Chapitre 10 (2) (corrigé)
Il fut aisé de pénétrer dans la demeure, mais obtenir une audience avec la comtesse, cela était une autre affaire. Dans le petit salon rouge les deux complices entendirent une voix glaciale congédier la domestique qui trottinait vers eux la mine penaude.
– Madame n'avait apparemment pas prévu ce rendez-vous, je suis désolée vous allez devoir repasser à une heure plus convenable.
– Quelle heure peut-il y avoir de plus convenable qu'un bel après-midi ensoleillé ! s'exclama Jane. Nous avons fait un long chemin pour parvenir jusqu'à la Comtesse. Saviez-vous que les créations Blackwood sont renommées jusque dans notre beau comté du Devonshire ? Il était hors de question de nous adresser à une autre personne que l'épouse du regrettable Comte Blackwood.
Will ne pipa mot et laissa la jeune fille mener la barque, remarquant au passage qu'elle faisait des progrès dans l'art raffiné de la tromperie.
– Oui je comprends. Je vais voir ce que je peux faire.
Ne pouvant décemment dire non à de tels clients, la domestique fit une rapide courbette et dès qu'elle eut disparu Will ressentit un pincement. Il lança un regard perçant à sa partenaire qui lui répondit par un sourire entendu.
– Détendez-vous Mr Smith, je ne vous ai jamais connu aussi calme ! Et moi qui croyais que vous aviez l'habitude de ce genre de situation.
– Justement, si vous n'étiez pas là cette histoire serait déjà réglée, rétorqua-t-il.
– Insinuez-vous que je vous dérange ?
– Précisément, vous me dérangez.
Il trépignait.
– Bon sang et cette Comtesse de malheur là pour qui se prend-elle ? Pour la Reine ? Je vais lui faire regretter de...
– Vous aurez tout le loisir de vous venger, un peu de patience.
– J'espère au moins que c'est une belle femme, du moins plus belle que ma prétendue fiancée.
– Oh William taisez-vous ! râla-t-elle en levant les yeux au ciel. Faites-moi confiance un peu, vous ne le regretterez pas, je vous le dis.
La domestique revint d'un pas pressé, elle triturait nerveusement son tablier immaculé. Jane pria intérieurement le Seigneur que leur plan fonctionne. Contre toute attente la femme balbutia :
– Madame va vous recevoir, veuillez me suivre.
Elle détala comme un lapin, Jane et Will sur ses talons. Enfin ils arrivèrent dans un salon aux immenses fenêtres laissant entrer la lumière froide du mois de mars. De superbes bergères Louis XVI trônaient au milieu de la pièce richement décorée par de belles tapisseries et autres meubles plus chers les uns que les autres. Si leur hôte leur offrit un accueil glacial ils furent néanmoins réchauffés par l'odeur infecte de tabac froid qui régnait en maîtresse dans la pièce.
Face à eux se tenait la fameuse Comtesse : lady Blackwood, célèbre pour son caractère farouche et sa façon de se moquer complètement des bonnes mœurs de la société. Loin de là prisonnière du carcan imposé aux femmes, cette dernière aurait été considérée comme une dévergondée si elle n'avait point eu de titre dû à son formidable mariage avec le défunt Comte Blackwood. Et un bon nombre d'amis puissants au passage.
Assise dans son fauteuil moelleux, la taille élancée cintrée dans une robe de tulle et soie noire, les épaules dénudées, des boucles d'une couleur de feu réchauffant son teint de lait, et des yeux d'un vert plus éclatant que l'émeraude la faisait paraître comme une créature surnaturelle tant sa beauté semblait irréelle. La lady se moquait bien des avis négatif sur le maquillage, elle avait les joues rosies à la manière d'une poupée de porcelaine et la bouche aussi rouge que le sang qui coule des victimes de l'Éventreur, d'où s'échappait une fumée âcre semblable à celle que crachent les cheminées près des Docks.
Depuis la mort du Comte Blackwood, la lady gérait sa fortune d'une main de fer avec un génie rare, car l'éducation des femmes excluant les mathématiques et l'économie, la Comtesse avait dû suer eau et sang pour s'élever au milieu de la bande de requins qui convoitaient la fortune de son défunt mari.
