts avait-elle vues, qu'elle aurait pu empêcher ? La plus douloureuse de toutes, certainement. Un chien au lieu d'un renard, et les rôles inversés. Étoile de Brume avait sauvé leurs chatons, Mandèle les emportait avec elle. Pensée plus douloureuse encore que celle de mourir. Son regard de brume se perdit dans celui de larmes de Dahlia, et la première murmura trois mots promesse. Trois mots d'éternité. Et puis, son regard se voila à jamais.
*
Étoile de Neige partit dans le silence de la nuit. Elle avait salué Loup Tranquille et remercié pour tout ce qu'il avait fait pour elle, et disparu dans l'épais manteau nocturne. Les adieux avec Dahlia avaient été brefs, la femelle endeuillée lui avait souhaité un bon retour parmi les siens avant de disparaître, le cœur lourd de chagrin. Le sien, de culpabilité, de laisser derrière elle son amie inconsolable, et d'avoir fuit un autre sans prévenir. Douloureusement, elle avait pris la décision de ne pas recroiser Pito, leur épargnant le déchirement d'au revoir malheureux. Elle sentait le chaton brûler de partir avec elle, de découvrir une vie d'aventure, bien plus trépidante que son quotidien, et n'avait pas voulu affronter son regard déception lorsqu'elle le lui aurait refusé. Myrtille ne méritait pas de se retrouver seule, elle aussi, et Étoile de Neige ne voulait non plus devoir adapter son allure à un chaton inhabitué à un tel voyage. Et surtout, la meneuse était hanté par les trop nombreuses morts qu'elle avait vues, et n'aurait supporté que la vie sauvage emportât à son tour Pito. Il lui en voudrait certainement, mais elle savait pouvoir compter sur Loup Tranquille pour le lui expliquer.
La femelle immaculée goûtait au plaisir de la solitude, cette amie qui lui avait tant manqué au court de la dernière lune. Le voyage serait long, indéniablement, et l'inquiétude ne la quittait guère, mais elle s'enivrait d'avance de se retrouver seule, en harmonie avec la nature alentours. Le chant brut de la rivière qu'elle remontait, celui poétique des oiseaux, les bruissements des feuilles sous ses pattes, la nature s'exprimait, clamait sa vie, son énergie, et Étoile de Neige trouvait cela si beau. Gonflée à bloc, la meneuse continua son chemin le long du flot, prête à en découdre avec le monde entier si quoi que ce soit était arrivé aux siens. Un sourire mauvais, comme une promesse. Elle rentrait chez elle, et ceux qui l'en avaient éloignée le regretteraient si amèrement qu'elle leur souhaitait de profiter de leurs derniers jours de tranquillité. Sans pourtant les voir, elle sentait à ses côtés les présences fantomatiques de ceux qui l'avaient quittée, et qui marchaient aujourd'hui avec elle, transmettant force et sagesse, unis. Elle se sentait Patte Force, sage et impitoyable, Pomme Cendrée, malicieux feu follet, l'autoritaire Feuille de Chêne. Elle se sentait Étoile de Brume, et tous les chefs qui les avaient précédés, dotés de la même mission de protéger leur Clan coûte que coûte. Elle sentait ses anciens camarades et ses ancêtres marcher avec elle, et autour d'elle, la forêt trembler de cette force cosmique prête à tout raser.
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N'hésitez pas à m'offrir vos retours, bons comme mauvais, ou vos spéculations, vos attentes, vos déceptions... je m'en nourris vraiment pour continuer à avancer, et rester motivée surtout <3
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