Chapitre 7 (3) (corrigé)
Alors qu'ils arpentaient les rues de Limehouse, Jane observait à son partenaire à la dérobée de temps à autres. Ce dernier semblait étrangement fébrile, il ne cessait de jeter des coups d'œil dans son dos, inquiet et attentif, tel l'animal à l'affût du moindre danger. Jamais Jane ne l'avait encore vu dans cet état, pas même au Ten Bells. Il était indubitablement inquiet.
- Vous semblez nerveux, lui fit remarquer la demoiselle.
- C'est le cas avoua Will.
Il ne vit pas sa partenaire s'étonner de sa réponse.
- Pourquoi ?
- Je n'aime pas ce quartier.
En jetant un coup d'œil autour d'elle Jane comprit très bien pourquoi. Le quartier asiatique de Londres n'avait rien de très rassurant, qu'il s'agisse de ses maisons délabrées comme des rares regards colériques dont on affublait le duo.
- Arrêtez de les dévisager avec cet air-là. Je n'ai pas envie de me faire remarquer, marmonna Will.
- Difficile de passer inaperçu vêtus de la sorte.
C'était vrai, avec leur apparence entretenue et leurs vêtements propres, difficile de se fondre dans le décor. Mais Will ne pensait pas à cela, il paraissait à Jane que son partenaire était plutôt à la recherche d'un visage familier. De qui donc se cachait-il ?
– Rassurez-vous tant que vous m'écoutez tout devrait bien se passer. C'est sans danger. Huang Zhang donc, propriétaire du magasin de pompes funèbres, énonça Will. Apparemment. Selon les notes de l'inspecteur, Mr Zhang a prévenu la police quand il a retrouvé le corps. Il n'y a aucune trace d'un interrogatoire qu'il aurait subis. Par conséquent, nous devons de nouveau l'interroger.
– Vous ne pensez pas qu'il trouvera cela bizarre si nous lui posons exactement les mêmes questions que la police ? Nous ne pouvons pas prétendre appartenir à la Scotland Yard, notre couverture serait vite mise à nue.
– Pas si nous donnons des faux noms. Nous allons prétendre appartenir à une brigade secrète, nous sommes envoyés sur ordre de Sa Majesté. Préparez-vous une identité factice au cas où. Si je me présente sous un autre nom, ne posez pas de questions et faites de même en ayant l'air naturel.
Jane lui jeta une œillade discrètement, une fausse confiance émanait du jeune homme qui avançait d'un pas raide. Il était toujours sur ses gardes. « Qu'est-ce qui peut le mettre dans un tel état ? »
– Et si Mr Zhang nous demande une preuve ?
– Il ne nous demandera rien.
– Comment pouvez-vous en être aussi sûr ?
– Miss Warren, observez autour de vous. Que voyez-vous ? Ces gens-là travaillent dans les quartiers misérables, ils ont la police en horreur. La plupart de ces commerces sont illégaux et voir Scotland Yard débarquer ici serait le dernier de leurs désirs. Croyez-vous sincèrement que ce Mr Zhang a calmement discuté avec McColl autour d'une tasse de thé ? Le pauvre homme devait déjà être assez terrifié comme cela. Il a dit tout ce qu'il savait à McColl en priant pour ne pas avoir d'ennuis supplémentaires, et qu'il laisse son commerce douteux en paix.
– Comment savez-vous que son commerce est douteux ?
– Nous sommes à Limehouse milady, l'honnêteté est exclue du vocabulaire. Je pense que tout ce que cet homme souhaite, comme la plus part des gens d'ici, c'est de garder son gagne-pain intact ainsi qu'une certaine tranquillité, lui expliqua le jeune homme.
Jane repensa au malaise que lui inspirait la présence de l'inspecteur. « Évidemment que le pauvre homme lui avait tout dis. McColl lui a sans doute fait peur. »
- Bien ! Nous y sommes. N'oubliez pas ce que je vous ai dit la dernière fois et tout devrait bien se passer. Avec un peu de chance nous sortirons de ce coupe-gorge vivant.
- Vivants ? Vous avez dit que c'était sans danger !
- Ah ? J'ai dit ça moi ? dit-il goguenard. Je ne m'en souviens pas !
