Chapitre 2 - Une amitié pour le moins étonnante
- Quand vous parliez d'écouter un peu de musique pour vous détendre, je pensais à un doux air de temps à autres. Pas à subir tout le répertoire de l'opéra français... À 10 heure du matin qui plus est, déclara le docteur Alexeï De Quincey tandis qu'il refermait la porte dans son dos.
Son patient ne répondit rien, il continua à chatonner en douceur, les yeux rivés sur le plafond. Alexeï déposa sa petite chaise dans un coin de la pièce sans s'offusquer le moins du monde du manque évident de manières de son patient. À vrai dire il les préférait calmes, cela le changeait des meurtriers au sang chaud ou des savants fous qui marchaient à quatre pattes sur le sol sale. Tout compte fait son patient était un peu comme ces derniers, à la différence que ce dernier n'avait tué personne (du moins pas à la connaissance d'Alexeï) et que la seule et unique fois où il avait vu son étrange patient à quatre pattes par terre, le derrière en l'air et la joue collée contre le sol, c'était lorsqu'il avait décidé d'analyser le sol de sa chambre... Sans réel succès bien qu'il martèle le contraire.
- Vous êtes encore de mauvaise humeur... nota Alexeï en s'installant.
L'amnésique s'arrêta brutalement de marmonner, alors que le docteur faisait mine de relire ses notes, il vit son patient le dévisager du coin de l'œil.
- C'est faux, grommela-t-il. Je suis d'une humeur radieuse cela ne se voit pas ?
- Ah, c'est que ce n'est pas si évident, se moqua gentiment le docteur.
- C'est l'évidence même. Vous êtes myope, ce n'est pas une nouveauté, il pourrait y avoir un ours en tutu de ballerine en train de danser dans les couloirs sur du Tchaïkovski que vous ne le verrez même pas. Mais je ne vous blâme pas, à peu près quatre-vingt-quinze pour cent de la population est aussi aveugle que des chauves-souris.
- Et qu'en est-il des cinq pour cent restant ?
- Je suis les cinq pour cent restant.
- À vous seul ?
- Oui.
- Ah...
Alexeï étouffa un petit rire. Son patient était d'une humeur massacrante aujourd'hui, mais il ne lui en tenait pas rigueur car cela faisait maintenant deux ans qu'il était enfermé ici avec la formelle interdiction de mettre le nez dehors, enfin en dehors des murs de l'hôpital. Deux ans et il n'avait toujours pas retrouvé la mémoire. Il y avait de quoi devenir fou. Pour de vrai. Surtout lorsque son patient n'était nul autre que le très célèbre Sydney Barossa. Le personnage était connu pour être un homme d'action, un homme à s'empêtrer dans les pires bourbiers et à se prendre la tête avec tout ce qui montrait un tant soit peu d'intérêt à ses yeux. Ainsi, en deux ans Alexeï avait largement eu le temps de se rendre compte que ce calme apparent qu'il arborait sans cesse n'était qu'un masque, une simple illusion qui dissimulait un être au tempérament explosif, colérique, nerveux, psychotique, vaniteux, bourré de tocs plus insupportables les uns que les autres, sans parler de son arrogance et de son mépris pour autrui ainsi que son horripilante manie à fouiner là où il n'était pas le bienvenu, en particulier dans l'esprit de ceux qui avaient le malheur de croiser sa route.
Il n'était pas rare de le voir piquer des colères monstrueuses lorsque le casse-tête durait trop longtemps, et son amnésie était de ceux-là. Il n'y avait donc rien de surprenant de le voir dans cet état depuis quelques jours. Il s'impatientait. Le jeu durait trop longtemps et il ne l'amusait plus. Et lorsque l'énergumène ne s'amusait plus...
Alexeï restait sur ses gardes, redoutant un coup de Trafalgar de la part du pseudo-détective afin de tromper l'ennui. Malgré son inquiétude rien n'aurait pu trahir Alexeï, le docteur savait pertinemment à qui il avait affaire et il ne s'avisait pas de l'oublier. La moindre émotion, le moindre changement d'expression, le moindre mot jusqu'au moindre de ses silences pouvait être interprété par ce drôle de bonhomme et serait sujet à des interrogations interminables. Il se montra donc aussi détendu que d'ordinaire.
