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72 - Le Dôme

Les quatre types ne me lâchent pas des yeux, leurs doigts se tiennent à quelques centimètres d'un blaster ou d'une matraque, et cela les démange d'y toucher.

— On t'a dit de dégager, le blanc-bec ! Y'a aucun Hellander ici, alors va fouiner ailleurs ! crache le plus imposant des quatre.

— Je sais qu'il est ici.

— Non, il n'est pas ici ! T'es sourd, ou quoi ?

Pendant ce temps, un cinquième gars, en train de fouiller sur son terminal, sursaute. Il vient de confirmer ses soupçons et les transfère sur l'entoptique de son camarade, qui sursaute à son tour. Ça n'arrange pas mes affaires. Pourtant, je ne bouge pas d'un cil quand ces deux-là s'approchent de moi et tirent ma capuche pour dévoiler mes cheveux d'un blanc crayeux.

— Bordel de merde... Que fout le fils du dictateur ici, hein ? C'est quoi l'entourloupe ?

— Il n'y a pas d'entourloupe. J'ai juste besoin de parler à Hellander. Dites-lui que j'ai des infos sur Soan Khan.

Mon interlocuteur me rend une expression aussi outragée que si je lui avais envoyé un coup de poing dans l'estomac. Peut-être est-ce pour cela, d'ailleurs, qu'il m'assène un coup de poing — bien physique — dans l'estomac en retour.

— J'sais pas ce que tu mijotes, mais j'apprécie clairement pas ! Toi et moi, on n'est pas dans le même camp, alors viens pas nous parler de Soan parce que c'est jouer à un jeu dangereux !

Et histoire de bien imprimer ses dires dans mon crâne, il empoigne mes cheveux pour relever ma tête et brandit son poing en direction de ma figure. Son mouvement se stoppe juste à temps, au son d'une invective qui retentit depuis l'escalier.

— Ça suffit Greg, lâche-le !

— Vous en avez mis du temps à descendre... répliqué-je, le souffle encore court.

Hellander, un homme à la quarantaine défraîchie, usé par le labeur et la misère de la bordure, croise les bras dans un geste d'antipathie. Aucune brèche pour quelqu'un qu'il considère comme un ennemi.

— Que fais-tu ici ? Que sais-tu sur Soan ?

— Soan est foutu. Je suis désolé de vous l'apprendre. Il n'a pas cédé face aux Alters des Renseignements. Ils vont disséquer son cerveau et lui extraire ses souvenirs par psychochirurgie.

Ma réponse ne le surprend pas, mais je lis sa colère à la façon dont ses ongles se plantent dans ses bras.

— Comment tu sais ça ?

— Les Renseignements s'imaginent que je bosse pour eux, mais ce n'est pas vraiment le cas...

À ses côtés, ses hommes se retiennent de me sauter à la gorge. Hellander me dévisage longuement, tâchant de trouver un dénominateur commun entre les Renseignements, mon père et ma venue dans ce cloaque. Il n'en trouve pas, alors il pose la question la plus logique :

— Comment peut-on te faire confiance ?

— Si vous ne pouviez pas me faire confiance, votre baraque serait déjà encerclée par la milice.

Argument qu'il peut difficilement contrer. Les Renseignements ont beau commettre des agissements parfois tordus, ce ne serait pas au point d'envoyer le fils du gouverneur dans un repaire de terroristes, situé en plein cœur d'un quartier dangereux, pour leur annoncer la perte d'un membre de leur groupe.

Hellander consent à se dérider. D'un signe de main, il m'invite à monter l'escalier derrière lui, afin de discuter dans un endroit plus tranquille. Je rentre ainsi dans ce qui doit être un petit salon, ou un bureau. Le désordre prend ses aises entre les traces de moisissures sur les murs et la peinture écaillée. La lumière erratique n'éclaire qu'une moitié des lieux et un groupe de filtration indépendant compense la défaillance du circuit d'oxygène dans un pénible vacarme.

Je m'installe dans un canapé défraîchi et m'y enfonce au point d'arriver à hauteur de ses cuisses. Hellander se tourne vers un automate et actionne trois boutons.

— Café ? demande-t-il dans un étrange élan de politesse.

— Non merci.

— Je comprends. Tu dois être habitué à bien mieux que notre jus de chaussette dans le centre. Pourquoi est-ce qu'un nanti de ton espèce trahirait les Renseignements et nous rendrait visite ?

Il pose ses yeux sombres et soupçonneux sur ma personne lorsqu'il prend place en face de moi avec son « jus de chaussette ».

— Je suis venu vous mettre en garde.

— Cela ne répond pas à ma question.

En effet, ce n'est pas ce qu'il a demandé, mais mes raisons mises bout à bout me paraissent déjà loufoques à moi-même... La colère, le sentiment de trahison, les mensonges, ma nostalgie pour cette vie factice qu'on m'ordonne d'oublier... Rien de tout cela ne devrait justifier que je prenne de tels risques pour aider des inconnus. Alors, comment attendre d'Hellander qu'il comprenne mes motivations ?

— Vous ne pouvez pas rester ici, insisté-je. Les Renseignements finiront par vous cueillir. Ils ont l'intention d'exterminer complètement le LISS et tout ce qui pourra se reformer par-dessus...

Hellander soupire et agite ses lèvres dans son sourire pathétique.

— Tu crois que nous ne le savons pas ? Mais où aller ? Nos planques tombent toutes les unes après les autres et les arrestations sont quasi quotidiennes. Je déteste le dire, mais les Renseignements sont en train d'achever un corps déjà à genoux.

— Dans ce cas, il ne vous reste guère d'autres alternatives que de quitter Mars.

Il s'étouffe avec son ersatz de café, dépassé par l'aplomb dont je fais preuve en lui demandant d'abandonner sa patrie et ses compatriotes.

