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62 - La cité des fantômes

Zilla

Je cours. Je cours à en perdre haleine, escaladant ces marches et ces pentes pavées. Je sais que je n'ai pas une seconde à perdre. Je n'aurais jamais dû le laisser seul. J'ai si peur qu'il soit déjà trop tard.

Os ! Os !

Pourquoi ne répond-il pas ? La crainte me ronge de son poison acide. Autour de moi, la fumée des incendies pique et brouille ma vision. J'ai l'impression que le décor s'évapore dans ce carnage, les pierres des bâtiments s'effritent et s'envolent avec la cendre. Que se passe-t-il ? Ce ne sont pas les flammes qui dévorent le monde, c'est le monde qui se disperse de lui-même.

L'environnement se délite, se détruit pan par pan, pixel par pixel, s'engouffrant dans un océan de blanc. Ce siphon terrifiant prend naissance dans le palais que m'a indiqué Delvin. Là où il est enfermé.

Os !

Dans ma tête défilent les dernières images de lui. Des images banales et anodines, que je ne souhaite effacer pour rien au monde. Je m'y accroche de toutes mes forces et tire le fil d'Ariane jusqu'à lui.

J'essaye de courir. D'atteindre ces foutus escaliers de marbre avant qu'ils ne se fassent absorber dans le néant. Je refuse de le perdre. Je refuse de le perdre. Je refuse de...

o

Os

Mon réveil est brutal, net. Mes doigts se crispent sur le tissu du canapé et s'y agrippent pour se raccrocher à la réalité. J'ai flotté dans un néant en semi-suspension. Ma conscience était incapable de relâcher tout ce qui se produisait autour de moi. Je ressentais le mouvement des gardes transporter mon corps sans pouvoir faire quoi que ce soit pour les en empêcher. Tout sentir et n'avoir aucune prise, piégé dans une bulle de cristal.

Une fois le contrôle retrouvé, je me redresse comme une flèche, alarmé de toute cette vigilance que j'aurais été susceptible de relâcher après que Madolan nous ait perfidement drogués.

C'est d'ailleurs lui que je vois en premier. Nous sommes seuls. Face à face. J'avais espéré pouvoir m'y préparer un minimum. Tant pis, il va falloir faire avec. L'homme aux cheveux poivre et sel tapote nerveusement ses doigts noueux contre le bureau sur lequel il s'adosse.

— Tu me donnes du fil à retordre. Même inconscient tu t'es débrouillé pour maintenir une protection sur tes amis. Comment as-tu fait ?

J'ignorais que cela avait marché. Tant mieux. Par contre, je lis en lui que le brouillage n'a pas tenu avec la proximité. Il a eu mes deux semblables.

— Libère Yue et Alex, et je te le dirai.

— Ils ne m'intéressent pas. Seul ton pouvoir a de la valeur. Ce que je ferai de tes amis dépendra uniquement de toi et ta volonté de faire cesser ce ridicule massacre.

Cela veut dire que Tallinn a réussi. La barrière est ouverte ! Je me souviens de ce que j'ai glané dans l'esprit d'Aulrek : la technologie de l'Interstice est son point faible. Madolan ne la maîtrise pas ; elle le dépasse. Après, elle vient d'un autre monde, du monde du vrai Dieu. Ce n'est pas Madolan qui a choisi de nous ouvrir la barrière. S'il avait pu empêcher des gêneurs de troubler la quiétude de sa dictature, il ne se serait pas privé. C'est Dieu qui nous a laissés rentrer, Dieu qui a guidé Talinn !

Alors tout n'est pas perdu. Je dois gagner du temps.

— Ce massacre, tu l'as suscité en tyrannisant ta population.

Son rire déforme sa cage thoracique et creuse les rides de son visage. Son image mouvante me fait réaliser que je n'ai pas encore complètement récupéré de l'anesthésiant.

— Les tyranniser ? Ils n'ont jamais été aussi heureux que depuis que j'ôte toute pensée négative de leur esprit. Et ils me remercient chaque jour pour cela !

— Tu as détruit l'administrateur légitime et usurpé sa place.