Alexeï croisa ses longues jambes et tapota son crayon sur son carnet. Il remarqua que Sydney serrait contre sa poitrine le même numéro du journal français Le Petit Journal. Une vieille relique qu'il conservait depuis son arrivée en Angleterre. Ce fut Alexeï lui-même qui le lui avait rapporté quand Scotland Yard et Sydney l'avaient autorisé à examiner son domicile ; un petit appartement miteux et mal rangé dans Whitechapel, envahit de fleurs en tout genre si bien que l'air en devenait irrespirable. À l'image de son propriétaire tout compte fait, plein de ressources et étonnant, mais tellement étouffant tant et si bien qu'il avait donné des envies de meurtre au trois quart de Scotland Yard dès le premier mois passé à les assister.
À la demande d'Alexeï, Sydney lui narré le récit de son arrivée à Scotland Yard (suite à une coupure de presse à propos d'un vol, il s'était présenté devant l'inspecteur avec une vague idée du coupable, et le pire c'était qu'il avait eu raison le bougre !) depuis il avait travaillé avec eux, occasionnellement, en tant que détective-consultant-spécialiste-d'on-ne-sait-quoi... Alexeï avait aussi appris qu'avant cela, Sydney Barossa avait bien vécu en France, (ceci expliquant pourquoi il parlait le français remarquablement) cependant il n'était jamais parvenu à lui arracher la raison qui l'avait poussé à mettre les voiles pour l'Angleterre... Un mystère que Sydney se gardait bien de partager. Cela dit, il était évident que son patient n'était pas plus français que lui.
Quelques fois, il l'avait entendu baragouiner rapidement dans une autre langue qui n'était ni du français ni de l'anglais. Il mâchait ses mots et prononçait des syllabes étranges avec rapidité... Son docteur lui posait bien des questions, mais si le grincheux Barossa pouvait se montrer parfois intarissable sur certains sujets, surtout lorsqu'ils concernaient les autres, il demeurait anormalement silencieux sur sa vie passée.
- Vous avez encore ce vieux chiffon avec vous à ce que je vois, fit remarquer Alexeï.
Sydney jeta un bref regard vers son précieux journal et renifla.
- Ce « chiffon », scanda-t-il calmement, possède une grande valeur sentimentale. C'est un lien privilégié avec mon glorieux passé dans ce merveilleux pays qu'est la France. Rien à voir avec ce bout de terre gris morose... ronchonna-t-il.
- Ce « bout de terre gris morose », Barossa, c'est seulement Londres. L'Angleterre regorge de merveilleux paysages.
- L'Angleterre c'est surfait.
- Dans ce cas-là pourquoi avoir quitté votre chère France pour venir vous installer ici ?
Sydney se renfrogna. Alexeï tapota bruyamment son crayon et le geste eut l'effet escompté, les nerfs en pelote, Sydney marmonna dans sa barbe.
- J'ai la bougeotte, répondit-il simplement.
Alexeï sourit. Il voulait bien le croire. Sydney Barossa n'avait pas l'air d'être de ceux qui s'éternisent trop sur une situation, il fallait que ça bouge, il fallait que ça stimule, sinon cela n'était pas digne de son intérêt. La voilà, la marotte. Il en était ainsi avec les affaires qu'il élucidait tout comme avec les gens qu'il côtoyait, le jeune docteur s'étonnait d'ailleurs que son patient s'intéresse encore à lui. Il était d'avis que ce n'était pas tant sa petite personne qui retenait son attention, ni même son amitié, mais le docteur était son seul lien avec Scotland Yard, et donc l'affaire qui le torturait depuis des mois. Sans pouvoir se l'expliquer, Alexeï se doutait que c'était cela qui l'occupait. Derrière ses airs de flegmatique personnage, Barossa semblait se méfier de tout et de tout le monde, surtout de Scotland Yard, et pour une raison qui échappait totalement au docteur cela semblait réciproque.
Alexeï soupira doucement. Il avait tout de même bon espoir que ce qui irritait tant l'amnésique étaient des flashs d'une mémoire en passe d'être retrouvée.
- Toujours rien... ? se hasarda-t-il.
Mais le détective secoua la tête. Un court silence s'installa entre les deux hommes durant lequel De Quincey laissa Barossa réfléchir, il n'était jamais silencieux inutilement.
- Je ne me souviens même pas de l'accident.
