48 - Fun Town
Sara
J'essuie les gouttes de sueur qui perlent à mon front. Ce n'est pas qu'il fasse particulièrement chaud de bonne heure le matin, mais le travail acharné ne me laisse aucun répit. Il fallait s'occuper des pousses et des récoltes embarquées à l'arrière de la camionnette de Akeyr, sortir les trois poules qui voyagent avec nous depuis Dulaï Nor, installer le grillage pour les laisser picorer dehors, puis s'atteler à la cuisine, quand l'un des garçons n'a pas le culot de me demander de repriser ses vêtements.
Je ne me plains pas. J'ai voulu les suivre. J'ai tout de même fini par rouspéter un peu. Il n'y en avait pas un capable de lever le petit doigt pour m'aider ! Je les entends cancaner, vanter et gonfler leurs mérites après leurs extraordinaires, épiques et héroïques assauts sur le karst et Orgö, mais quand il s'agit de se bouger tôt le matin, il n'y a étrangement plus aucun héros dans les parages !
Quel mot a employé Hector pour décrire ça déjà ? Ah oui... le patriarcat.
Quoique ce n'est pas mieux du côté des filles. Entre Delvin qui joue à la lutte avec Zilla ; Karima qui préfère les grasses matinées ; Cléa qui passe plus de temps à bavarder qu'à se rendre utile ; et Rana qui demeure étrangement introuvable jusqu'à resurgir, une fois le soleil bien haut, non loin de Fen ; on ne peut pas dire que mes alliées me soutiennent.
Après mon coup de mou consécutif à notre rencontre avec Yue — qui nous a informés avec grand soulagement qu'elle n'était pas enceinte — j'avais décidé de ne plus me laisser marcher sur les pieds. Il était temps que mes compagnons apprennent à me respecter et cessent de me dévaluer au prétexte que je ne sais pas me battre !
J'ai imité les manières de Delvin et Rana et poussé ma gueulante : je serai en grève tant qu'une meilleure répartition des tâches n'aura pas été décidée.
Ah, ça les a réveillés ! Les redoutables Rafales ont pleurniché comme des enfants capricieux. J'ai guetté la réaction de Zilla. J'ai appris à connaître le chef pour ses manières plutôt pragmatiques et conciliantes. Je m'attendais à ce qu'il se saisisse du problème ! Il s'est contenté de lever la tête au ciel. Comme si mes affaires ne revêtaient pas suffisamment d'importance pour trouver grâce à ses yeux ! J'ai presque eu envie de proposer ma complicité à Delvin pour l'assassiner.
À ma grande surprise, c'est Fen qui est venu à mon secours. Il a mis tout le monde au pas avec une efficacité qui m'a rappelé pourquoi il gère l'intendance depuis si longtemps. C'est ainsi qu'il a intercalé de nouvelles corvées dans les plannings ; au grand dam des tire-au-flanc.
Ce matin, c'est donc Tengri qui s'occupe des poules, Ramsay qui repique les pommes de terre, Patrocle qui s'en va me chercher un nouveau sac d'avoine dans la réserve et Yue qui m'aide à couper quelques légumes. Je suis désormais un peu moins au bout de ma vie à la fin du petit-déjeuner et peux donc demander à Wolf de m'apprendre à me battre.
Mon mari étant quelqu'un d'extrêmement — outrageusement — encourageant et élogieux, je me suis sentie comme un prodige après nos premières leçons. Formidable, j'ai failli tirer au centre de cette cible placée à cinq mètres ! Incroyable, j'ai pu reproduire cette clé de bras sans me fouler le poignet ! Puis, à force d'observer le manège de Zilla et Delvin au loin, j'ai bien été obligée de le reconnaître : je suis loin, très loin, de pouvoir rivaliser. Wolf a tenté — encore et toujours — de me rassurer en répétant qu'ils ont accumulé des années d'entraînement. L'objectif n'est pas de leur arriver à la cheville, mais de savoir me défendre.
C'est donc confiante et pleine d'énergie positive que j'apporte la marmite de porridge à proximité du cercle habituel. Il n'est encore rempli qu'à moitié par les ailiers tribord qui relancent une énième partie de cartes ; Darek qui s'amuse à démonter je ne sais quelle pièce de moteur ; Hector qui lit un bouquin ; mon beau Selmek qui tanne la peau d'un yak ; Idris et Gurang qui restent dans leur coin. Les deux nouveaux n'ont pas l'entrain ou l'énergie excessive d'un Tengri pour parvenir à s'intégrer aussi rapidement que leur camarade.
Je crie afin de regrouper la bande éparpillée.
— À table !
