Ce fut Nuage de Piquants qui, le premier, réalisa l'absence d'Étoile de Neige le lendemain matin, et l'annonça à Patte Féroce. Celui-ci, inquiet, s'empressa de rassembler quelques vétérans du Clan. Il eut donc une longue conversation avec Pelage de Nuit, Pelage de Pierre, Cœur de Loup, Feuille de Chêne et Poussière d'Étoile, ainsi que Pelage de Flocon et Tempête de Glace qui, bien que n'ayant pas été conviés, s'étaient de force imposés dans cette pseudo réunion. Quant au reste du Clan, l'inquiétude y était palpable, mais le lieutenant avait organisé les patrouilles habituelles afin que chacun se souvînt que la vie du Camp devait continuer.

« Ce n'est pas la première fois qu'elle sort sans prévenir personne, essayait de se rassurer l'aîné des enfants de la meneuse. Elle est grande, elle peut tout à fait aller chasser sans une quelconque autorisation.

– Pelage de Flocon a raison, acquiesça la guérisseuse. De plus, l'Assemblée d'hier a été riche en émotions, et vous connaissez comme moi Étoile de Neige et ses angoisses nocturnes. Elle a peut-être eu du mal à s'endormir, et a décidé d'aller faire un tour, ou chasser.

– Mais alors pourquoi ne pas avoir prévenu la sentinelle ? interrogea Pelage de Nuit. Pomme Cendrée affirme n'avoir vu personne, or il est étrange, si elle souhaitait simplement aller se promener, de le faire de manière à ne pas se faire voir par la garde, tu ne trouves pas ?

– Bon, lâcha froidement Pelage de Pierre, on ne va pas non plus y passer la journée. Le fait est qu'elle est partie, alors soit, comme la meneuse responsable que vous pensez qu'elle est, elle reviendra avant la nuit en nous expliquant qu'elle avait besoin de calme, soit elle en a eu marre de toutes ces responsabilités et elle a fuit. Ou alors elle est allée aux falaises pour rejoindre son compagnon. »

Un grondement sourd s'échappa de la gorge de Pelage de Flocon, qui fixait son oncle avec des prunelles brulantes de haine. Celui-ci l'ignora tout bonnement, et décréta :

« En tout cas, je ne vais pas passer ma journée à l'attendre sans rien faire, donc je vais aller chasser avec la patrouille d'Épine de Sapin. D'ailleurs, il faudra dire à Nuage d'Hermine que son baptême va encore être repoussé, elle risque de ne pas apprécier ! »

Ignorant le regard devenu glacial de son neveu, il s'en alla rejoindre la patrouille de chasse qui attendait à l'entrée du Camp, et disparut dans la forêt. Patte Féroce poussa un soupir désespéré, auquel tous répondirent par un hochement de tête affirmatif.

« Cela dit, il n'a pas que tord, lâcha à contrecœur le lieutenant. On ne peut pas s'inquiéter dès qu'Étoile de Neige disparaît. Si elle n'est toujours pas là à la tombée de la nuit, on réfléchira à la suite. Mais pour l'instant, on ne peut malheureusement rien y faire. Et on va effectivement devoir dire à Nuage d'Hermine qu'elle va devoir attendre encore au moins une journée...

– D'accord, je vais le faire, » soupira Pelage de Flocon qui, non seulement était le frère de la jeune apprentie, mais également son mentor.

Bien malgré lui, il se dirigea vers la plus vielle des apprentis, qui faisait nonchalamment sa toilette devant sa tanière, les yeux cernés de fatigue, comme si elle n'avait pas suffisamment dormi. Il avait beau surveiller attentivement, il n'avait jamais pu prouver que sa jeune sœur s'éclipsait la nuit pour retrouver un certain guerrier noir aux yeux verts, comme le pensait Cœur de Soleil, et devait donc se contenter de lui faire confiance. Mais alors qu'elle levait la tête vers lui, les prunelles brillantes d'impatience, il remarqua sur sa joue plusieurs traces de griffures, profondes et très récentes. Comme si quelque chose lui avait donné une baffe, griffes sorties. Il tiqua, mais ne dit rien, la mauvaise nouvelle qu'il devait lui annoncer promettant déjà un scandale suffisamment grand pour qu'il pût par-dessus cela lui demander d'où venaient cette blessure.

