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6. Anomalie

Talinn

Ce n'est qu'à quelques centaines de mètres du site que nous distinguons les infrastructures. D'abominables antennes gris rouille se dressent en aiguilles menaçantes ; des lignes électriques, malmenées par les intempéries, s'enchevêtrent aléatoirement dans les airs ou reposent sur les bâtis dénudés comme des fils d'araignée. Les bâtiments collent à ras du sol : gigantesques hangars s'étirant dans une stricte horizontalité, tandis que plus à l'est se dessinent des hauts fourneaux qui servaient à fondre l'acier.

Le temps s'éclaircit et à l'horizon, j'aperçois deux colossaux cylindres blancs, larges et incurvés. Éventrés. Je n'avais jamais vu ce genre de construction ailleurs que dans les documents archéologiques. Des cheminées de centrales qui utilisaient l'uranium comme combustible pour produire de l'électricité. De l'uranium comme combustible... J'aurais pu croire à une plaisanterie avant aujourd'hui, mais nos ancêtres semblaient réellement fous.

Nous garons camions et voitures – vidées en prévision du matériel à ramener – puis nous nous réfugions dans le bâtiment central, ouvert car détruit sur des pans entiers de murs. Les débris de verre qui jonchent le sol témoignent des anciennes baies vitrées qui isolaient mieux l'intérieur, fut un temps.

Avec notre intendant et les chefs, nous nous regroupons en conciliabule devant un panneau directionnel sur lequel restent miraculeusement lisibles la plupart des informations, traduites en deux langues. Une que je comprends, une autre, indéchiffrable.

— On se sépare ici. Mon groupe descend.

Sur ce, Zilla désigne un carré, peut-être anciennement violet, sur lequel est indiqué : « Laboratoire de tests : niveau -1 ».

— On se retrouve en surface dans une heure. Les premiers arrivés commencent à charger. Si vous trouvez des survivants, butez-les ou ignorez-les. On n'a pas le temps pour des prisonniers, complété-je.

À ma ceinture, le dosimètre continue à grimper en flèche. Les voyant traîner la patte, ébahis comme des touristes au lieu de s'activer, je décide de leur mettre un coup de pression.

— J'insiste : une heure et pas une minute de plus. Là, on bouffe déjà assez de radiations pour passer l'année au chaud, alors les retardataires se démerderont pour rentrer par leurs propres moyens.

Ma pique fait son effet, la tribu retrouve ses instincts de pillards rodés et se disperse. Moi, je suis Zilla, Os, Levi, Corvax, Anon, Tyn, mais aussi Grimm et Chewie, que le chef tenait à garder à l'œil. Je ne suis pas certain qu'une expédition dans l'inconnu soit le meilleur moment pour cela. Je crains le pire.

Je ne suis pas un guerrier, juste l'intello de la bande qui dispose du plus grand savoir sur la civilisation déchue qui a construit ces lieux. Je me contente donc de rester en arrière pour observer, analyser et recommander, si besoin. Pour autant, ce groupe armé, traversé de tensions palpables, ne me met pas à l'aise.

De son côté, Os ne montre aucun stress particulier. Il passe son temps à réajuster son masque trop grand. Hormis cela, il ne semble nullement impliqué dans la situation actuelle. Zilla doit même le pousser dans l'escalier vers le niveau inférieur.

Il est en dur, mais des marches s'effritent sous nos poids, si bien que je manque de me briser la cheville à plusieurs reprises. Le noir nous engloutit vite, trop vite. Le niveau de radiations se calme à mesure que nous nous enfonçons sous terre, tandis qu'une torpeur trompeuse nous accueille.

Le faisceau de ma torche balaye le couloir et se braque sur un plan. Je prends quelques secondes pour le déchiffrer ; les autres continuent à avancer, jusqu'à ce qu'ils se retrouvent à pester devant une large porte close.

— Pousse-toi, Tyn. Je vais l'éclater aux explosifs.

— T'es con ou quoi ? On est en sous-sol, avec des tonnes de ciment au-dessus de nos têtes, et tu veux faire péter des trucs ?

— Prenons un autre chemin.

— Mais non, ça se voit que c'est l'accès principal !

— Les gars ?

Huit têtes se retournent vers moi alors que je les interpelle. Maintenant que j'ai leur attention :

— Il y a un local technique dans la salle juste à votre gauche. Je vais essayer de remettre le courant.
— Et à quoi ça va servir ?

— À ouvrir la porte, triple buse. C'est une commande électrique.

— Oh...

Je les dépasse et file dans le cagibi. Je trouve sans mal le disjoncteur principal. Évidemment, rien ne se passe quand je l'actionne. Il y a pourtant un circuit de secours. En balayant ma lampe, je finis par apercevoir les groupes électrogènes et parviens à les démarrer sans trop de difficultés.

— Ça marche ! s'écrie Levi en entendant les machines ronronner et les néons crépiter.

Anon se précipite vers la porte, tapote sur un clavier qui émet plusieurs bips courts et un long, puis il vocifère.

— Ça marche pas !

— Il faut le code ou un badge d'accès.

