67 - Le Dôme
J'ai changé d'université depuis la rentrée. Je n'ai néanmoins pas souvent besoin d'y mettre les pieds. La plupart de mes cours sont retranscrits sur le réseau et mon père a justifié ma présence plus qu'erratique en invoquant des « séquelles » de mon accident d'il y a six mois. Autant dire que je n'ai pas encore eu l'occasion de nouer des amitiés. Cela n'a pas empêché la rumeur de se répandre au sujet du fait que ma « maladie » serait en réalité le terrible Rugen-Hoën que tout le monde craint autant qu'une possession démoniaque. Heureusement, la rumeur s'est vite transformée en légende. Après tout, il serait inconcevable de laisser un monstre pareil en vie, quand bien même il serait le fils du gouverneur.
Parfois, je songe qu'il suffirait que le contrôle m'échappe une seconde, que le plus petit incident se produise, pour que la carrière de mon père soit ruinée. Je n'en reviens pas qu'il prenne tous ces risques pour un fils qu'il a détesté tant d'années. La culpabilité est un moteur formidable.
Aujourd'hui est l'un des rares jours où je dois affronter le contact de mes camarades de promo, car nous avons des travaux pratiques d'électronique. Déjà, cela jase dans les rangs. Aucun de ces jeunes riches n'envisage un jour de s'abaisser à des besognes techniques aussi basses que configurer eux-mêmes une interface AI ou réparer un robot domestique.
J'aime ce genre d'activité. Me concentrer sur une tâche manuelle me permet d'oublier le reste. Je ne vais pas me leurrer : je vais de plus en plus mal. Ces souvenirs du TUNEL, aussi maudits que précieux, ne me lâchent pas, tandis d'autres se sont envolés. Un trou béant gît dans ma mémoire lorsque j'essaye de me rappeler de ces six derniers mois. Le moment où le Rugen-Hoën a commencé à se manifester se noie dans un brouillard incompréhensible. Les migraines m'assaillent dès que je tente de le chasser pour voir au travers.
J'ai l'impression d'être complètement déphasé. Comme si la Terre détruite et morte du TUNEL était la réalité et que ma vie protégée dans ce cocon martien, une projection factice. Je n'ai aucun repère ni aucune présence humaine à laquelle me raccrocher.
Mon père ? Je ne l'ai pas revu depuis la soirée du Sélène et ce n'est certainement pas à lui que je confierais mes problèmes. Je n'en parle pas non plus à mon psychiatre. Les médicaments sont de moins en moins efficaces pour m'assommer, mais je prétends le contraire. Il serait capable de ramener cette histoire de psychochirurgie sur le tapis, d'en toucher un mot à mon père. Et il pourrait bien se passer de mon consentement pour signer l'accord.
Pouvoir relâcher mon crâne en ébullition en connectant deux fils sur un module enregistreur est donc une sinécure. Un calme relatif malheureusement interrompu par l'irruption de deux hommes dans un uniforme. Les Renseignements.
Je n'ai même pas besoin de me fatiguer à lire leurs esprits pour deviner qu'ils en ont après moi.
— On vous emprunte Della Verde.
Je sais que le professeur n'aura pas le loisir de protester, alors je remballe déjà mes affaires et suis ces messieurs. Je m'attends à ce que le glisseur prenne la direction de la Tour Olympe, je suis surpris de le voir décrire un arc de cercle vers Berrick, un quartier relativement modeste et peu dense, car en majorité occupé par les imprimeries 3D du Dôme.
Le vert artificiel des beaux quartiers s'évapore au profit du camaïeu gris et rouille des rideaux métalliques. Quelques conduites balafrent le ciel pour évacuer les miasmes des usines ; les drones de transports slaloment entre ces obstacles avec l'aisance d'un essaim rodé.
Je tente de saisir ce qu'on vient faire ici dans les esprits de mes accompagnants, mais ils ne sont pas assez gradés pour détenir plus d'informations. À l'absence de signe distinctif sur le bâtiment dans lequel nous pénétrons, je comprends qu'il ne s'agira pas d'une mission reluisante.
— Ethan ! C'est toujours un plaisir de vous voir !
L'enthousiasme intrépide de Vauclair me donne encore plus la nausée que d'habitude. Il me dévisage quelques secondes, essayant de déceler une réaction sur mon visage. Il n'y arrivera pas. Ce n'est pas pour autant que je ne bouillonne pas à l'intérieur.
— J'espérais que nous pourrions commencer au plus vite, mais bien sûr, si voulez prendre le temps de poser vos affaires, de boire un café avant...