Bien vite, les ventres affamés se ruent et se calent dans les trous, Wolf parmi les premiers — parce qu'il sait que je déteste devoir crier deux fois. Rana débarque les yeux encore collés. Fen arrive par le même chemin, moins d'une minute après, les traits tout aussi tirés. Et ils s'installent à l'opposé l'un de l'autre. À quoi bon continuer à se cacher ?
Je n'attends pas les retardataires pour remplir les assiettes de bouillie. Zilla finit par pointer son nez, suivi de près par une Delvin qui râle après lui comme un disque rayé. Le grand blond a appris à ignorer ces nuisances et la laisse déblatérer jusqu'à ce qu'elle se lasse. À croire que c'est devenu une sorte de jeu entre eux.
Zilla se trouve une place derrière Darek et Selmek, tandis que Delvin force le passage pour poser ses fesses près de Cléa, se faisant, elle détourne son humeur massacrante contre le premier obstacle qu'elle heurte : Fen.
— Bouge tes jambes ! Tu prends toute la place, gros tas !
Et le sanguin Fen étant aux antipodes de l'impassibilité de Zilla, la suite se déroule, réglée comme du papier à musique. D'avance, j'échange un regard blasé à Wolf qui me répond par un sourire complice. Ces chamailleries amusent beaucoup trop la bande pour que quiconque songe à les enrayer.
— Si t'arrivais pas en retard, t'en aurais de la place, grognasse !
— Facile à dire quand on n'en branle pas une le matin !
— Non, mais qu'est-ce que t'as encore aujourd'hui ? Tes règles ?
Les sourcils de Delvin se froncent encore d'un cran, jusqu'à atteindre un angle improbable. J'ai beau savoir que la répartie de Fen tombe juste, ce n'est pas correct de l'attaquer là-dessus. J'aimerais bien l'y voir avec ce genre de problèmes !
Et les insultes habituelles pleuvent. Certains savourent le spectacle, d'autres se concentrent sur leur repas. Moi aussi je voudrais pouvoir les ignorer, mais cela m'irrite plus que de raison.
— Hey miss, tu peux me servir, s'il te plaît ?
Voilà que Fen tente d'interrompre le train des grossièretés en me demandant de ravitailler son estomac.
— Non.
— Comment ça « non » ?
Ils n'ont pas l'habitude de me voir me rebiffer. Un peu plus ces derniers temps.
— J'en ai plein le cul de vos embrouilles ! J'aimerais, au moins une fois, qu'on essaye de manger ensemble dans le calme et la sérénité. Est-ce que c'est trop vous demander ?
J'en vois qui rient sous cape, mais d'autres semblent m'adresser des remerciements silencieux.
— C'est elle qu'a commencé !
— Elle a raison, tu ne sais rien faire d'autre que râler, béotien ! rajoute Delvin, qui ne peut s'empêcher de relancer le ping-pong de quolibets.
— C'est valable pour toi aussi, lui asséné-je.
Elle ouvre la bouche dans une expression outrée avant de la refermer aussitôt. En face, Selmek ne se retient plus. Même lui, pourtant si taciturne, explose de rire.
o
Selmek
Plutôt soulagé de voir la petite Sara sortir les griffes. Je l'ai connue toute timide et toute choupette. Rayonnante et rougissante au moindre regard que je lui lançais. Aujourd'hui, elle sait ce qu'elle vaut. Elle ne se laisse plus marcher dessus.
J'sais pas le bazar que Tête d'Ampoule a foutu en nous. Je crois pas qu'il ait fait quoi que ce soit de volontaire. Mais je les vois tous changer.
Delvin la première. Passée de jeune seconde intrépide et enthousiaste, à chef déprimée, à ailière irascible et complice avec le reste de la bande. Mais surtout râleuse professionnelle.
Alors forcément, quand je vois la petite Sara la rabrouer et la tête que ça lui tire, je trouve ça très rigolo.
— Ça te fait rire, Selm' ?
Je m'arrête illico. J'aime bien Delvin, mais mieux vaut pas chercher les ennuis avec elle. Je plonge de nouveau ma cuillère dans ma bouillie. Moins infâme sous la langue que sous les yeux. Je devrais peut-être détourner l'attention. Ils me matent tous comme s'ils attendaient que je réponde à Delvin.
C'est Hector qui vient à ma rescousse.
— Au fait, tu n'as pas été chasser avec Os ce matin ? qu'il demande.
— Non.
Un nouveau désert que ce coin-là. De la poussière, beaucoup de cailloux, quelques buissons et un relief plat à s'en déprimer la rétine. Ça laisse pas beaucoup de planques pour les bestioles. Obligé d'aller loin pour en trouver. La flemme. Surtout qu'on a assez de bouffe comme ça.
— Je crois pas qu'il soit parti chassé, je rajoute.