Le magasin était un établissement très peu accueillant. Sa façade un peu délabrée se composait de briques qui semblaient tenir en équilibre les unes sur les autres par miracle. La moisissure qui gagnait du terrain n'arrangeait rien au tableau déjà morose du quartier. Sur une grande planche en bois grignotée par les intempéries et les insectes était inscrit « Pompes Funèbres » en lettres noires. Will passa le premier la porte, Jane le suivit et un frisson la parcouru.
L'intérieur était encore plus lugubre que l'extérieur. Il s'agissait d'une pièce sombre uniquement éclairée par quelques bougies, à l'atmosphère lourde et étouffante. Une odeur d'encens embaumait la pièce entière, la senteur était tellement forte qu'elle en était écœurante, si bien que Jane dut réprimer son envie de rendre son rendre son dîner. Des linceuls et des pierres tombales étaient disposés çà et là à travers le magasin en guise d'exposition. Des chrysanthèmes fanés ornaient un vase abîmé sur le comptoir et un corbeau empaillé observait les visiteurs. Il rappelait à Jane l'oiseau qui hantait ses rêves. « Au moins l'ambiance est accordée au magasin... » Se dit-elle en tentant de se rassurer. Un tableau représentant une Vanité attira l'attention de la jeune fille. Elle s'en approcha doucement, elle le contemplait quand soudain des yeux humains s'ouvrirent à la place des trous vides du crâne de la peinture. Jane étouffa un hoquet de surprise et recula dans un sursaut en bousculant le vase que Will rattrapa in extremis.
– W... Will... Le crâne... Là, il y avait des yeux... Ils... Ils se sont ouverts et... bégaya-t-elle.
– Arrêtez de pleurnicher, vous voulez bien ? soupira l'Irlandais apparemment peu convaincu par les élucubrations de sa partenaire.
– Mais c'était des yeux humains, je n'ai pas rêvé ils étaient là et me regardaient !
– Jane, l'endroit est sinistre et l'ambiance est travaillée pour renforcer cette impression. Il est normal d'avoir ce genre de vision. Mais ce n'est que l'œuvre de votre imagination et rien d'autre. Je vous le promets. Avez-vous lu Les Mystères d'Udolphe *? (Jane hocha lentement la tête.) Vous êtes comme Emilie, vous êtes dans un lieu mystérieux, sauf qu'il n'y a rien de surnaturel ici. Et puis Emilie parvient à s'enfuir grâce à Annette et Ludovico. Vous, vous m'avez moi.
Jane ne cacha pas sa surprise de voir son mystérieux partenaire lui parler de littérature.
- Vous avez donc lu Les Mystère d'Udolphe ? s'étonna la jeune fille.
- Oui. Mais j'ai préféré Vathek**, dit-il dans un sourire énigmatique.
Sur ces mots il secoua la petite clochette qui trônait sur le comptoir. Elle n'avait jamais lu Vathek, et la confidence de Will sur ses préférences de lecture l'accapara à un tel point que Jane faillit avoir une deuxième crise cardiaque quand elle se retourna et aperçut un petit homme qui les observait, immobile comme une statue parmi les pierres tombales.
– Mr Zhang ? Huang Zhang ? s'enquit Will alors que Jane peinait à se remettre de sa frayeur, accrochée à sa manche comme à une planche de salut.
Le petit homme s'approcha. Il était vieux, d'origine chinoise, il avait une longue barbe blanche et son crâne chauve luisait doucement à la lueur des quelques bougies, il portait aussi une tunique bleue ample qui rappela à Jane les dessins sur la porcelaine chinoise de la tante Alice. Il s'inclina de manière étrange devant Will qui l'imita à la surprise de Jane.
– Je me présente, je m'appelle James, et voici mon assistante. (Jane hocha la tête.) Nous sommes ici pour vous poser quelques questions au sujet du meurtre de Judy Browler. Apparemment c'est vous qui avez retrouvé son corps. Nous voudrions que vous nous racontiez avec le plus de détails possibles ce que vous avez vu et entendu ce jour funeste. Si vous le voulez bien, allons-nous entretenir dans un endroit plus chaleureux. Peut-être pourrions-nous vous offrir une tasse de thé ?
