Une bataille et un duel
Une vaste plaine séparait encore Gorzül et JB du château maléfique de Rodolphe-Albert. Celle-ci était le théâtre d'âpres combats qui déversaient le jus de légumes par hectolitres. (Le CSA décida d'emblée de rehausser l'interdiction à 12 ans.)
Par ailleurs, il faisait nuit, il pleuvait ; bref, un temps idéal pour attraper un rhume.
JB leva la tête pour apercevoir Philippe, le poulet-garou, passer au-dessus d'eux en criant quelque chose comme « géronimoooooo » (avec un peu plus de « o »). L'idée de catapulter directement des poulets mutants sur les défenses de Rodolphe-Albert lui paraissait séduisante. Il se dit qu'il faudrait en faire un jeu vidéo (avec le personnage de Gilgamesh, bien sûr, en guest star).
Toutefois, Philippe, loin de s'écraser sur les créneaux déchirés du château hongrois, fut interrompu dans sa course par la vitre d'un hélicoptère, sur laquelle il s'aplatit en bavant. L'appareil piqua du nez plus sévèrement qu'un étudiant en cours de statistiques le lundi matin.
Il heurta le sol, sans exploser, parce que les effets spéciaux ça coûte cher, et qu'on n'y voyait rien de toute façon.
« Viens, dit Gorzül en taillant en rondelles quelques radis qui tentaient de s'approcher d'eux un peu trop près.
Sous sa forme de chameau, JB courait relativement vite. Gorzül aussi, et il en profitait pour cuisiner un gigantesque pot-au-feu.
— C'est dommage que Gudule ne soit pas encore là, dit JB. Je croyais que c'était le héros de l'histoire.
Gorzül se retourna. Des taches de jus de tomate étaient apparues sur sa tenue de combat, et ses sabres en étaient encore maculés. Par ailleurs, il avait des fibres de navet entre les dents.
— Il faudrait qu'on écrive aussi mes chroniques, dit-il. Je ne vois pas pourquoi Gudule serait le seul à avoir un livre qui raconte sa vie.
— J'ai l'impression que ça raconte beaucoup plus que la simple vie de Gudule. Mais tu as raison, je... euh... j'y penserai.
Ils entendirent soudain un son de cor, comme si le Destin souhaitait sauver JB du dialogue qui allait s'engager et qui le mènerait à des revendications sociales, une augmentation de salaire, cinq semaines de congés payés, ainsi qu'au top 10 de la catégorie « vampires ».
— Mais, euh, de qui s'agit-il ?
— L'armée des huîtres, diagnostiqua Gorzül.
Il monta sur le dos de JB, car celui-ci était toujours un chameau (et c'était donc très pratique).
— Fonce ! c'est le moment de rendre visite à ton vieil ami.
— Euh... Gilgamesh ? La boulangerie où j'achète des cookies ? Mon ordinateur ?
— La betterave, grogna Gorzül. La betterave maléfique.
— Ce n'était pas de ma faute si elle était maléfique, protesta JB. D'après ce qu'on m'a dit, c'est l'association des ingrédients et de la cuisson qui a réveillé le démon qui sommeillait en elle. »
Et puis, Gorzül était lourd, et ils avaient encore du chemin.
***
« Empereur ! Empereur !
Le maréchal Potiron déboula dans le bureau.
— Incapables ! s'exclama Rodolphe-Albert.
— Euh, pardon...
— Vous êtes méprisables !
— Votre malédiction...
— Elle est toujours valable !
Je sais, gros potiron, le docteur Brocoli
En chemin du retour, a sombré dans l'oubli ;
Je sais ! Mon créateur, ramenant son vampire,
Aux portes du château ; je sais aussi que, pire,
CN et son Gudule ont rameuté les huîtres !
Alors, incompétent, ne soyez plus un pitre.
Faites tirer à vue ! Protégez mon château !
Anéantissez-les ! Repoussez leurs assauts !
Rodolphe-Albert rajusta la couronne sur sa tête et se tourna vers la fenêtre.
Un poulet-garou s'y écrasa et glissa le long de la vitre, un peu sonné.