- Vous pourchassiez le coupable du vol de Waterhouse sur Blackfriar Bridge. Il pleuvait beaucoup ce soir-là. Vous n'avez pas vu la calèche débouler et vous avez été projeté à terre. Les chevaux se sont emballés et vous avez reçu un violent coup à la tête, entraînant ainsi un choc et une perte de mémoire partielle. Le coupable s'est enfui, mais vous perdiez beaucoup de sang... L'inspecteur Charles Stanford s'est occupé de vous. Et quand vous vous êtes réveillé vous étiez ici, lui ré-expliqua doucement le docteur.
Sydney ferma les yeux. Il avait beau essayer, plonger au plus profond dans les abysses de sa mémoire pourtant spectaculaire, ses soi-disant souvenirs refusaient de s'offrir à lui. Et il enrageait. Embourbé dans un brouillard éternel, entouré d'une brume épaisse à perte de vue, sans la lumière d'un phare pour le guider dans la grisaille. Sydney Barossa pouvait bien se perdre à souhait dans ce brouillard à la recherche de la moindre étincelle. L'opération restait veine, il n'avait rien à quoi se raccrocher dans ce désert de ténèbres, obligé de se fier à la version des faits de Scotland Yard. Si telle était la vérité cela expliquerait bien des choses, comme le fait que l'inspecteur préfère garder le détective en sécurité à l'abri des murs de Bedlam, là où le coupable ne viendrait jamais le chercher pour le faire taire... Alors pourquoi avait-il l'impression que la version de l'histoire qu'on s'évertuait à lui répéter n'était pas la bonne ?
Depuis plus d'un an maintenant le botaniste se fracassait le crâne contre cette terrible impression qui refusait de le lâcher. Lui qui avait toujours eu les idées claires, lui qui était capable de voir ce que personne ne pouvait voir, avec une lucidité et un pouvoir de déduction presque surnaturels, pourquoi diable n'avait-il pas encore percé ce mystère-ci ? La réponse était si évidente qu'elle était à la portée d'un enfant : Sydney Barossa doutait. Sa mémoire, son ultime pilier, jusque-là infaillible depuis sa naissance contre le monde qui l'entourait lui faisait défaut. Et le voilà empêtré dans un sac de nœuds sans fin, confronté à des voies toutes sans issues.
Si seulement il pouvait quitter Bedlam... Il pourrait mener l'enquête et tirer au clair toute cette histoire qui l'empêchait de fermer l'œil de la nuit, lui qui dormait déjà si peu. Le manque de sommeil n'était pas un poids pour lui mais le manque d'action... C'était ce qui le tuait à petit feu.
Sans nouveaux faits il ne pouvait agir.
Évidemment le détective veillait à garder pour lui ses suspicions, bien qu'il se soit lié d'amitié avec son charmant docteur. La paranoïa le maintenait muet comme une tombe, du moins, à ce sujet, car lorsqu'il s'agissait de charrier le docteur sur sa vie sentimentale ou de le railler sur son manque de clairvoyance, le patient répondait présent ! Il était comme ça Sydney Barossa, aussi méfiant qu'un chat de gouttière, fin comme un limier, et toxique à souhait comme une vipère.
- A-t-on retrouvé le coupable ? s'enquit-il à tout hasard.
- Vous savez très bien que non.
Sydney fit claquer sa langue en signe d'agacement, un de ses nombreux tocs.
- L'inspecteur et sa troupe de danseuses sont aussi utiles qu'une autruche à une garden-party... pesta le détective en remuant dans son petit lit grinçant.
- Pour leur défense vous ne vous souvenez pas non plus du nom du coupable, releva Alexeï.
- Et pour ma défense je ne suis qu'un simple botaniste, et amnésique qui plus est.
- Ce n'est pas faux.
- Évidemment.
Le détective inspira et se redressa sur les coudes, le regard perdu dans le vide. Alexeï observa attentivement son patient en pleine réflexion, son crayon fermement coincé entre son pouce et son index, prêt à prendre le moindre de ses soupirs en note. Il le détailla.
C'était une belle journée ensoleillée, à travers la lumière de la petite lucarne qui servait de puits de jour dans cette chambre sombre et à l'odeur repoussante. Le profil du botaniste se découpait dans le contre-jour. De taille moyenne, bien qu'il se soit considérablement amaigri en deux ans, sa musculature restait saillante, et l'on devinait aisément un torse dessiné et de larges épaules de boxeur sous sa chemise trop grande et usée jusqu'à la corde. La ligne du nez sévèrement droite, des sourcils noirs et arqués qui conféraient une certaine profondeur à son regard ardent, de longs cheveux bouclés de jais chatouillant ses épaules, une barbe négligée sur sa mâchoire carrée et les joues creusées par ses maigres repas, Sydney Barossa restait malgré la saleté et l'accablement un bel homme.
