
CHAPITRE 19
Le dos appuyé contre le mur et les jambes repliées sur la poitrine, Érïn réfléchissait intensément. La cabane où elle s'était réfugiée n'avait rien de luxueux, comme à son habitude, mais paraissait richement décorée au contraire des égouts dont l'odeur âcre était encore imprégnée à ses vêtements. La pluie tombait drue depuis quelques heures et les gouttes rebondissaient sur la tôle dans un fracas qui berçait la jeune fille et soutenait ses pensées.
Une seule question trottait dans sa tête et revenait sans cesse percer la barrière de réflexions futiles qu'elle tentait d'élever autour de son esprit. Pouvait-elle fendre sa coquille, celle qu'elle avait eu tant de mal à modeler, à renforcer au fil des années, pour prendre le risque d'accorder une nouvelle fois sa confiance à quelqu'un d'autre qu'elle-même ? Elle qui n'hésitait jamais à se lancer dans une bataille, elle qui ne laissait jamais ses doutes l'arrêter, se confrontait désormais à un dilemme. Elle fit donc la seule chose qu'elle jugea possible. Elle déplia une jambe sur le sol poussiéreux et dénicha le cordon noir passé autour de son cou. Elle suivit la matière râpeuse entre son index et son pouce et continua jusqu'à rencontrer un pendentif en bois brûlé. La peinture écaillée s'effrita entre ses doigts tandis qu'elle posait le regard sur la précieuse relique. Un pendentif en forme de lézard.
Érïn ferma les yeux, respira profondément et relâcha les muscles de ses épaules. Elle pénétra alors dans ses souvenirs et s'efforça de ne pas se perdre dans les méandres de son cerveau. Des couloirs sombres peuplaient sa tête et de nombreux souvenirs douloureux se cachaient à chaque coin de rue. Finalement, mis en valeur par un rayon de soleil qui semblait étranger, elle trouva les souvenirs les plus heureux de son existence et y plongea sans hésiter.
Elle se retrouva propulsée dix ans en arrière, dans un petit abri dont la vue lui provoqua un sentiment qu'elle n'avait pas ressenti depuis longtemps. Elle se trouvait dans une ancienne salle des fêtes qui paraissait très vaste du point de vue de la petite fille qu'elle était à l'époque. Un parfum puissant de nostalgie emplit l'air et lui piqua les yeux. Les néons vacillants du plafond éclairaient une dizaine de couchettes improvisées avec de vieilles planches, des matelas, des couvertures ou des vestes rapiécées. Quand on avait de la chance, on trouvait parfois un oreiller à moitié éventré pour caler les têtes endurcies par de trop nombreux bivouacs sur le béton glacial. L'électricité était un luxe qu'ils avaient pu s'offrir par hasard en trouvant un générateur sorti de nulle part près du disjoncteur. Ce n'était pas le lieu le plus beau, le plus pratique ou le plus confortable de Phœvos, mais ça avait été chez elle, dans un passé lointain. Et elle ne l'oublierait jamais, comme elle n'oublierait jamais ce nom gravé dans sa mémoire.
Tout autour d'elle, au centre de la pièce, était réunie une petite troupe d'enfants qui se chamaillaient sous l'œil bienveillant de leur tuteur, Avaan. Les yeux de la jeune fille s'embuèrent à la vue de cet homme d'un autre âge qui les avait recueillis, alors abandonnés de tous, et les avait protégés pendant de nombreuses années. Il les avait nourris, instruits parfois, comme un véritable père. Le voir se tenir là, le regard chaleureux, fit rouler une larme solitaire sur la joue d'Érïn.
Le soir était tombé et la petite fille encourageait ses compagnons à penser à leur famille et à des souvenirs heureux pour fuir les cauchemars qui assaillaient souvent ces petites créatures brisées trop tôt. Elle ne vit pas le petit garçon qu'elle cherchait, il était sûrement en train de patrouiller à l'extérieur, comme il en avait eu l'habitude toute sa vie. Érïn ne voulut pas s'appesantir sur ces souvenirs car, malgré le bonheur qu'ils lui apportaient, ce n'était pas ceux dont elle avait besoin. L'environnement qui l'entourait se brouilla, les visages devinrent flous et elle bascula quatre ans plus tard dans une toute nouvelle scène. Le lieu ressemblait à une pièce aménagée dans un hangar poussiéreux et sombre. Au centre de la salle, isolée du reste par des paravents de fortune, elle se battait contre un individu qui n'était autre que la personne qu'elle cherchait.
— Allez, frappe ! hurla celui-ci.
— C'est ce que je fais ! cria-t-elle à son tour d'une voix saccadée par l'effort.
— Plus fort, plus fort !
Elle obéit, s'épuisant à la tâche, mais son partenaire finit par se lasser et la mit à terre en quelques mouvements habiles. La jeune combattante resta au sol, essoufflée et toisa l'adolescent debout devant elle.
— On fait une pause, dit-il en lui tendant une main pour l'aider à se relever.
Elle la prit et ils s'assirent ensemble sur une palette à même le sol. Il essuya son front trempé de sueur et lui offrit une bouteille d'eau.
— J'y arriverai jamais, s'exclama-t-elle après une gorgée, c'est trop dur !
— Arrête de dire ça, tu es forte ! C'est juste une question...
— ... d'entraînement, je sais !
Il soupira.
— Érïn... sœurette... Viens là.
Il la prit dans ses bras et lui caressa la tête avec douceur. Elle essuya les larmes de découragement au coin de ses yeux et s'appuya sur son frère.
— Ce monde... il est... il est invivable.
— Je sais. Mais il faut tenir, comme on a toujours fait.
— J'en ai marre, j'en peux plus.
— Alors repose-toi sur quelqu'un.
— J'ai déjà toi.
— Quelqu'un d'autre alors.
Ils se turent pendant quelques minutes, Érïn réfléchissait à ses propos.
— Jacob, comment on sait à qui on peut faire confiance ?
— Ah, c'est une question compliquée, ça. Mhmm... C'est important d'avoir foi en quelques personnes, se reposer sur les autres, tout ça. Je crois que... je crois qu'il suffit d'écouter...
— ... son cœur ?
— Nan, ça c'est les conneries des contes de fée ! Non, il faut écouter son instinct. Il ne se trompe presque jamais. Et s'il est là, c'est bien pour quelque chose. Tu me promets de faire ça ?
— J'te promets, Jacob.
Je suis tellement désolée, si tu savais.
Érïn sortit lentement de son état de transe et ouvrit les yeux. Elle n'avait pas tenu sa promesse. Mais il n'était pas trop tard.
Elle savait quoi faire.
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