— Détruit ? J'ai tout tenté pour travailler avec lui. Il n'a jamais voulu m'accorder le pouvoir que je méritais, alors oui, je m'en suis emparé par la force.

Je reconnais bien l'aura de persuasion qui a obligé Aulrek à céder du terrain. De mon côté, je dois tenir. Sinon quoi ? Je ne sais pas, et je n'ai pas envie de connaître le sort qu'il me réserve une fois qu'il aura écrasé mon esprit.

— J'aurais dû tuer ce pauvre fou d'Aulrek bien plus tôt, poursuit-il. Mais comment aurais-je pu imaginer quelqu'un capable de s'introduire dans son cerveau brisé, là où j'ai moi-même échoué. Au moins, Kate aura rattrapé mon erreur...

Il hésite, son esprit vacille, se rappelle les incohérences de ce monde. Il s'est battu, il a gagné dans l'espoir de satisfaire Dieu, lui aussi, mais Dieu l'a abandonné. Ses mystères lui restent douloureusement inaccessibles. Alors, dans un élan d'espoir, il se souvient des questions qui le hantent :

— As-tu pu voir ce qu'il tentait de me cacher ? As-tu appris le secret de ce monde ? Sais-tu d'où viennent ces influences qui nous montent les uns contre les autres ? Que sont ces messages qui nous guident jusqu'à l'Interstice ?

— Oui.

Je mens sans ciller. Dans ma situation désavantageuse, c'est encore ma meilleure arme.

— Dis-le-moi !

Cela ne pourrait mieux marcher. Il trépigne.

— Une fois que tu auras libéré Yue et Alex de ton emprise, déclaré-je inflexible.

Son sourire avide dégringole en grimace déplaisante.

— Bien, puisque tu n'es pas disposé à te montrer conciliant. J'imagine qu'il va falloir que j'extirpe l'information de ton cerveau par la force.

Ma tentative n'aura pas tenu le coup longtemps. Je me doutais qu'il faudrait en arriver là. N'est-ce pas la mission que Dieu m'a confiée ? Qui que tu sois, architecte de ce monde, sois témoin. Que ta volonté soit faite. Regarde-moi annihiler l'existence de Madolan.

Son attaque déferle en moi comme des milliers de lames. Il serait vain de vouloir les contrer. J'adopte une autre forme, relâche mes attaches à cette enveloppe humaine. Je ne suis plus que sable, poussière volante que les tranchants coupent sans l'affliger, qui fraye son chemin jusqu'à son conscient endiablé.

Je reverrais la bête féroce qui a terrassé Aulrek. Je n'essayerais pas de lutter à armes égales. Je serais juste cette nuée douce qui s'infiltre inlassablement, qu'on ne peut repousser en dépit de tous les coups de griffes et de crocs balancés dans le vide. Je me contenterais de l'enlacer, d'envelopper son crin sombre et hérissé avec la tendresse d'une mère. Puis je lui chuchoterais cette certitude marquée au fer rouge en moi bien que je ne l'ai jamais comprise :

— La mort ne signifie rien en ce monde.

Alors je laisserais flotter une de mes miettes ; une minuscule larme de cristal aussi menue qu'un grain de poussière. Je n'aurais qu'à souffler pour la projeter contre le miroir fier et imposant de sa psyché. Le miroir se briserait comme les milliards de bribes qui composent cet univers.

Dehors, le chaos remporte la partie. Les fondations de l'Interstice tremblent, en proie à une soudaine et intense activité sismique. Le marbre des palais s'effrite aussi aisément que l'argile des demeures. La moindre particule se fond et finit engloutie dans cette trame de blanc immaculé. L'onde de choc provoquée par la mort de Madolan est suffisamment puissante pour entraîner l'univers entier dans sa chute.

Un sentiment de peur m'étreint quand je réalise qu'il n'y aura pas d'échappatoire pour moi non plus.

Qu'ai-je fait ?

Ce n'est pas ainsi que cela devait se terminer ! J'ai accompli ma mission. Dieu devait me libérer de ce pouvoir-fardeau ! J'aurais joui de ma liberté, sans craindre de blesser, d'être rejeté. J'aurais pu être avec Zilla par choix et non par nécessité. Sauf qu'il n'a jamais été question de ça. Je me suis fondé cette croyance sur de faux-espoirs.