Autrefois sans doute il devait beaucoup plaire aux dames, si son horrible caractère ne les faisait pas toutes fuir. Il avait des traits à la fois doux et marqués, des yeux en amande aux longs cils qui n'étaient pas sans rappeler ceux d'un loup. Ses prunelles, orbes sombres, brillaient d'un éclat terrible, à la fois vif et intelligent. Son regard était ce qui fascinait le plus ceux qui croisaient sa route ; ils étaient immédiatement absorbés par ce gouffre de ténèbres, arme redoutable qui lisait en les individus comme dans un livre ouvert. Sa bouche, rictus constamment méprisant, était bien plus agréable à regarder lorsqu'elle était fermée, car quand il avait le malheur de l'ouvrir, en général, c'était pour laisser libre cours à sa verve satirique et à sa langue acérée.
Et dire que cet homme au caractère de cochon était devenu l'ami du gentil docteur... Pour Alexeï et pour tous ceux qui avaient connaissance de leur amitié (c'est-à-dire quelques gardiens et la jolie infirmière Nelly) cette relation n'avait rien d'une évidence. L'homme se montrait taciturne et orgueilleux, parfois brutal et antipathique, rien à voir avec le docteur altruiste si jovial et conciliant. Non vraiment, personne, pas même Alexeï, ne pouvait expliquer cette étrange amitié qui le liait au détective...
À moins que ça ne soit là encore une preuve de sa tendance à s'attacher aux bêtes les plus étonnantes.
Ils discutèrent encore longuement dans la petite chambre exigüe, Sydney charia une fois de plus Alexeï à propos de l'infirmière Nelly qui lui faisait les yeux doux, depuis des mois et des mois, sans qu'Alexeï ne s'en rende compte. Sauf s'il ne répondait pas à ses avances à cause d'une hypothétique fiancée, mais le botaniste savait pertinemment que le docteur était célibataire. Quand on lui parlait de Nelly et ses grands yeux noisettes qui le contemplaient avec admiration comme la huitième merveille du monde, le docteur affichait un petit sourire poli, acceptant de plaisanter sur le sujet avec bonhomie sans rougir, avant d'éluder rapidement sa situation sentimentale qui causait beaucoup de souci à sa mère comme l'avait deviné Barossa. Le docteur se laissait volontairement aller à la plaisanterie avec son patient, tant que celui-ci restait à la place qui était la sienne, à savoir celle d'un patient difficile certes, mais docile. Et Sydney jouait volontiers son rôle tant que le docteur restait dans le sien, à savoir un homme bienveillant qui l'épaulait dans cette épreuve sans le juger trop sévèrement, discrètement à la solde de Scotland Yard.
Derrière leurs sourires pourtant sincères, c'était un jeu singulier et tacite qui s'était établi entre les deux hommes : le docteur Alexeï De Quincey, médecin affable qui veillait sur le meilleur élément de Scotland Yard comme une mère poule, et Sydney Barossa. L'énigmatique botaniste et détective à ses heures perdues qui se laissait docilement maintenir en laisse, en attendant de pouvoir manipuler le gentil docteur à sa guise et s'échapper du Bethlem Royal Hospital.
Voilà la chapitre 2 où on en apprend un peu plus sur ce fameux détective qui n'en est pas un : Sydney Barossa.
Sachez qu'il ne pose pas seulement problème à ce cher Docteur, ni à tous les personnages qui ont le malheur de croiser sa route, il m'en pose à moi aussi. Construire ce personnage est un vrai défi, un personnage froid, qui cumule presque tous les défauts du monde mais redoutablement intelligent. Mon plus grand défi encore sera de vous le faire aimer malgré ses (gros) défauts. Pour ça votre avis compte beaucoup pour moi, sachant que j'ai de grandes inspirations telles que Conan Doyle, je ne veux pas faire de Sydney une pâle caricature de Sherlock, mais un personnage à part entière qui se dissocie de son modèle d'inspiration. J'espère y arriver !
Dites-moi tout, que pensez-vous de ces deux énergumènes ?
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