« Le soleil commence déjà à être haut dans le ciel, pourquoi maman ne commence pas ma cérémonie de baptême ?

– Parce que... notre mère est introuvable...

– Quoi ?! Tu veux dire que je ne deviendrais pas guerrière aujourd'hui ??

– Je n'ai pas dit ça, Nuage d'Hermine. J'ai dit que pour le moment, elle n'était pas là, donc il va falloir attendre son retour.

– Il va me tuer, se lamenta-t-elle, tête baissée. Ça contrecarre totalement ses plans...

– Quoi ?! Mais qu'est-ce que tu racontes, Nuage d'Hermine ?? »

Et sous l'œil effaré et perdu de Pelage de Flocon, la jeune femelle blanche et noire s'en fut dans la forêt. Il voulut s'élancer à sa poursuite, mais fut interrompu par sa compagne, qui lui ordonna de la laisser partir, qu'il lui fallait digérer cette déception, et l'invita à venir chasser avec lui. Le guerrier, résigné, suivit sa magnifique compagne, et sortit du Camp.

*

Étoile de Neige avait marché toute la nuit, et parvint à destination en plus de temps qu'il ne lui était habituellement nécessaire, ralentie par la neige qui ne semblait guère vouloir fondre. Son esprit semblait dans le vague, pensant à la fois à mille choses, et à aucunes. Elle songeait à Étoile de Brume, puis à Étoile d'Orage, à ses enfants, à son Clan, à Museau Tacheté, à la prophétie, au passé, au futur... Ses pensées ne semblaient aucunement cohérentes entre elles. Elle avisa un fourré placé à bonne distance, et s'y cacha. Cela faisait bien des saisons qu'elle n'avait pas mis les pattes dans cette contrée de la forêt, située en bordure de leur territoire, non loin de la limite de leur frontière avec le Clan de la Nuit, où personne, à vrai dire, ne se rendait jamais. Seuls les guérisseurs s'y rendaient parfois, lorsqu'ils nécessitaient de refaire leur stock d'herbe à chat, mais les guerriers n'y venaient jamais chasser, trop loin du Clan pour présenter un réel intérêt, et assez peu giboyeux. Au tout début, elle s'y était rendue une fois par quart de lune, puis une fois par lune, puis plus du tout. Elle avait fini par tirer un trait sur cette partie de son passé, jugeant que la décision prise était la seule possible, et surtout, la meilleure. La meneuse n'eut pas à patienter longtemps avant qu'un grand chat brun, blanc et noir n'émergeât d'un des nids de Bipèdes de l'autre côté de la barrière. Une bouffée de culpabilité l'envahit, mais elle s'efforça de la repousser aussi vite qu'elle était venue. Elle l'observa attentivement, et fut frappé d'à quel point il avait changé depuis la dernière fois qu'elle l'avait vu. Obéissant à une soudaine et incontrôlée impulsion, elle sortit de sa cachette avant d'avancer nonchalamment vers la barrière, sur laquelle elle bondit gracieusement. Aussitôt, l'autre matou se hérissa, lui crachant d'un ton qu'il voulait agressif :

« Qui es-tu et que fais-tu ici ? Je ne t'ai jamais vue dans le coin, qu'est-ce que tu veux ?

– Je suis nouvelle, mes Bipèdes viennent d'emménager, miaula-t-elle d'une voix rendue fluette.

– Ah oui ? se détendit aussitôt l'autre. Je m'appelle Jérémy, et toi ?