— Ils emploient des techniques de combat jamais vues, se justifia le maréchal Potiron. Nous sommes si peu préparés. Par ailleurs, j'ai vu le capitaine Trognon transformé en zombie lactique, j'ai vu le docteur Von Brocoli porté disparu alors qu'il convoyait votre créateur... messire, j'ai peur de ces gens. J'ai peur de ce qu'ils peuvent nous faire.
— Vous révélez votre vraie nature, Potiron.
— Mais comment...
Rodolphe-Albert sauta sur son bureau et décrocha du mur un sabre japonais.
— Je vais donc m'occuper de ce problème moi-même, annonça-t-il froidement.
Potiron tenta de reculer, mais il trébucha, et ne parvint pas à se relever (car il était rond). Ses petits bras moulinaient dans le vide. Rodolphe-Albert le poussa du pied en direction de la vitre, qu'il traversa, disparaissant dans la brume, la pluie, et l'obscurité. Le bruit du tonnerre masqua celui de sa chute.
— Je suis dans mon bon droit, dit Rodolphe-Albert.
Parler en alexandrins le fatiguait. Il s'inventerait une raison pour avoir arrêté.
— Après tout, c'est moi qu'ils essaient d'attaquer alors que je suis le chef. Eh, que croient-ils, ces misérables ? Que c'est facile d'être empereur du monde ? J'ai fait un job formidable ! Tout le monde est heureux ! N'est-ce pas la plus belle chose que de pouvoir prodiguer à son peuple un horizon ? Ah, les humanistes, toujours à vouloir la liberté ! Mais la liberté n'est que source de tourments pour celui qui ne peut pas s'en servir. Nul doute que mes sujets préfèrent ma présence rassurante.
— Rassurante ?
Rodolphe-Albert se retourna. Le capitaine Trognon lui faisait face, ou plutôt sa version zombifiée. Il semblait en pleine mutation, prenant progressivement une teinte laiteuse.
— Qui êtes-vous, intrus ? S'exclama la betterave.
— Je suis Alcibiade, le héros des yaourts.
Il devait avoir profité de la confusion pour s'échapper.
— Combien de mes ennemis absurdes se sont-ils donc donnés rendez-vous cette nuit pour me défier ? s'exclama l'empereur du monde.
— Votre présence est un joug, empereur de pacotille. Et votre empire est en carton. On dirait un dépliant publicitaire. Alors, certes, vous habitez les vies de vos sujets ; et vous avez l'impression qu'ils vous vénèrent, mais c'est parce que vous êtes superficiel. Car vous ne savez pas gagner les cœurs. Vos propres partisans ont peur de vous. Vous n'êtes pas un empereur, en vérité, mais un tyran. Un dictateur. Et même un roitelet.
— Tu paieras pour cet affront, yaourt !
— Notre empire, expliqua Alcibiade, sera juste. Nous transformerons la société, nous la ferons fermenter, nous l'égoutterons. Et elle n'en sera que plus crémeuse. Nous la brasserons, nous ajouterons de la vitamine D permettant de fixer le calcium sur les os.
— Il y a beaucoup de calcium dans les légumes ! s'exclama Rodolphe-Albert.
— Mensonge ! Vous dites cela, tout comme on a fait croire pendant des années que les épinards étaient riches en fer ! »
Le trognon-yaourt se saisit d'un portemanteau, avec lequel il essaya de charger la betterave. Mais malgré sa petite taille, l'empereur fit un bond sur la perche qu'on lui envoyait, se propulsa dans les airs et découpa Alcibiade au passage d'un coup de sabre. Il y avait maintenant du lait fermenté un peu partout dans la pièce. Animé de la fureur de vivre, ce qui restait du zombie-yaourt essaya de ramper sur le sol.
« Tout ça pour un yaourt que CN a laissé trop longtemps au frigo, nota Rodolphe-Albert. Pathétique. Moi-même, je suis le produit d'expériences bien plus vastes. Toute une tentative culinaire.
— Je connais ton secret », râla le yaourt avant de s'enfuir par la fenêtre ouverte.
Un éclair déversa une lumière crue sur le bureau que la betterave quittait en soupirant. Les combats se portaient maintenant jusque dans l'enceinte du château. Il était temps d'y prendre part.
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