Je n'ai pas signé pour ça. Je n'ai d'ailleurs signé pour rien du tout. Mon père n'approuverait certainement pas ce que Vauclair essaye de faire, alors je me risque à lui dire :
— Je suis désolé Monsieur Vauclair, mais nous ne sommes jamais mis d'accord au sujet de ce genre de besognes. J'aurais apprécié qu'on en discute avant que vous me mettiez devant le fait accompli.
Mon refus agite sa bouche d'un tic. Il n'est décidément pas quelqu'un d'habitué à ce qu'on lui dise qu'il va trop loin.
— Marlowe, Huthisia, pourriez-vous nous laisser seuls, s'il vous plaît ?
Les deux agents, flanqués dans un coin de la pièce et occupés à visionner des vidéosurveillances de drones sur leurs entoptiques, se redressent et obtempèrent. Je me retrouve seul avec Vauclair qui s'installe derrière la table, bien décidé à me servir son café goût jus de chaussette.
— Je comprends votre réaction, Ethan. Après tout, nous exerçons un métier difficile, et j'avais cru, après nos dernières entrevues, que vous en saisissiez la nécessité...
— C'est le cas. Je soulève seulement le fait que le travail que vous exigez de moi présentement dépasse mon statut de simple observateur. Je n'ai pas fini mes études et n'ai jamais reçu de formation pour...
— Et nous ferons en sorte que vous les terminiez, bien entendu. J'entends bien la crainte que vous avez de vous sentir exploité. Sachez qu'en ce moment même, nos services du personnel sont en train d'aménager un contrat à temps variable pour que notre collaboration n'ait pas à empiéter sur vos cours... sauf en cas d'urgence comme aujourd'hui. Donc si c'est votre seule crainte, je peux appeler la responsable pour...
— Mon père veut que je travaille pour Space Infinity.
Cette phrase achève ce dialogue absurde où nous mettons un point d'honneur à nous couper mutuellement. La figure de Vauclair se tord en une expression à mi-chemin entre le sourire et le rictus.
— Je vais parler crument, mais je sais qu'il ne sert à rien de jouer les hypocrites avec vous. Je conçois que le gouverneur ne veuille pas voir l'œuvre de sa famille échapper à sa descendance, mais entre nous... Vous n'êtes pas taillé pour ça. Vous n'avez aucune envie de jouer les requins avec la concurrence, de naviguer entre les fluctuations du MAZO, de faire les yeux doux à de potentiels investisseurs et encore moins de diriger. J'ai bien compris que les relations humaines, ce n'est pas votre tasse de thé. Mais vous avez un immense talent dans un autre domaine.
« Je ne vous impose pas de nous venir aide, là, tout de suite, et je me rends compte que j'ai été cavalier en vous faisant chercher sans demander votre avis. Donc, rentrez chez vous, prenez le temps de réfléchir à ce que vous voulez vraiment faire de votre vie. Ce n'est pas le choix de votre père, mais le vôtre.
Le silence qui suit son discours est éloquent. Je ne peux qu'admirer sa stratégie de persuasion. Plutôt que de me brosser dans le sens du poil avec un mensonge que je discernerais, Vauclair me rabaisse en jouant sur mes angoisses et mon manque de confiance. Comme un rabatteur qui ne laisserait à sa proie qu'une seule voie de repli. Je suis surpris qu'il m'ait si bien cerné sans avoir recours à la télépathie. Je comprends comment il a fini chef des Renseignements sans mutation alter-neurale.
Je soupire.
— Je vais faire ce que vous attendez de moi pour aujourd'hui, puis je réfléchirai à votre proposition pour la suite. J'ai seulement une exigence. Je veux votre promesse sur ce point, ainsi qu'une mention claire et sans ambiguïté sur le contrat.
— Je vous écoute.
Je lève un regard dur et froid sur lui. La seule expression que je suis capable d'afficher sans forcer.
— Ne me demandez jamais d'utiliser le Rugen-Hoën pour torturer ou assassiner quelqu'un. Jamais.
Ce n'est pas que l'idée de tuer m'effraie. Elle me laisse même plutôt indifférent. Et j'ai appris dans le TUNEL à quel point il peut être agréable de se délester des surcharges mentales en fauchant une vie. Je refuse simplement de le faire au service d'un gros bonnet et d'une cause qui ne me convainc pas.