— Et où est-ce qu'on est censés trouver ça ?

— Il reste toujours la dynamite...

— Essaye 5568.

L'agitation se cristallise et les regards, incrédules se tournent vers Os, auquel personne ne faisait plus attention. Comme d'habitude, sa voix avait atterri à nos oreilles sans être gênée par les masques à cartouche ou le brouhaha ambiant. Zilla écarte Anon, qui restait bloqué devant le digicode, et tape les chiffres annoncés.

La porte s'ouvre.

Personne ne pose de questions, ne sachant que trop bien qu'il ne fallait espérer aucune explication. Pendant les vingt minutes suivantes, nous fouillons les pièces à la recherche du Saint Graal. Hélas, rien d'extraordinaire à se mettre sous la dent. Les lieux ressemblent à d'anciens laboratoires d'essais mécaniques. Certes, nous dégotons bien notre poids en pièces détachées, mais pas la bécane rutilante et puissante qui n'attendrait que nous pour être étrennée.

Le verdict est sans appel. D'après Os, il faut continuer à avancer pour tomber sur des modèles entiers et fonctionnels. Nous chargerons plus tard nos trouvailles sur les deux chariots qu'on a descendus ; l'exploration se poursuit. Nous progressons jusqu'au bout du couloir, où nous accueille une porte blindée, identique à la première.

— C'est quoi le code pour celle-là ? demande Zilla.

Os ne répond pas. À la place, un râle froid et métallique résonne derrière le barrage. Un râle du genre à dresser les poils sur l'échine.

— C'était quoi ça ? s'effraie la clameur collective.

— Je peux vous donner le code, mais quelque chose attend derrière la porte, annonce Os de sa sempiternelle voix atone.

— Hostile ou pas ?

— Je ne sais pas.

Un nouveau murmure guttural vibre à travers la paroi métallique. Les braves pillards reculent d'un pas. Sauf Zilla. Il arme son fusil et se prépare à aboyer ses ordres.

— Quoi qu'il se trouve derrière cette porte, êtes-vous prêt à l'affronter, Rafales ? Ou allez-vous rebrousser chemin comme des gonzesses en cloque ?

Et comme il n'y a, chez nous, pas de pire honte que celle d'être assimilé au sexe féminin, le troupeau de mâles bande ses muscles et sort les armes avant de beugler leur volonté combative.

— Alors on y va ! Levi, Tyn, prenez le flanc gauche. Grimm, Anon, sur la droite. Corvax, tu me couvres pendant que j'attaque de front, et Chewie, tu l'arroses à distance. Attention, aucun tir avant mon signal ! Je veux être sûr de la nature de ce truc avant. Os, planque-toi en arrière. Talinn, va ouvrir la porte et reste en retrait pour analyser la situation.

Je croise la route d'Os qui part se réfugier derrière les lignes de défense. Il me souffle le code – qui se trouve être le même que pour l'autre porte – tandis que je m'avance seul à l'avant. Les grincements sonores qui agressent mes oreilles ne sont pas pour me rassurer. C'est avec une main tremblante que je tape les chiffres sur le clavier. Puis je cours m'abriter pendant que les battants s'ébrouent dans un effort séculaire.

o

Grimm

J'ai fait profil bas jusqu'à alors. Quand Blondie a décidé de refaire les groupes, j'ai bien capté qu'il nous avait captés. Pas grave. J'ai grincé des dents et je l'ai mis en veilleuse. Il faut savoir reconnaître quand un plan tombe à l'eau. Pendant la durée de cette explo à la noix, on s'est échangé des regards entendus avec Chewie, mais pas un mot. À moins de grabuge, pas moyen d'agir.

Nous qui voulions du grabuge, nous voilà servis.

Bordel de bite à couilles ! Saloperie de cuite au schnaps ! Nom d'une pipe sans dents ! Mais qu'est-ce que c'est que ce truc ?

Ça – parce qu'il n'y a pas d'autres pronoms pour le désigner – s'engouffre dans l'entrebâillement des mâchoires d'acier avant même qu'elles ne soient complètement ouvertes. Ça dégouline sur les parois tel un gigantesque tas de morve. Pourtant, ça a l'air d'avoir une consistance du haut de ses trois mètres au doigt mouillé. Une consistance de vieille glaire, mais une consistance quand même. Ça grince, ça fait un boucan du diable, même si tu vois pas bien par quel orifice ça peut produire des sons. Ça a une couleur indéfinissable de camaïeu de gris et en même temps changeante. On voit par moment à travers. Ça se brouille comme ces pixels qui s'affichent parfois sur les antiques écrans qu'on déniche.

Je suis excité.

Des mois que je ronge mon frein. Des mois que je m'ennuie de ces défis trop faciles, de ces assauts sans challenge. J'avais oublié le frisson du danger. Je le retrouve enfin. Face à une créature abyssale dont on ignore toutes les caractéristiques. Improvisation, échecs, adaptation, puis victoire. Voilà le vrai schéma d'un combat ! La gâchette de mon fusil me démange. Je revis.

