70 - Le Dôme
La douleur s'estompe, je rouvre les yeux sur une scène d'hécatombe. Le silence est lourd et le sol, jonché des cadavres des hommes qui menaçaient mon agresseur. Ce dernier se redresse encore tremblant et me jette un regard entre incompréhension et sidération.
— Un Rugen-Hoën ? Sérieusement ?
C'est tout ce qu'il dira. Il titube jusqu'à la commande du sas, communique rapidement avec un complice pour la pirater et finit par l'actionner. Pendant ce temps, je reste prostré à terre.
Qu'est-ce que j'ai fait ? Ma vie est foutue ! Comment ça un Rugen-Hoën ? Je ne savais pas ! Je n'ai pas fait exprès ! C'est quand même pas moi qui aie fait ça, si ? Ce n'est pas possible... mais qu'est-ce que j'ai fait ?
Je n'ai pas le loisir de m'apitoyer davantage. Il revient et me tend une main pour me relever.
— J'ai encore besoin que tu viennes avec moi. On retourne aux vaisseaux et je te laisse tranquille après, promis.
Je suis à deux doigts de fondre en larmes alors qu'il parle de m'abandonner.
— Non ! Ne me laisse pas ! Ils me vont me tuer !
Il soupire et tord sa bouche dans une moue contrariée.
— Ils te feront rien, Ethan. T'es le fils du gouverneur. Ils me mettront tout ça sur le dos, ok ?
— Non, non ! Ce n'est pas ok. Laisse-moi venir avec toi !
J'attrape sa main et il me relève brusquement. Je me retrouve à seulement quelques centimètres de son visage. Il me regarde pendant d'interminables secondes, tergiverse, hésite, mais finit par abdiquer.
— On va sur Cérès, tu sais ? Ce sera un long et dangereux voyage. Tu vas abandonner beaucoup ici. Tu vas le regretter...
Je secoue la tête vivement. Je me rends compte que c'est l'occasion que j'ai espéré toute ma vie. J'ai toujours détesté cette vie et l'avenir qu'on traçait pour moi. Et maintenant que cet avenir est ruiné par le Rugen-Hoën, je n'ai de toute façon plus rien à perdre.
— Je suis sûr.
Il soupire, puis hoche la tête et nous nous mettons à courir. Nous rencontrons encore quelques contingents de gardes, mais Larry se montre suffisamment convaincant avec le blaster qu'il braque sur ma tempe pour les maintenir à distance.
De retour dans le hall de décollage, je découvre que le deuxième Cétacé prend son envol à travers l'immense sas qui vient d'être déverrouillé. Le spectacle de ce géant de chrome et de carbène, qui déploie sous lui l'intense énergie de ses propulseurs à ondes magnétiques, me coupe le souffle. Il ne reste que deux croiseurs sur le pont. Ses amis sont encore là pour l'accueillir. La sécurité se tient à distance à cause des otages, mais pour sûr, ils les cueilleront dès qu'ils auront décollé...
— Larry ! Qu'est-ce qu'il fait ici, lui ? s'exclame la fille avec une queue de cheval de tout à l'heure en me désignant.
— Il vient avec nous.
Elle ouvre la bouche sous le coup de l'incompréhension. On n'a malheureusement pas le temps pour les explications, comme le souligne Larry :
— Je t'expliquerai plus tard. On embarque !
La fille affiche une grimace absolument outragée par ce revirement imprévu. Elle commence à protester, mais Larry se tourne plutôt vers un autre homme typé indien.
— Où en sont tes hommes, Soan ?
— Tout le monde est en place. Allez-y. On vous couvre comme on peut.
Le blond échange avec le dénommé Soan une accolade ferme. Un adieu.
— T'es sûr que c'est une bonne idée de l'emmener ? dit-il en me pointant du doigt comme la fille. Ils vont vous poursuivre avec acharnement pour le récupérer.
— Je prends le risque.
J'ai le cœur qui se serre. Tout comme je lui fais confiance alors qu'il est un inconnu, il semble qu'il me renvoie la pareille.
— Merci pour tout, rajoute Larry à l'adresse de Soan.
Et sans davantage de cérémonie, les retardataires montent dans le croiseur. Je me retrouve balancé sur un siège, à me débattre pour attacher le harnais. Je n'ai jamais embarqué dans un vaisseau pareil, uniquement dans des glisseurs les rares fois où j'ai accompagné ma famille en voyage diplomatique d'un dôme à l'autre. Mes doigts tremblent sur la ceinture, entre l'excitation de ce départ vers l'inconnu sans la moindre préparation et la terreur que cela me cause.
Je sens l'habitacle vibrer alors que la petite que Larry a appelée Sahar actionne les propulseurs et s'aventure à travers la première porte.
— Il va falloir tracer pour passer entre les mailles de la cavalerie. J'espère que vous êtes bien accrochés !
Effectivement, ce n'était pas du luxe de prévenir. Le vaisseau n'attend même pas l'ouverture complète du sas pour foncer. L'accélération brutale me plaque contre mon siège et les virages brusques de notre pilote manquent de me faire vomir. J'ai l'impression que mon crâne va éclater à valdinguer dans tous les sens. Je ne m'autorise à respirer que lorsque Sahar annonce avoir semé les tirs des vaisseaux miliciens.
C'est là que la panique commence à s'installer. Mais qu'est-ce que je fabrique ? Qu'est-ce qui me prend de partir comme ça ? Avec ces gens dont je ne sais rien ? Je dois leur crier de me laisser descendre ! Avant qu'on n'atteigne l'espace... Il n'est pas encore trop tard, non ?