Vauclair fait mine de s'offusquer. « Comment pouvez-vous imaginer que je puisse penser à une chose pareille ! » Il y a bel et bien pensé. Il se lance dans un discours pourfendant les clichés de barbarie et de pratiques d'un autre temps qui collent encore aux services de renseignements. Puis il conclut par une promesse de ne rien me demander en ce sens.
Bien sûr, cela ne lui ôte pas l'espoir qu'il parviendra à me faire changer d'avis.
Pour l'heure, il juge avoir assez perdu de temps avec mes états d'âme et me pousse donc dans une autre pièce. Six hommes stationnent devant un écran qui retransmet en direct l'interrogatoire se déroulant dans une cellule en contrebas.
Même si ce n'est pas une surprise, je frémis en découvrant l'état du suspect menotté sur une chaise. Un agent tourne autour de lui tel un requin jaugeant son repas. Probablement issu des vagues d'immigration indiennes, son teint brun est maculé d'hématomes et de traces de sang essuyé à la va-vite. Je me rappelle du discours outré de Vauclair sur « ces pratiques barbares d'un autre temps ». Visiblement, il n'incluait pas le passage à tabac dans la liste des tortures proscrites en cas d'interrogatoire.
Une voix tonne à travers le micro.
— Pourquoi s'obstiner ainsi à protéger Hellander ? Il vous a laissé tomber. Vous étiez ses fusibles. Ne plongez pas inutilement pour lui. Pour la dernière fois, Khan, dites-nous où il se cache et je vous assure que vos camarades bénéficieront de larges remises de peine. C'est peut-être sans importance pour vous, mais pensez à ceux qui ont encore une famille et qui...
Une autre voix se superpose à l'argumentaire de l'interrogateur. Une voix qui émane de la pièce d'observation où je me trouve.
— Il perd son temps. Il est complètement immunisé à la manipulation douce, ainsi qu'à la menace et au chantage pécuniaire.
— L'entraînement qu'il a subi est tout de même admirable. S'il résiste de la sorte à une hypnose poussée, il va falloir employer les méthodes moins conventionnelles...
Vauclair s'éclaircit la gorge, pour avertir ses subalternes de notre présence et pour les empêcher de ruiner la belle image des Renseignements.
Le visage de celui qui parlait en premier se tord dans une moue désapprobatrice à ma vue.
— Tu sais que je n'aime pas ça, Vauclair... S'il le flingue avec son Rugen-Hoën, on perd de précieuses...
— J'en prends la responsabilité. J'ai toute confiance en lui.
Je ne serais pas aussi optimiste si j'étais lui. D'un autre côté, après avoir retrouvé la trace d'une réunion au sein de l'immensité du Dôme avec une signature tronquée pour seul indice, plonger dans l'esprit de cet Alter renégat ne devrait être d'aucune difficulté.
L'agent sceptique soupire et se range aux ordres. Il actionne un bouton pour m'ouvrir la salle d'interrogatoire en contrebas. Il me résume ce que je sais déjà.
— On a pu arrêter de nombreux membres du LISS avant qu'ils puissent attaquer Sidartha, dont Soan Khan, le numéro deux. Malheureusement, il est un Alter qui, non content d'être passé sous les radars du recensement, s'est entraîné à dissimuler ses pensées et à résister aux tentatives d'intrusion. Nos agents n'ont rien pu en obtenir, alors que le temps presse. À chaque seconde que nous perdons ici, Hellander efface ses traces et réorganise ses forces avec les rescapés du LISS.
— Vous vous voulez vraiment exterminer le LISS.
Ce n'est pas une question de ma part. Plutôt une constatation.
— Bien sûr ! Ça fait bien longtemps qu'ils ne sont plus rien d'autre que des terroristes. Ils menacent la sécurité de la Fédération !
Je n'ai pas besoin d'entendre ses justifications. Je pourrais m'outrer du traitement sans concession qu'ils réservent à des opposants politiques, mais je juge qu'il n'est pas de mon ressort de trancher. De plus, si je devais avoir une opinion politique, il vaudrait mieux qu'elle suive la ligne de mon père et de son gouvernement.
Je pousse le battant et descends les quelques marches jusqu'à la pièce trop éclairée et pourtant trop sinistre à mon goût. Là, gît le terroriste épuisé par des heures de lutte mentale.
L'interrogateur des Renseignements est toujours penché sur lui comme une vipère prête à planter ses crocs.
— Tu choisis la mauvaise option, Khan. Tu sais ce qu'il va se passer si tu ne lâches rien ? Tu passeras par la case psychochirurgie. Ton esprit sera disséqué sans la moindre délicatesse et tu te réveilleras avec la vitalité d'un légume...
