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54 - Cale sèche

Yue

Je me rappelle lorsque j'avais huit ans. Je venais d'entrer au service de Kana Ariun. J'étais si fière dans ma robe bleu nuit. Ma vie serait simple entourée de ce faste. Le temple n'était pas aussi gravé et orné qu'à présent, mais respirait déjà l'opulence au cœur d'une contrée en friche. Je me sentais importante, choisie. Fanfaronne, je me suis baladée le long des ponts de pierre qui surplombaient la source. La mère supérieure me tuerait si elle me voyait gambader aussi imprudemment. Je m'en moquais. Kana m'avait béni de sa grâce et elle veillerait sur moi.

Je marchais sur la craie lisse, alignant un pied devant l'autre, les bras étendus pour maintenir l'équilibre. Puis j'ai glissé.

Cent vingt-six secondes.

C'est le temps que j'ai compté pendant que mes membres s'agitaient, incapables de s'extirper de l'eau, pendant que mes poumons s'emplissaient de liquide, que les âmes noires de la source m'attiraient dans leurs profondeurs et que le monde s'éteignait autour de moi.

Lorsque j'ai repris connaissance, un garçon du karst était en train de me faire un bouche-à-bouche (quand j'y repense, il valait mieux que la mère supérieure n'ait pas été témoin de cela, elle m'aurait bannie de l'apprentissage augural). M'ayant vu tomber, il a héroïquement sauté pour me sauver. Je me souviendrai toujours de la brûlure de l'eau lorsque je l'ai crachée hors de mes poumons.

C'est ce jour-là que j'ai acquis le don de sonder l'âme des autres.

J'y ai vu un cadeau d'excuse de la part de Kana, pour ne pas avoir prévenu ma chute. Sans doute que cela n'a jamais été le cas.

À présent, c'est un autre souvenir qui me gifle. La même noyade, au même âge, mais à travers l'eau qui m'engloutissait, c'est la silhouette de ma mère que j'ai vue s'éloigner. Sous un dôme de miroirs et de chrome. Cette mère que je ne reconnais pas comme ma mère et qui m'appelait par un nom qui n'est pas le mien.

Je suis perdue dans le torrent de l'esprit dilaté et fracassé du vieil homme. Je ne retrouve plus la trace d'Os. La même sensation de noyade m'étreint à nouveau tandis que j'essaye de lutter en vain contre des puissances déchaînées. Je n'ai plus la force de résister, alors je lâche prise et abandonne mon esprit aux abîmes du néant.

o

Hector

Delvin crapahute sur les poutres, me pavant une voie sûre sur les passerelles cabossées.

— Attends Delvin, j'ai oublié mon sac là-bas !

Elle se retourne et même si je ne vois pas son visage à cause du halo de sa frontale, je devine son étonnement.

— Tu déconnes ?

— Non, je suis désolé. Je vais retourner le chercher.

— Je t'accompa...

— Non.

Je ne devrais pas la couper aussi sèchement. Cela risquerait de lui mettre la puce à l'oreille. À moins qu'elle sache déjà. Pourtant, elle se ravise.

— T'es sûr ? Je veux dire, ce n'est pas très prudent par ici.

Je ris. Pour la forme.

— Tout va bien. La seule âme qui vive est ligotée sur une chaise et j'ai bien repéré le chemin. Je saurai revenir.

Elle hésite et je prie pour la faire basculer. Je rajoute une couche.

— Fonce Delvin, rentre au camp. Tu ne vas pas rester ici à t'irradier davantage. Je te rejoins très vite.

— Tu risques de les déranger en y retournant...

— On les dérangera encore plus à deux, soupiré-je. Ne t'inquiète pas. Je serai rapide et discret.

Sa lumière balaye la poussière voletante de la coursive alors qu'elle secoue la tête. L'espace d'un instant, je redoute qu'elle me retienne. Mais elle a trop de fois éprouvé ma témérité pour savoir que lorsque j'ai un objectif en tête, il est impensable de m'en détourner. Elle abdique.

— Très bien, mais tu as intérêt à revenir !

— Sans faute, lui promets-je d'un clin d'œil appuyé.

Elle file en direction de la cale et de la sortie, tandis que je retourne dans l'étroit boyau jusqu'aux entrailles de la bête.

Sans l'habilité féline de Delvin pour me guider, parcourir la veine inclinée sans s'écharper se révèle un défi audacieux. Je m'emmêle entre les câbles d'une goulotte décalottée, me griffe sur les rebords d'acier aiguisés et trébuche sur une surélévation. Ma chute sur un tapis de bris de verres me rapporte un genou écorché. Se blesser jusqu'au sang dans un endroit pareil est certainement la pire idée du monde, mais ces dégâts mineurs ne me feront pas renoncer à mon projet inconscient.

Bien entendu, j'ai fait exprès d'abandonner mon sac sur le plafond de la timonerie. J'ai beau ériger l'inattention au rang de science, je n'en viendrais tout de même pas à commettre un oubli involontaire dans un lieu si inconvenant.

Quand j'appris qu'Os avait l'intention de communier avec ses acolytes Alters pour explorer les couches ensevelies d'un esprit endommagé, le projet a aussitôt excité mon infatigable obsession.

Il fallait que je voie ça !

Je me prépare pourtant à la déception. Ce qu'il va se passer dans cette pièce n'est certainement pas observable à l'œil nu. Je dois tout de même essayer. Je m'agenouille sur le promontoire — une plaque de fer que je m'efforce de ne pas faire grincer — au-dessus de la timonerie. Le faible faisceau de la lampe à huile illumine mes trois amis assis et liant de leurs mains un cercle avec leur victime. On pourrait presque imaginer une séance de spiritisme. Je soupçonne cependant que les embruns spirituels qui émanent d'eux sont bien réels.