Les communications du croiseur bipent à ce moment-là.
— C'est Lauren.
— Passe-la sur le canal général, répond Larry.
— Où est mon abruti de frère ? cingle une voix dans les haut-parleurs.
Je vois Larry sourire tendrement, soulagé de savoir que sa sœur s'en est sortie.
— Tout va bien, Lauren. Nous allons bientôt franchir la stratosphère. On vous rejoint très vite.
— Bon sang, Larry... Vous en avez mis du temps... J'ai eu si peur...
La femme n'a pas l'occasion de terminer sa phrase. Sahar coupe brutalement la communication pour annoncer à la place :
— Putain de merde ! La Fed nous a pas lâchés ! On a un missile au cul !
— Ils sont pas sérieux ! Ils savent qu'on a le fils de Della Verde à bord ?
La salive se bloque dans ma gorge parce que je ne suis pas certain que ce soit un argument. Et voilà, ils sont déjà au courant de ce que j'ai fait. Mon père préférera me voir mort atomisé dans ce vaisseau et prétendre ne pas savoir que j'étais à bord, plutôt que d'assumer les conséquences d'un fils avec un Rugen-Hoën.
Larry se détache et bondit jusqu'au tableau de commande avec agilité.
— J'aligne les mitrailleurs dessus ! Faut qu'on le détruise absolument !
Je sais qu'ils essayent, je sais qu'ils font de leur mieux, mais ça ne suffit pas. Ils ont affaire à de la balistique moderne. Enrobé dans son champ répulsif, le missile ne dévie pas sa trajectoire d'un pouce. Deux secondes après, le choc est violent que je sens les sangles du harnais me scier le corps. Larry est carrément propulsé contre la carlingue et je vois du sang glisser de son crâne. J'ai peur que la collision l'ait assommé, mais il rouvre un œil.
— Les moteurs sont touchés. On va être obligés d'atterrir en urgence. Je suis désolée.
Le ton dépité de Sahar scelle notre sort. Oui, c'était présomptueux de leur part, de notre part, d'imaginer pouvoir se glisser ainsi hors des griffes de la Fédération. Quelles pauvres fourmis font ces idéalistes face au pouvoir colossal de cette machine bien huilée ? Je le savais, alors pourquoi ai-je cru qu'on pourrait s'en sortir ?
Larry, lui, n'y a jamais cru. Tout ce qui comptait, c'était de laisser à sa sœur suffisamment d'avance pour fuir avec les réfugiés. Il avait prévu dès le départ de servir de leurre et de cible. C'est pour ça qu'il aurait préféré de ne pas m'embarquer. Maintenant, il regrette. Il regrette que Sahar, Élina, Wolfgang, Fendall, Raka, Luther et moi mourions avec lui.
Ce dernier regard qu'on s'échange, lui et moi, vaut bien mille mots. Il vaut bien pour cette rencontre avortée trop tôt. C'est comme ça.
Le sol martien se rapproche beaucoup trop vite et je crois que je perds connaissance au moment de l'impact.
o
Je me réveille à l'hôpital. Du moins, j'en déduis que c'est un hôpital à en juger par ce décor insupportablement blanc. Les médecins disent que j'ai une jambe cassée et une commotion cérébrale à cause d'une mauvaise chute. Effectivement, si on peut parler d'une « chute » pour un crash en croiseur.
J'ai l'impression d'halluciner dans les heures qui suivent. Aucune allusion à Orphée. Les flux d'infos en parlent et accusent le leader du LISS du meurtre des dix-sept personnes que J'AI tuées. Mais tout le monde me répète que je n'ai jamais été là-bas, que je n'ai jamais été pris en otage et que je n'ai certainement pas embarqué dans un vaisseau croiseur pour rejoindre les tumultueuses colonies de la Ceinture.
Je pourrais les croire, si le regard troublant de Larry ne me hantait pas à ce point. Jamais je n'aurais pu imaginer ces yeux de jade avec un tel sens du détail. Jamais je n'aurais inventé son odeur entêtante, sale et musquée.
Il paraît que les deux croiseurs couvrant la fuite des deux Cétacés ont été abattus, il paraît qu'une dizaine de membres du LISS ont survécu au crash et que Larry Zigman en fait partie, alors j'ai demandé encore et encore où il avait été emmené, si je pouvais le voir... Mon père a fini par élever la voix contre ces lubies.
— Ça suffit, Ethan ! Je n'en peux plus de t'entendre délirer à ce sujet ! Tu as fait une chute ! C'est tout ce qu'il s'est passé !
C'est probablement à ce moment-là, en sentant le piège se refermer sur moi, que j'ai caché ces preuves sous mon lit. Parce que je refusais d'oublier, de faire comme s'il ne s'était rien passé, de prétendre n'avoir jamais connu Larry Zigman.
Malgré cela, une semaine plus tard, lors de mon rendez-vous chez le psychiatre, je n'ai pas réagi à temps quand ce dernier a planté une aiguille dans mon bras. J'ai sombré dans l'inconscience. À mon réveil, tous les souvenirs relatifs à ce 18 avril avaient été effacés de ma mémoire. Mon père s'était passé de mon consentement pour signer la procédure de psychochirurgie. Il espérait peut-être qu'en effaçant cette journée, il en effacerait aussi le Rugen-Hoën. Mais on ne se débarrasse pas si facilement de cet ami collant.
Il fallait bien qu'il resurgisse, quelques mois plus tard, lorsque j'ai tenté de confronter mon père. La suite, on la connaît.
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