Je l'ai vu enfourcher une moto, Moelle calé entre son buste et le guidon, puis tracer au nord. Vers l'espèce de camp qu'on aperçoit à l'horizon.
— Non, il voulait se rapprocher du hameau, intervient Zilla. Il disait qu'il n'arrivait pas à bien voir à cause de l'influence du psychique qui s'y trouve.
— Et tu l'as laissé y aller seul ? questionne Hector.
— Tu crois que je peux l'empêcher de faire quoi que ce soit ? J'ai voulu lui coller des éclaireurs, mais il a rétorqué que leur présence le gênerait.
Delvin lâche un soupir sonore. Les remontrances de Sara n'ont pas suffi, elle repart pour un tour.
— Et comme d'habitude, toi comme lui, vous agissez dans votre coin sans prévenir ! Déjà qu'on était censés trouver la Terre Promise et qu'on se retrouve à aller chercher un nouveau psychique dans je ne sais quel trou paumé pour obtenir la suite de la carte routière... Merde à la fin ! On forme une équipe, oui ou non ? Alors pourquoi est-ce qu'on est toujours lésés ? Toujours à se faire balloter, apprendre les choses au dernier moment et être juste bons à appuyer sur la gâchette quand y'a besoin de nous !
Je donne pas tort à la mauvaise foi de Delvin. On nous a rien demandé pour les deux derniers assauts. On est baladés par les forces du destin.
Ça fait dix jours que Yue nous fait serpenter à travers ces plaines toutes grises et... la route s'arrête ici. Celui qui détient le message divin suivant se trouve dans ce camp tout rabougri au loin. Encore une Tête d'Ampoule. 'Fin Hector appelle ça des Alters. Pour ce que j'en sais... J'ai beau faire confiance au destin, mais celui-ci prend une tournure bizarre.
— Je te l'ai déjà dit, je suis autant lésé que vous, réplique Zilla. Il me parle à peine plus !
— Ouais, ça, je veux bien croire que vous ne faites pas que parler...
— Ne devrait-il pas être revenu ? coupe Hector avant que Delvin ne persévère dans son allusion.
— Si... admet Zilla.
Il n'a jamais l'air aussi désemparé que lorsque ça concerne Tête d'Ampoule. Il croise les bras et se met à tourner en rond au point de laisser un cercle dans la poussière.
— Fait chier... Il m'a promis qu'il se tiendrait à distance... Et je sais qu'il a l'habitude de partir tout seul... Mais ça fait longtemps, là... Il aurait pu se faire capturer... Mais il m'aurait envoyé un message, il l'a déjà fait de beaucoup plus loin... À moins que... Merde, combien de temps je suis censé attendre avant de lancer une escouade à ses trousses ?
Il n'aura pas à se poser la question plus longtemps. En plissant les yeux, je vois apparaître une légère traînée dans le sable. Trop petite pour un être humain. C'est Moelle qui revient. Tout seul.
Un silence de mort s'installe dans le camp, Zilla devient livide. Il n'y a qu'Hector pour accueillir le chien à grand renfort d'accolades. « Bah alors mon grand ? Qu'est-ce qui s'est passé ? » Mais le corniaud l'ignore, traverse le cercle et trottine jusqu'à Yue.
Il a pas l'air blessé, juste épuisé comme n'importe quel animal qui aurait gambadé sur plusieurs kilomètres. Une bonne rasade d'eau, voilà qui le requinquera. Je me lève pour aller lui remplir une gamelle, mais je garde un œil sur Yue.
Je sais comment marche son truc avec les humains. Mais avec un bestiau ? Visiblement, ça fonctionne. En tout cas, il se passe quelque chose. Ses pupilles s'agrandissent et elle a comme un sursaut de surprise dès qu'elle pose une main sur son museau.
Je crois que Zilla se retient de toutes ses forces de pas lui sauter à la gorge et exiger qu'elle raconte ce qu'elle vient de voir. Pas besoin, Yue est pas aussi avare qu'Os.
— Il va bien. Il dit qu'il doit encore rester pour discuter avec leur... leur prince ?
— Comment ça ? Il est dedans ? s'exclame Zilla, visiblement furieux que Tête d'Ampoule n'ait pas respecté sa promesse.
Yue hoche la tête et anticipe la prochaine question.
— Il ne dit rien de plus. Juste qu'on ne doit pas s'inquiéter.
Ses cent pas tracent encore quelques cercles dans la poussière. Moelle lape sa gamelle d'eau avec reconnaissance. On sait tous que le chef va craquer. Et ça ne tarde pas. Il se stoppe enfin avant de lancer :
— Nous aussi, on va s'inviter chez ce « prince ».
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