Je n'ai pas de temps à perdre, alors j'extirpe de mon sac les lourds appareils que j'ai pu y dissimuler. Interféromètre, compteur de particules, photomètre et radiomètre... Un même suffixe voué à un seul objectif : capter la moindre bribe de l'échange qui se joue au cœur de ce cercle. Jusqu'à présent, les mesures tentées avec Talinn n'ont rien donné. Mais à l'occasion de cette entreprise plus inédite et périlleuse, je caresse le faible espoir d'entrevoir un début de résultat.

J'actionne les interrupteurs de mon barda, tourne les molettes et joue sur les potentiomètres. Aucun signal. Soupir. Il fallait s'y attendre. Mon regard se détache brusquement des écrans lorsqu'un bruit étouffé me parvient du cercle. Le corps d'Alex vient de choir sur le sol, inconscient. Celui de Yue suit peu de temps après. Seul Os demeure droit dans sa position en tailleur, yeux fermés, face au vieil ivrogne, dont la bouche ouverte laisse s'écouler un filet de bave. Il regarde le mur d'en face avec l'acuité d'un homme ayant eu un accident vasculaire cérébral. J'espère pour lui que ce n'est pas réellement le cas. De toute façon, il ne restait plus grand-chose à sauver de lui.

J'allais reporter mon attention vaine sur les instruments quand une ombre trouble le halo de la lampe. Mes poils se dressent sur mon épiderme : la silhouette d'une femme aux cheveux rouge sang brandit un pistolet sur le crâne du vieillard ataraxique. Je réalise avec effroi que je n'ai pas d'arme sur moi. Comment aurais-je pu imaginer la visite d'une inconnue dans ces contrées désolées ? Zilla et Fen à l'entrée ne l'ont-ils pas vu arriver ? Os ne l'a-t-il pas perçu avant de se plonger dans les strates de cet esprit malade ? Et de toute façon, je dois bien être le seul membre de notre bande à ne pas savoir tirer !

Exceptionnellement, j'oublie la réflexion et me laisse tomber dans l'ouverture, pile-poil au-dessus de l'intruse. Mon poids sur son dos la surprend avant qu'elle puisse tirer. Elle lâche un cri de stupeur, mais je n'entends pas le craquement caractéristique des os. Elle doit être souple et entraînée, car son corps a le réflexe de se mouvoir juste à temps pour amortir les dégâts. Elle roule sur le côté pour se dégager. Au moins, son arme a valsé à l'autre bout de la pièce.

Je suis finalement plus sonné qu'elle. Elle se rue sur moi et son coup de poing m'assomme presque. Bon sang, pourquoi a-t-il fallu que je sèche les cours de lutte avec les camarades ? Réflexe de non-combattant, je pousse mes genoux contre son abdomen pour la faire basculer. Je suis surpris que cela marche. Je comprends qu'elle ne s'est laissée dégager que par stratégie. Elle esquisse une nouvelle roulade et récupère son arme qui avait glissé sur le sol en pente.

Vite Hector, réagis ! Je me rappelle qu'Os cache toujours un flingue contre ses flancs. Bien qu'il n'ait nullement besoin d'une arme pour tuer quelqu'un, il fait ça pour rassurer Zilla et sa tendance irrationnelle à s'inquiéter pour lui.

J'ôte précipitamment le colt de son étui sur son corps immobile, puis le pointe sur elle au moment elle relève le sien vers moi. Je m'efforce de ne pas laisser mes mains trembler, de ne pas lui dévoiler que son assurance et son expérience lui confèrent un avantage indéniable.

Avisant mon état piteux, elle ne peut s'empêcher de s'esclaffer.

— Bon sang, qui es-tu ? Tu n'as rien d'un garde du corps...

— Je te retourne la question.

— Ils devaient être seuls. Pourquoi n'es-tu pas parti ?

— Qui t'envoie ?

Dans ce dialogue de sourds, je ne m'attends pas à une réponse.

— Madolan, pardi ! Tu n'imaginais quand même pas qu'il allait laisser ces dangers pénétrer l'Interstice et prendre le risque de le défier. Au passage, il m'a aussi demandé d'éliminer Aulrek. Il a eu pitié du vieux lorsqu'il l'a laissé en vie quelques années plus tôt. Il n'avait pas prévu que des Alters essayeraient de déterrer ses souvenirs.

Elle dit ça comme si j'étais censé connaître ce Madolan.

— Qui est Madolan ?

Elle écarquille ses yeux qui luisent comme deux billes d'acier. Probablement que ma question résonne comme une stupidité sans nom.

— Vous débarquez ici sans savoir qui est Madolan ? Pauvres fous.

D'un geste trop vif pour que je puisse réagir, elle dévie son canon sur le crâne du vieil homme et l'explose d'une balle sans cérémonie. Choqué, je me résous à appuyer sur la gâchette. Je n'y arrive pas. Le cran ! J'ai oublié d'enlever le cran d'arrêt !

— Vous n'avez pas à vous mêler des affaires de l'Interstice. Vous mourrez sans savoir.

Affolé, je me débats avec l'arme, incapable de découvrir comment ça fonctionne. Le rire mesquin de la femme certaine de sa victoire emplit la caverne. Je n'ai plus le temps de m'écharper avec ce pistolet, alors qu'elle vise Os.

Appelez ça du suicide ou un mauvais choix stratégique de mon instinct de conservation. Ou bien le dernier éclat de l'amitié que j'ai pour lui... Je me rue entre Os et le canon de l'arme, bien décidé à le secouer pour faire émerger de lui l'espoir de notre survie.

— Os, réveille-toi !   

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