Quand il la vit, Will parut se détendre, beaucoup trop même. Elle tourna vers eux son joli minois avec la grâce d'un félin, elle rappela à Jane ces énormes chats noirs qu'elle avait vus en image dans les livres de son oncle. Lady Blackwood leur intima d'un geste élégant de la main de s'asseoir, ce qu'ils firent. Elle tira sensuellement sur sa cigarette, chose que là encore que les femmes ne faisaient pas. Après avoir détaillé ses deux invités elle prit enfin la parole, une séduisante voix grave s'échappa de sa gorge pour charmer les tympans des deux jeunes gens.
– Bonjour.
– Bonjour, bredouilla le couple.
La lady haussa un sourcil, visiblement ennuyée.
– Eh bien, parlez, finissons-en j'ai d'autres rendez-vous.
– Permettez-moi de me présenter, commença Will. Sir Louis Smith. (Il prit sa main et y déposa un baiser brûlant avant de se rassoir sans la quitter des yeux.) Nous sommes venus jusqu'à vous depuis le Devonshire pour commander une alliance exceptionnelle.
La lady opina en hochant légèrement la tête, elle le regardait avec une sombre indifférence, lui, le bellâtre des rues. Alors que Jane s'inquiétait pour la suite du plan, l'Irlandais ne semblait pas le moins du monde abattu, il paraissait confiant, voire amusé.
– Quel genre de bijou ? demanda-t-elle avant de souffler la fumée.
– Un anneau d'or, finement ciselé, et gravé, décrivit Jane. Ah et trois beaux diamants !
Lady Blackwood ne dit rien, jusque-là encore immobile, elle daigna se décoller de son fauteuil pour mieux scruter ses clients.
– Est-ce là tout ?
– Nous faisons confiance à votre originalité et votre sens du raffinement, la flatta Will.
– Quand ?
– Deux mois, répondit Jane.
– Un délai largement suffisant, déclara la Comtesse.
Le silence à hacher au couteau s'installa dans le salon, Jane se mordit l'intérieur de la joue en priant pour trouver un sujet de conversation. Ils ne pouvaient pas se permettre de se faire mettre à la porte maintenant. Fort heureusement, Will vola à leur rescousse.
– Est-ce votre mari ? s'enquit le jeune homme en désignant le majestueux tableau pendu au mur.
C'était une peinture du Comte Blackwood et de la lady dans une toilette de saphir l'air plus noble que la Reine elle-même. Une peinture qui semblait tout de même récente : le Comte y apparaissait altier et vif malgré son grand âge, tandis que lady Blackwood, bien plus jeune que son mari, semblait figée dans une beauté éternelle.
– C'était, le corrigea lady Blackwood.
– Oh, je ne le savais pas, se désola Will en prenant un air navré. Toutes mes condoléances très chère madame.
Jane contint à grand peine un petit rire face à la comédie ridicule que jouait son partenaire. « Si je le gêne il n'a qu'à le dire ! » Son faux fiancé se lançait dans un drôle de jeu de séduction, il était temps de passer à l'étape suivante.
– Lady Blackwood nous vous remercions pour votre accueil chaleureux, minauda Jane bien que le mot lui écorchât la bouche. Mon Louis et moi-même sommes attendus en ville mais avant j'aimerais aller me repoudrer le nez si vous le permettez bien sûr.
La lady ferma les yeux, l'air excédé et autorisa Jane en marmonnant, bien plus préoccupée par sa cigarette que par ses clients. Jane se leva et sentit quelque chose se refermer sur ses doigts gantés, lui arrachant une expression de surprise, elle ne s'attendait certainement pas à ce que Will lui prenne la main et tout en la dévorant d'un regard remplit d'amour.
– Prenez tout votre temps mon amour, lui dit-il langoureusement.
Complètement déconcertée par son geste Jane le dévisagea avec de grands yeux. Sentant le rouge lui monter aux joues elle préféra s'échapper.
L'immense manoir était désert, beaucoup de pièces avaient défilées sous ses yeux, mais elle avait rencontré très peu de domestiques, ce qui était plutôt rare pour une si grande maison. Visiblement lady Blackwood n'aimait pas trop s'encombrer. Seule dans une petite pièce pour dames, Jane devait trouver un moyen de sortir d'ici et gagner discrètement les bureaux du Comte. Will avait l'air de se complaire dans son rôle de joli-cœur mais l'heure tournait.