– Brume. »

La réponse fusa, comme évidente. Elle ne pouvait évidemment pas se présenter en temps qu'Étoile de Neige, jamais un Bipède n'aurait pensé nommer « son » chat ainsi, mais elle se surprit elle-même de la rapidité avec laquelle son compagnon lui était venu à l'esprit en cet instant. Comme s'il voulait la ramener dans le droit chemin, et ne pas la laisser s'attendrir par un passé qui n'existait plus. Jérémy. La meneuse du Clan du Soleil laissa claquer le nom dans son esprit, comme pour s'en imprégner. Jamais, jusqu'à présent, elle n'avait osé l'aborder, lui parler, lui demander quel nom les Bipèdes qui l'avaient recueillis lui avaient choisi, ayant refusé, lorsqu'il était né, dans le plus grand des secrets, de lui donner un nom. Elle avait même fini, non pas par l'oublier, mais par tirer un trait définitif sur ce qu'il représentait, notamment depuis la naissance de Petit Givre et Pelage de Flocon, ayant totalement obnubilé son esprit de jeune mère, pleinement cette fois-ci, puis par ses responsabilités de lieutenant et son bonheur auprès d'Étoile de Brume, puis la mort tragique de ce dernier, ensuivit d'une longue période de dépression, la naissance de Poussière d'Étoile, Cœur de Soleil et Nuage d'Hermine, ses devoirs de chefs, et toutes les tensions nées au cours des dernières lunes. Mais les paroles de Museau Tacheté l'avaient inquiétée, et elle ne pouvait négliger de telles menaces, même informulées.

« Dis-moi, est-ce par hasard tu n'aurais pas vu un grand chat brun tigré, avec une tache sur le museau, traîner dans le coin ces derniers temps ?

– Si, on l'a tous vu ici. Il prétend s'appeler Museau Tacheté, et il dit qu'il vit dans la forêt. C'est un nom un peu étrange, j'espère qu'il n'est pas un de ces chats errants qui tentent de voler nos croquettes...

– C'est celui-là même. Méfie-toi en comme de la peste.

– Euh... très bien. Mais... pourquoi ?

– Es-tu heureux ici ? lui demanda Étoile de Neige, éludant la question.

– Oh oui ! Ma compagne et moi attendons des chatons, et je crois que nos Bipèdes vont les garder ! »

Il se tourna pour lui montrer sa maison, et la meneuse en profita pour s'éclipser sans qu'il ne la vît, peu désireuse de continuer cette conversation alors qu'elle avait obtenu les informations qu'elle désirait. Elle reprit le chemin du Camp, sans qu'aucun regret n'étreignît son cœur. Jamais elle n'avait regretté sa décision, et elle ne le ferait certainement pas aujourd'hui. D'autant plus qu'il semblait sincèrement heureux, alors tout était pour le mieux. Étoile de Neige se sentait bien plus inquiète de ce que Museau Tacheté prévoyait de faire avec cette information, que de l'éventuel danger qu'il représentait pour son fils. À vrai dire, elle ne considérait pas réellement Jérémy comme son enfant, mais comme... une erreur. Elle poussa un profond soupir, se rappelant des circonstances de sa venue au monde. Elle venait d'être promue guerrière, et nourrissait d'ores et déjà des sentiments pour son meneur, qu'elle s'efforçait de taire car persuadée que celui-ci ne pourrait jamais l'aimer. C'était alors qu'elle avait commencé à sympathiser avec Orage Diluvien, alors lieutenant du Clan du Mistral. Il était évident que la situation était loin d'être plus simple, mais le mâle brun avait l'avantage de lui rendre ses sentiments. Leur histoire fut aussi courte qu'elle fut intense. Pourtant, seulement deux lunes après, la jeune guerrière le quitta brusquement, violemment, sans qu'Orage Diluvien n'en sût jamais la raison, qui était loin d'être simple : Feuille de Chêne, sa meilleure amie, à cette époque tout juste promue guérisseuse, lui avait appris qu'elle attendait des chatons, dont le père ne pouvait être autre que le lieutenant du Clan du Mistral. Tout avait alors basculé, et grâce à l'aide de son amie, la guerrière avait pu s'éloigner du Clan le temps de sa grossesse, prétendant une maladie très contagieuse - elle avait par ailleurs eu beaucoup de mal à garder Œil d'Azur, l'autre guérisseur, loin de cette situation et de la maladie imaginaire. Deux lunes plus tard, l'unique chaton était né, et sa mère n'avait pas hésité une seule seconde pour aller le confier aux Bipèdes. Cette trahison lui aurait valu le bannissement. Aujourd'hui, il lui vaudrait simplement la perte de la confiance que tous – ou presque – lui accordaient.
Cela ne devait pas se savoir.
Cela ne pouvait pas se savoir.