Dieu ! J'ai accompli ma mission ! J'ai fait ce que tu voulais ! Ne me laisse pas périr ainsi !

Mais Dieu ne répond à aucune supplique. Dieu n'existe pas.

La rage me pousse. Je ne me laisserai pas engloutir ainsi ! Je veux encore vivre ! Je veux encore voir Zilla ! Je lui ai promis. Je griffe, je hurle, je me débats... et enfin la lumière.

Je cours vers elle.

...

...

...

Du silence renaît un brouhaha dissonant. Bruits de pas se mêlent à des entrechoquements métalliques, des froissements, des interpellations que je ne comprends pas. L'agitation est perceptible ; à des lieux de mon état cotonneux.

— Renvoie dix cc dans la pompe, l'encéphalogramme ne réagit plus ! Et Barcker, ramène-moi le défibrillateur ! Le cœur ne suit plus ! ... Merde, laisse tomber, le signal est à plat. On l'a perdu.

Je ne connais pas ces voix et leur charabia ne m'évoque rien. Je veux sortir de cette mélasse qui m'engourdit. J'ai l'impression que mon corps pèse trois tonnes. Il est si lourd... J'arrive tout juste à remuer le bout des doigts. J'essaye d'inspirer, mais quelque chose bloque ma trachée. Mes yeux tentent de s'ouvrir, mais la lumière brûle aussitôt mes rétines. La douleur agit comme un électrochoc, un signal primitif : je dois me sortir de là.

À côté, les voix continuent à s'agiter.

— Comment ça a pu arriver, Spencer ?

— Qu'est-ce que j'en sais ? Tout était normal sur les écrans ! Son activité cérébrale s'est éteinte en moins d'une seconde.

— Comme soufflée par le Rugen-Hoën.

— Mais le seul qui a ça ici dort comme un bébé...

Mon cerveau n'arrive pas à appréhender leurs mots, alors je décrète que ça ne me concerne pas. Tout ce que je veux, c'est bouger. Je force sur mes muscles. Ma main parvient à se lever jusqu'à ma bouche... dont le passage est obstrué par une sorte de tube. Sans réfléchir à son utilité, je tire pour l'arracher.

— On a plus grave.

— Quoi ?

— L'Interstice est foutu. Le programme est complètement vérolé ! Je vais devoir réinitialiser.

— Tu déconnes ! Ça va nous obliger à sortir tous ceux qui y sont connectés !

— Allez-y. On n'a pas le choix. De toute manière, on a assez de données.

La douleur qui irradie dans ma gorge achève de me réveiller. Mes muscles réagissent dans un spasme soudain. D'un réflexe animal, je me hisse contre un rebord. Mon corps roule, chute et s'écrase contre un carrelage froid.

Je geins à défaut de pouvoir grogner. Nouvelle tentative pour ouvrir les yeux et je distingue cette fois l'origine du tohu-bohu. Deux hommes et une femme vêtus de blouses argentées sont penchés sur un corps qui ressemble étrangement à Madolan. Ce dernier est nu comme un vers et surélevé au-dessus d'une cuve emplie de la même gelée verdâtre poisseuse que je sens recouvrir ma peau.

— C'est pas vrai ! Comment il s'est réveillé celui-là ?

Les silhouettes se tournent vers moi. Je ne vois pas leurs visages, juste leurs pas précipités dans ma direction. Une peur instinctive tord mes tripes alors que j'ignore s'ils me veulent du mal. Mon cerveau est encore trop dans les vapes pour que je songe à sonder les leurs.

Je sens des bras me soulever et ma vision prend de la hauteur. La baie vitrée au fond de cette large salle me renvoie un spectacle à la fois familier et inconnu : une forêt de tours illuminées de mille feux, des véhicules qui volent comme des colonies d'insectes et ce dôme... Ce dôme de miroirs.

Alors, mes souvenirs rejaillissent.

Mars... Je suis sur Mars.

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