— C'est qu'on a essayé de faire en s'attaquant à Sidartha, admet-il. On espérait voler des cargos pour filer vers la Ceinture, mais même ça...

Je me mords discrètement la lèvre en songeant à ma responsabilité dans cet échec. Mais je n'avais pas le choix à ce moment-là, n'est-ce pas ?

— J'ai peut-être une autre issue à vous proposer, suggéré-je pour faire passer ma culpabilité.

Il fronce les sourcils, partagé entre la méfiance et la curiosité. Comment pourrais-je avoir une solution pour eux ? Je ne suis qu'un « fils de ». Je n'ai techniquement aucun pouvoir au sein du Dôme. Et même si j'en avais, la Fédération est une machine qui ne laisserait assurément pas à un électron libre le loisir d'agir comme bon lui semble.

Et pourtant, je perçois un moyen. Un moyen aussi tordu que retors, à l'issue incertaine, mais qui véhicule en moi un espoir présomptueux.

— Le Dôme Quatre.

Hellander ne peut s'empêcher de s'esclaffer. C'est une idée bien trop absurde.

— Et puis quoi encore ? Pourquoi ne pas s'en prendre directement à l'astroport interplanétaire d'Icare tant qu'on y est ? Le Quatre, c'est une putain de forteresse ! C'est pas pour rien qu'ils ont foutus Lan Klau là-bas...

— Et si je vous trouve un point d'accès pour le Dôme Quatre, son usine de construction de vaisseaux et Lan Klau afin de libérer vos camarades enfermés là-dedans. Aurez-vous le courage de tenter le coup ?

Un éclat de frayeur anime les traits du chef du LISS alors qu'il réalise la démesure de ce que je propose. Pour autant, il trouve l'idée indéniablement irrésistible.

— Étant donné l'ampleur de cette folie, je suis en droit de savoir quelle motivation te pousse à t'impliquer dans ces affaires qui ne te concernent pas.

Je soupire. Comprenant que je n'ai plus le choix. Je lui raconte tout de moi. Depuis cette rencontre avec Larry qui a irrémédiablement marqué ma vie, jusqu'à l'infâme secret de Lan Klau.

o

— Ethan ! Que me vaut le plaisir de ton appel ?

Je me sens atrocement mal à l'aise tandis que la face rougeaude de Keliver s'affiche sur mon entoptique. Je réalise alors que j'ai sans doute surestimé mes capacités. Il m'est aisé de dialoguer avec quelqu'un à proximité, car j'ai accès à ses humeurs et ses arrière-pensées. À distance, déchiffrer les expressions faciales et le ton de la voix nécessite des compétences que mon père a bien mieux développées que moi.

Ce n'est pas le moment de me débiner. Je joue mon avenir — ma vie, même — dans cette histoire. Quoique... Je n'ai jamais envisagé d'avoir un avenir sur Mars, alors je suppose que je peux le sacrifier volontiers.

— Nous n'avons guère eu le temps de terminer notre conversation, la dernière fois, au dîner du Sélène...

— Oui, je me rappelle que ton père est venu nous interrompre. S'ingère-t-il toujours de cette façon dans tes affaires ?

— Disons qu'il aime garder le contrôle sur ce qu'il croit posséder.

Un sourire malin se dessine sur sa figure. Il espère me voir arriver là où cela arrange ses combines.

— Effectivement, mais c'est aussi ce qui contribue à sa qualité de gouverneur, j'imagine.

— De gouverneur, et peut-être, prochainement, de président de la Fédération... J'ai cru comprendre que vous briguiez, vous aussi, ce mandat, n'est-ce pas ?

Sa figure plantureuse se déforme d'un rire amer, alors qu'il percute que j'ai fouillé dans son esprit l'autre soir. Seulement brièvement. Je n'imaginais pas devoir jouer ce jeu-là avec lui à ce moment-là. Mais son ambition était si criante qu'il était impossible de passer à côté.

— On ne peut rien vous cacher à vous, les Alters... En effet, je compte me présenter pour cette élection et ton père sera mon plus rude adversaire.

— Pas si des informations fâcheuses à son sujet fuitent sur le réseau.

Le sourire de convenance s'étire cette fois en une large dentition carnassière.

— Tu me surprends, Ethan. Tu joues si bien les garçons timides et effacés... J'ai du mal à concevoir quel intérêt tu aurais à trahir ton propre père.

Le dégoût que je lui ai suscité pendant des années ? Sa volonté de me contrôler comme un pion docile ? Ou le soufflet de sa trahison lorsqu'il m'imposa la psychochirurgie contre mon gré ? Ce ne sont pas les raisons qui manquent. Mais je n'ai pas à les partager avec ce gouverneur véreux.

— C'est un rôle qu'il est convenable de tenir pour éviter d'attirer l'attention. Cela ne m'empêche pas d'avoir de l'ambition. Je vais être direct. La politique ne m'intéresse pas, je laisse ça à des gens comme vous et mon père. Je compte en revanche me frayer un chemin au sein des Renseignements. Vous connaissez les rumeurs sur mes capacités d'Alters. Elles sont vraies et je parviendrai sans problèmes à mes fins grâce à cela. Hélas, Vauclair est trop bien enraciné sur son siège. Je sais que vous avez fait votre service militaire ensemble, lors du dernier conflit dans les Coprates et je sais que vous disposez de quelques dossiers à son sujet... Qu'en dites-vous, Keliver ? Un bon échange de faveurs mutuelles ?

Il grimace, se demande s'il ne devrait pas voir un coup fourré là-dessous, avant d'estimer que la carotte est beaucoup trop belle.

— Bien. Rencontrons-nous en privé dans ce cas. 

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