Elle ouvrit la porte et jeta un coup d'œil de part et d'autre dans le couloir. « Personne. » Elle se glissa à l'extérieur et referma la porte dans une extrême délicatesse. Si une oreille indiscrète traînait par-là elle serait rapidement repérée ne serait-ce qu'à cause du claquement de ses talons, et ne parlons pas du taffetas de sa robe... Pas très pratique pour une mission de ce genre. Elle retira en vitesse ses chaussures et resserra ses jupes contre elle afin de limiter le bruit qui accompagnait ses pas. Le manoir semblait être plongé dans la solitude et la désolation, elle en profita pour explorer ses différentes pièces toutes aussi richement meublées que les autres. Au bout de ce qui lui sembla être une éternité, elle trouva enfin ce qu'elle cherchait.
Plus sombre que le salon dans lequel ils avaient été reçus, un secrétaire massif en bois de cerisier dos aux fenêtres l'accueillit, ainsi que des tapisseries japonaises et autres trophées comme un buste d'Aristote et des bijoux colorés venus tout droit d'Égypte. Des étagères garnies de milles couvertures de cuir et autres merveilles du monde entier faisaient briller les yeux de la jeune fille qui aurait payé cher pour pouvoir s'enfermer dans un lieu pareil. Malgré ce décor enchanteur Jane revint rapidement à la raison, elle devait absolument faire vite.
Elle plongea précipitamment sur le bureau espérant y découvrir une preuve de l'implication des Blackwood, même si elle tentait de se montrer la plus silencieuse possible dans ses fouilles, elle entendit un sifflement se rapprocher. Sans attendre plus longtemps elle s'accroupit sous le bureau pour se cacher. Le sifflement s'interrompit et quelqu'un entra dans la pièce. Les pas furent d'abord hésitants, puis plus décidés. Jane reconnut les pas d'un homme, elle en fut certaine quand elle vit une paire de pieds chaussés dans des souliers de cuir luisant passer devant elle pour se poster devant la fenêtre. « Ce doit être le majordome. » Pensa Jane. La jeune fille retint sa respiration.
L'homme se tourna vers le bureau et bientôt ses pieds ne furent plus qu'à quelques centimètres de la jeune fille qui avait cessé de respirer. Une goutte de sueur perla sur sa tempe quand elle entendit un bruit de feuilles froissées. Soudain, comme si le destin, ce perfide, voulait qu'elle échoue, elle sentit une caresse légère sur sa main. À travers le gant de dentelle, quelque chose chatouillait sa peau. Jane se risqua un regard vers le sol et se mordit la joue avec force pour ne pas crier. Se balançant sur ses huit grandes pattes, une araignée presque plus grosse que son pouce grimpait lentement sur sa main. La jeune fille n'avait pas spécialement peur des araignées, mais elle était loin de se considérer leur amie. Retenant son souffle à grand peine, elle se contint pour ne pas agiter violemment la main, de peur d'attirer l'attention de l'homme présent dans la pièce.
Jane pria silencieusement le Seigneur de faire partir l'importun rapidement, tout en sentant avec une acuité surprenante que faisait naître la tension, les mouvements de l'araignée. Enfin, au bout de longues secondes assassines, les pieds cirés firent demi-tour et quittèrent la pièce avant de refermer la porte sans faire de bruit. Jane attendit encore une demi-seconde avant de secouer sa main comme un éventail et de fuir sa cachette en trébuchant sur sa robe. Les fesses par terre, elle remarqua l'insecte en train de s'aventurer rapidement vers elle, ni une ni deux elle donna un coup de pied à cette pauvre araignée en jurant qui disparut Dieu seul savait où.
Remise de ses émotions, Jane constata avec horreur que le temps filait, lady Blackwood risquait de s'impatienter et bientôt Will serait à cours de beaux mots, aussi brillant dans le domaine soit-il. Elle se releva avec difficulté et reprit activement ses recherches. Fouillant maladroitement sur le bureau, elle dénicha un papier d'une qualité qui lui était familier et elle écarquilla les yeux quand elle reconnut l'écriture. Will avait raison, l'écriture sur les correspondances de Judy Browler était bien celle d'une femme, celle de lady Emma Blackwood.