*

Le ciel avait pris la tinte orangée du coucher du soleil lorsque'Étoile de Neige pénétra dans le Clan. Elle bondit sur le Promontoire, avec un air qui déclarait qu'elle ne donnerait aucune justification sur cette nouvelle disparition. Ses guerriers semblaient avoir fini par comprendre que ces moments de solitude lui étaient nécessaire pour ne pas devenir folle, croulant sous les responsabilités et la pression, aussi ne protestèrent-ils pas. Ils furent toutefois soulagés de la revoir saine et sauve, car c'était après tout le principal.

« Que tous ceux qui sont en âge de chasser s'approche du Promontoire pour une Assemblée de Clan. »

Les chats concernés s'exécutèrent, intrigués. Étoile de Neige fit alors signe à Nuage d'Hermine de s'avancer, ce que l'apprentie fit, une lueur de défi dans le regard. Pourtant, la jeune meneuse ne s'en soucia guère, incapable même de se réjouir de la cérémonie de sa fille. Elle n'ignorait pas la raison de ses absences nocturnes, pourtant elle ne pouvait réellement rien dire, incertaine d'être le meilleur exemple à fournir à sa fille. Laissant échapper un long soupir las, qui n'échappa à personne, elle leva la tête vers le ciel et formula, mécaniquement :

« Moi, Étoile de Neige, chef du Clan du Soleil, en appelle à nos ancêtres pour qu'ils se penchent sur cette apprentie. Elle a travaillé pour comprendre les lois de notre noble code, et il est désormais temps pour elle de devenir guerrière à son tour. Nuage d'Hermine, promets-tu de respecter le Clan du guerrier, de protéger et de défendre ton Clan, même au péril de ta vie ?

– Oui, déclara néanmoins sa fille, à qui il n'avait pas échappé que les formulations du style « travailler dur » et « elle est désormais digne de devenir une guerrière à son tour », avaient soigneusement été évitées par sa mère.

– Alors par les pouvoirs qui me sont conférés par le Clan des Étoiles, je te donne ton nom de guerrière. À partir de ce jour, tu te nommeras Pelage d'Hermine. Nos ancêtres rendent hommage à... ton courage, et nous t'accueillons dans nos rangs en temps que guerrière à part entière. »

Le peu d'enthousiasme de sa mère blessa profondément Pelage d'Hermine, qui se dit que peut-être, elle n'avait pas été la fille qu'Étoile de Neige aurait souhaité qu'elle soit. Pourtant, tout était trop tard, sa relation secrète avec ce chat d'un autre Clan était bien trop ancrée en elle pour qu'elle puisse la terminer. Alors que le Clan scandait son nom, avec néanmoins la même joie que pour n'importe lequel d'entre eux, elle se dirigea vers sa mère, et avant que celle-ci ne put poser sa truffe sur sa tête, comme le voulait la tradition, la jeune guerrière enfouit la sienne dans son cou, lui murmurant qu'elle était désolée. Ce fut alors qu'il se passa quelque chose auquel le Clan n'avait jusqu'alors jamais été témoin. Des larmes se mirent à rouler sur les joues blanches et soyeuses d'Étoile de Neige, alors qu'elle rendait à sa fille son étreinte. Jérémy ne signifiait rien pour elle. Seuls les enfants qu'elle avait eu avec son compagnon, et qu'elle chérissait de tout son cœur, parvenaient encore à la faire tenir. Elle le réalisait un peu plus chaque jour, et notamment en cet instant. Ses sentiments pour Étoile d'Orage paraissaient peut-être n'être pas totalement morts, elle resterait fidèle à son amour jusqu'à la fin des temps.

« Ce n'est rien, ma fille. Il arrive à chacun de se perdre sur des chemins sinueux, et sur lesquels il regrettera par la suite de s'être aventuré. L'important étant de ne pas rester perdu, et de retrouver la bonne route. »