La chose fait émerger de son corps gélatineux un tentacule du même aspect et le propulse vers Levi. Le pauvre s'éclate contre le mur dans un fracas qui témoigne de la violence du choc. Il y en a qui hurlent. Bande de sacs à merde. Si ça avait été mon équipe, ça aurait réagi sec. Pas un n'aurait moufté !

Notre tapette de chef envoie le signal. Enfin ! Je me mets à canarder la chose. Ah, ça doit pas apprécier à en juger par les grincements qui redoublent d'intensité. J'ai le sourire jusqu'aux oreilles et le champ de vision dilaté. Mais je ne dois pas pour autant en oublier mon objectif principal. Je détourne mon regard et cherche le chef. Je pourrais caler Zilla dans mon viseur, profiter du capharnaüm ambiant et faire croire à une balle perdue...

L'adrénaline retombe aussi vite qu'elle a grimpé. Le temps semble se suspendre. Mes doigts ne réagissent plus pour appuyer sur la gâchette. Le son s'atténue et mes oreilles sifflent comme étourdies après le choc d'une grenade pas passée loin. Pourtant, il n'y a rien eu de tel. Mon viseur dévie sans que je lui en donne l'ordre ! Et, à droite du monstre, je le vois.

Os. Cette créature, plus étrange encore que celle que les autres tentent de dézinguer. Il a retiré son masque et me scrute de ses yeux vides. Un frisson que je percute pas traverse ma caboche, paralyse mon corps.

Puis il se détourne de moi, comme si je ne méritais plus son attention. La sienne est rivée sur le monstre malabar. Ses doigts s'approchent. Lentement. Grappillent la distance entre lui et la chose. Ils la touchent !

J'ai l'impression que mon esprit m'a abandonné le temps d'une seconde, que quelqu'un vient de le rebooter sans ma permission. Quand je retrouve le contrôle, Os a bougé.

Il a dépassé le monstre et la porte qu'il gardait, pour s'enfoncer dans l'inconnu.

Je lui cours après. Qu'est-ce qui me prend ? J'en sais rien. Je me sens comme tracté. Je n'arrive même plus à réfléchir à la logique de mes actes. Chewie m'appelle, interloqué. Je me demande s'il me suivra. Mais il ne le fait pas. Il garde sa position, sachant pertinemment que c'est moi qui suis en train de merder. Chewie n'est pas le genre de sbire assez con pour talonner son chef si ce dernier saute d'un pont.

Je m'engouffre dans l'obscurité, dans ce dédale de couloirs blanc crasseux et poussiéreux. La frontale et le claquement de ses pas sur le dallage comme seuls guides. Je suis mieux taillé pour la course que ce nabot. Je pensais le rattraper en deux coups de cuillères à pot. Erreur. La réverbération des bruits et les ombres mouvantes m'induisent sur la mauvaise route. Je dois m'arrêter, voire faire demi-tour, à plusieurs reprises pour retrouver sa trace.

Je finis par le voir franchir une double porte, qui claque derrière lui dans un fracas métallique. Je m'y engage à la suite et nage dans le noir comme dans une purée de pois. La pièce a l'air vaste, car ma lampe n'atteint aucun mur. En revanche, je découvre, garé ici et là, de sacrés bolides ! Profilés pour la vitesse, des carcasses lisses et neuves par centaines... Je peux presque déjà sentir leur mécanique ronronner sous mes cuisses.

Je ne dois pas me déconcentrer. J'ai un compte à régler avec cet avorton. Mais j'ai beau balayer ma lampe de tous les côtés, il est introuvable. Et inaudible. Ce cache-cache ne durera pas éternellement, petit rat. Il faudra bien que tu bouges à un moment donné et je te dénicherai à ce moment-là. Accélérons l'échéance.

— Os, sors de ta cachette ! Je ne te veux aucun mal ! Je veux juste discuter. On a des intérêts communs toi et moi. Je suis sûr qu'on peut trouver un arrangement.

Et je ne bluffe même pas. À vrai dire, si le mioche a un secret à me révéler sur Zilla qui m'aide à le faire tomber, je suis prêt à le laisser partir indemne. Hélas, mon petit doigt me dit qu'il s'en contrefout. Je fouille encore quelques minutes. Le temps n'est pas illimité. Je finis par perdre patience.

— Montre-toi, bordel !

À peine ai-je hurlé qu'un bruit grinçant déchire l'atmosphère tendue. Un rideau de fer remonte péniblement et dévoile la lumière de l'extérieur dans un rai qui m'éblouit. Suivi par le son pétaradant d'une moto qu'on démarre. Réflexe immédiat, je braque mon AK vers le boucan et mitraille.

En vain, ma cible trace sa route et réussit à s'enfuir à toute allure dans le désert. Pour autant, je n'ai pas raté tous mes tirs, j'ai vu sa silhouette vaciller. Du sang frais a giclé sur le sol. Je l'ai touché ! En plissant les yeux, le paysage m'apparaît à l'horizon. Je me rappelle de ce que le père Talinn a raconté sur ces drôles de cheminées blanches éventrées.

Pouvoirs mystiques ou non, entre sa blessure et les radiations, je doute qu'on entende, un jour, reparler d'Os.

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