Le fait que son partenaire ait donné un faux nom alarma Jane et elle dut reconnaître qu'elle était nerveuse. L'asiatique ne répondit pas. Il se contenta de regarder Jane qui tentait de garder contenance derrière Will. Le jeune homme le remarqua et l'invita à parler sur un signe de tête, Jane serra fort les plis de sa jupe et se lança.
– Bonjour, Mr Zhang. Je suis... Lizzie. James et moi avons besoin de réponses à nos questions. Et... C'est très important, nous avons besoin de votre aide, dit-elle de l'air le plus doux qu'elle pouvait.
L'homme resta de marbre. Il s'évertuait à fixer Jane sans sourciller. « On va voir si tu restes toujours aussi stoïque quand je t'aurai secoué comme un prunier ! » S'agaça la jeune fille.
– Il ne vous dira rien, scanda une voix chevrotante derrière eux.
Les deux associés se retournèrent comme un seul homme. Une vieille dame fit le tour du comptoir pour venir jusqu'à eux. À ses traits typiques d'un pays d'orient, Jane comprit qu'elle était aussi chinoise. Un petit chignon ivoire reposait sur sa nuque et sa démarche bossue lui donnait un air encore plus misérable que ses vêtements usés, et que le pauvre balai qu'elle serait entre ses petites mains maigres.
– Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? les interrogea-t-elle avec méfiance.
Jane glissa un regard en biais à Will qui en disait long sur ses pensées ; « Alors comme ça ils sont terrifiés et ne veulent pas d'ennuis hein ? »
– Bonjour Mrs, je suis James et...
– Je me fiche de qui vous êtes ! Vous êtes de la police c'est ça ?
– C'est vous qui m'avez demandé qui je suis ! s'exclama Will. Non nous...
– Qu'est-ce que vous fichez encore ici ? Vous savez déjà tout ! Allez-vous-en !
Elle allait asséner un coup de balais à Will quand celui-ci l'attrapa sans aucune difficulté et le saisit, il le lui arracha des mains pour le poser contre le mur derrière lui, au moins elle ne tenterait plus de le frapper malgré le regard assassin qu'elle lui lançait.
– Nous ne sommes pas de la police, déclara tranquillement Will. Nous n'avons rien à voir avec Scotland Yard, nous sommes ici sur ordre de la Reine. Et je vous conseille de coopérer, sinon vous aurez de nos nouvelles.
La vieille femme jeta un coup d'œil à Huang et reporta un œil mauvais sur Will.
– Que voulez-vous savoir ? demanda-t-elle enfin.
– Ce que Mr Zhang a vu et entendu le matin où il a découvert le corps de Judy Browler dans Mitre Square. Je me fiche bien de savoir ce qu'il faisait là, nous cherchons seulement des témoins, des indices, n'importe quoi qui pourrait nous aider à appréhender le tueur. Je vous prie de le laisser répondre Mrs...
– Lyn Zhang, je suis l'épouse de Huang. Et il ne vous répondra pas.
– Pourquoi donc ?
– Il est muet.
En guise de réponse, Huang haussa les épaules.
– Dans ce cas-là, Mrs Zhang, c'est avec vous que je vais m'entretenir.
– Je ne m'entretiendrai qu'avec cette jeune fille, fit-elle en pointant son doigt squelettique sur Jane.
Jane regarda Will, incrédule, qui haussa les épaules et jeta un coup d'œil d'avertissement à sa partenaire avant qu'elle ne se laisse entraîner par Mrs Zhang. Elle saisit son visage entre ses mains fripées, obligeant Jane à se baisser, et regarda la jeune fille dans les yeux.
– Vous. Vous vous êtes digne de confiance. Votre âme est pure et votre cœur est noble...
– Quel est le rapport ? s'exaspéra Will.
– Taisez-vous ! Vous je ne vous parle pas, lui cria la vieille.
– Et qu'est-ce que vous êtes en train de faire là ? répliqua-t-il.
– Mon mari rentrait à la boutique quand il a trouvé le corps. Il avait rendez-vous chez un de nos clients pour les détails d'une commande. Pour revenir, il était obligé de passer par la rue où il a trouvé la femme aux cheveux d'or. Il a vu dans ses yeux la mort, il a vu l'œuvre du diable !