L'agent interrompt ses menaces en me voyant surgir. Il me jette un regard noir en comprenant qu'il a épuisé sa chance et que je suis la relève. Il ne quitte pas la pièce pour autant et reste à côté du suspect, les bras croisés, comme s'il me mettait au défi de faire mieux que lui.
Je le relève malgré moi et m'immisce dans la forteresse mentale du pauvre homme menotté. Effectivement, je ne peux que m'ébahir de la structure défensive qu'il est parvenu à agencer à base de ruses et de parasites. Il s'est notamment infligé des heures d'écoutes de réclames publicitaires jusqu'à ce que celles-ci imprègnent sa tête et brouillent les informations. Il fallait bien qu'il voue une foi sans failles à ses convictions politiques pour en venir à ces extrémités.
Je me détourne de ces leurres, puis mène mon assaut contre les remparts de sa psyché. Ses derniers ont déjà été sauvagement effrités par les attaques de mes homologues.
Plutôt que de m'atteler à les détruire, je les escalade avec une certaine douceur et établis enfin le contact avec ses pensées. Je m'attendais à le voir fuir devant mon intrusion. Il me fait face. A-t-il déjà épuisé toutes ses ressources ?
Sans me soucier de lui, je commence à siphonner les informations : l'emplacement de leur QG de secours, leurs partisans, leurs prochaines actions... Je ne peux pas m'empêcher de trouver que leur étiquette de « terroristes » ne s'accorde pas du tout avec ce que je vois dans sa tête : des gens tâchant simplement de se sortir de la misère à laquelle les condamne la société martienne.
Et Khan me regarde le vider de tout ce qui lui est cher, tout ce pourquoi il s'est sacrifié ; sans réagir. Une tristesse dérangeante s'empare de moi.
— Alors tu es avec eux maintenant ?
Je sursaute. Devant moi, le Khan physique n'a pas bougé d'un cil, toujours menotté. Il n'a montré aucun changement de faciès supposant qu'il est en train de communiquer avec moi. Mais ce qui m'étonne le plus, c'est cette idée effroyable que ses paroles insinuent : il me connaît. Pas uniquement parce qu'il m'a identifié comme le fils du gouverneur. Non, il me connaît parce que nous nous sommes déjà rencontrés.
Et je suis incapable de m'en souvenir. Le gouffre s'entrouvre sous mes pieds. Dans la masse d'informations que je lui subtilise, je tombe sur un écran. Un écran parcouru de brouillard électronique. Je ne vois rien au travers. Il m'inspire une terreur irrationnelle. Je m'en détourne et lui réponds.
— Comment ça ? De quoi parles-tu ?
— Tu ne te souviens pas ? Tu n'arrives même pas à accéder à mes souvenirs alors que je suis littéralement en train de les tendre ? Mais qu'est-ce qu'ils t'ont fait ? Larry a pris tant de risques pour toi... ne me dis pas que ça n'en valait pas la peine.
Le gouffre s'élargit et je tombe dedans. Mon corps s'affaisse sur le sol. Comme si ce nom venait de me faire l'effet d'un coup de poing dans l'estomac. Pourquoi n'arrivé-je pas à le remettre ? Pourtant, je sens qu'il y a une connexion à faire... quelque part... avec un autre nom...
« ... Zigman et ses petits copains du LISS... » Ces paroles lâchées par le gouverneur ventru et à moitié ivre frappent mon esprit d'un coup d'éclair. Zigman... Larry... Larry Zigman ! C'est son nom ! Mais qui est cette personne ?
— Tout va bien ? Tu as vu quelque chose ?
Vauclair est descendu de lui-même pour m'aider à me relever. Sa poigne ferme me tire l'épaule pour me remettre sur pied. Je vacille encore, mais commence à retrouver une contenance. En face, Khan est resté admirablement impassible.
Je pourrais balancer à Vauclair tout ce qu'il attend. Il serait fier de moi, me décernerait même une prime si je le demandais. Je gravirais ensuite rapidement les échelons des Renseignements, peut-être pourrais-je un jour me retrouver à sa place...
Mais si je fais ça, je condamne des centaines de personnes dont le crime principal est d'être né en bas de l'échelle de la société. Si je fais ça, j'aurais l'impression de trahir ce Larry Zigman, bien que je ne sache pas pourquoi je lui devrais quoi que ce soit.
Alors, je mens.
— Non, désolé. Je n'ai rien vu.
Le sourire affable de Vauclair dégringole de dix étages, puis il me congédie sans plus de cérémonie.
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