Ni une ni deux, elle plia soigneusement la feuille et la glissa dans sa poche. Elle tenait peut-être la preuve de l'implication de la Comtesse, elle avait le « qui », le « où », presque le « comment », ne restait plus que le « pourquoi », le plus intéressant en somme. Son regard fut attiré par une petite pile de lettres scellées par un étrange cachet, pas celui de la famille Blackwood en tout cas. « Et si c'étaient... ? » L'idée que ce soient-là des nouvelles lettres pour les victimes de Jack l'Éventreur lui effleura l'esprit. « Un jour ma curiosité me perdra... » Se dit-t-elle. Poussée par sa soif de savoir inassouvie, elle en subtilisa une.
Le duo s'en alla enfin, Jane eut d'ailleurs bien du mal à extirper son « fiancé » des griffes gelées de la lady. Non pas parce que celle-ci avait irrévocablement succombé au charme ravageur de notre divin séducteur, loin de là, mais plutôt était-ce notre Apollon en herbe qui ne voulait plus quitter la lady.
Assit dans le fiacre, Will mirait à travers la petite fenêtre le manoir de sa bien-aimée s'éloigner de lui, un sourire béat sur les lèvres.
- William par pitié effacez ce sourire idiot de votre visage, s'exaspéra Jane.
- Laissez-moi nager dans le bonheur.
- Oh. N'était-ce pas vous qui étiez censé la rendre folle d'amour pour vous ? lui rappela-t-elle. Je m'en souviens très bien : « Voyons très chère, personne ne résiste à William O'Brien. Je suis l'homme de la situation. Je me présente comme un prince venant les arracher à leur ennui pour leur faire goûter aux délices de l'amour. Aucune ne me résiste vraiment. », l'imita la jeune fille.
- C'est exactement ce que je suis !
- Naturellement, ce serait mentir que de ne pas admettre que vous avez royalement réussi.
- Voyons Miss Warren, cela crève les yeux, elle est folle de moi, claironna-t-il avec fierté.
- Oh que oui ! D'ailleurs elle vous aime tellement qu'elle vous prouve son amour par une froideur à en faire pâlir de honte l'Enfer de Dante ! railla Jane.
- L'Enfer est glacé dans l'œuvre de Dante, souligna Will.*
- C'est vrai, concéda Jane le regard pétillant. Il n'empêche qu'elle n'avait guère l'air très intéressé par vos démonstrations d'amour, je me demande même si elle est capable de sourire ! Enfin. Je suis à peu près certaine qu'elle nous cache quelque chose, car... Will ? Hé ! Will vous m'écoutez ?
- Cette beauté brute comme un diamant à l'état pur, ce regard pénétrant, cette peau qui a l'air si douce et qui appelle à la caresse... Jamais je n'ai vu pareille femme, déclara Will, songeur. Diantre ! Je crois que je suis amoureux !
- Ah il ne manquait plus que ça... ! râla Jane.
* Will fait référence au neuvième cercle de l'enfer dans la Divine Comédie de Dante
Bonsoir très aimables lecteurs ! J'espère que vos examens se sont bien passés, vous pouvez enfin souffler et profiter pleinement de vos vacances bien méritées. :)
Une partie de ce chapitre un peu plus long, j'en conviens, mais je ne voulais pas couper ce passage avec la très chaleureuse lady Blackwood? D'ailleurs qu'en pensez vous ? J'attends vos avis sur le sujet et vos suggestions sur la suite et sur ce personnage par la même occasion, ainsi que vos petites étoiles !
Au fait ! Je voulais vous dire, j'ai une petite surprise pour vous... ;) Celles qui savent ne dites rien ! Soit je publie cela dans la soirée, soit demain. Mais j'ai envie de vous voir un peu tergiverser sur ce que pourrait être cette surprise... ;) Sachez juste que ça m'a pris beaucoup de temps et de travail ! En espérant vous satisfaire. :)
Ceci est la version réécrite.
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