– L'œuvre du diable ? insista Jane incrédule.
– Le diable en personne s'était acharné sur cette pauvre femme ! Il y avait du sang partout et Huang a couru pour avertir un des hommes en noir qui rôdait pas loin.
– Y avait-il quelque chose près du corps ?
– Non. Ce n'était plus humain, l'œuvre du diable que je vous dis !
– D'accord, d'accord, acquiesça Jane. Mr Zhang, aurait-il vu quelque chose ou quelqu'un ? C'est très important, essayez de vous souvenir.
Lyn jeta un rapide coup d'œil à son mari, qui n'avait pas bougé depuis le début de l'entretient. Ce dernier avait braqué son regard sombre sur l'Irlandais et le détaillait avec curiosité.
– Non, il n'y avait personne. Mais allez voir Nokomis. Elle, peut-être qu'elle saura quelque chose, lui conseilla Lyn. Elle sait tout... murmura-t-elle.
– Nokoquoi ? s'enquit Will dubitatif.
– Nokomis ! corrigea la vieille. Et vous je ne vous parle pas j'ai dit !
– Pardon, pardon, ronchonna-il exaspéré, retournant à l'examen du magasin.
– Mrs Zhang, qui est Nokomis ? demanda Jane.
Les lèvres minces de Mrs Zhang en un large sourire.
– Les esprits vous conduiront à elle si telle est votre destinée.
– Pardonnez-moi mais je ne comprends pas... Où voulez-vous en venir ?
– Elle est incarnation divine, son nom est celui de l'astre de la nuit, âme sœur des fils de Jun et de Xihe, c'est aussi son symbole. Fille céleste au don mystique, elle est la clé qui force les portes de l'autre monde et qui voyage en ton nom. Un soir, vous la trouverez rodant près de la demeure du passeur d'âme. Elle offre ses services aux esprits égarés qui cherchent du réconfort auprès de ceux qui sont partis...
– Bon écoutez grand-mère on n'a pas toute la journée. Cessez ce petit jeu ridicule et dites-nous ce qu'on veut savoir à la fin ou ça va mal finir ! la menaça Will à bout de patience.
– Serait-ce des menaces ?!
– James ! intervient Jane les poings sur les hanches. Pardonnez-nous Mrs Zhang, mais nous sommes un peu pressés. Le temps nous est compté, dites-nous simplement où se trouve Nokomis...
La vieille chinoise plissa les yeux.
– Votre ami sera un poids, ce n'est pas comme cela que vous...
– J'en ai assez, s'énerva Will, nous avons assez perdu de temps comme ça ! Venez Lizzie, allons-y. Nous nous débrouillerons seuls et nous trouverons cette Nokomachin sans leur aide !
– Nokomis ! scanda rageusement la vieille femme en détachant chaque syllabe du nom.
– C'est pareil, persifla l'Irlandais.
Il fourra les mains dans ses poches, traversa la pièce en quelques enjambées et claqua la porte derrière lui sous l'œil suspicieux de Jane qui trouvait son partenaire décidément trop nerveux, ce qui ne lui ressemblait guère.
– Veuillez nous excuser Mrs, mon associé est quelque peu... sous pression ces temps-ci.
La vieille dame prit la main de la demoiselle dans ses doigts fins. Puis, elle lui murmura comme une berceuse :
– « The shepherds watched by night ;
We used to pray to Christ to keep
Our small souls safe till morning light ;
I am scared, I am staying with you to night
Put me to sleep. »
– Je vous demande pardon ?
Jane avait en réalité très bien compris ce que voulait lui dire Mrs Zhang. C'était un indice, et la jeune fille sut alors qu'ils avaient finalement obtenu quelque chose que Scotland Yard n'avait pas.
*Roman anglais écrit par Ann Radcliffe publié en 1794
**Roman anglais écrit par William Thomas Beckford et publié en 1782
Ainsi s'achève le chapitre 7 ! Sur une superbe citation que j'aime beaucoup et va mener notre enquêtrice en herbe jusqu'à son prochain point.
Vous connaissez la chanson, votez, commentez... Et je vous retrouve pour la suite ! :)
(Version corrigée)
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