43 - Le temple souterrain
Sara
« Je m'en débarrasserai. »
Ces mots me heurtent comme une tempête ferait chavirer un char à voile. Ils s'infiltrent dans chaque pan de mon corps et réveillent des douleurs que je croyais révolues.
« Je m'en débarrasserai. »
J'ai l'impression que mes poumons ne parviennent plus à aspirer assez d'air. Je me plie sur mon abdomen, perclus de contractions, et fuis ce cercle avant de fondre en larmes devant eux. Une fois hors du hangar, je cours jusqu'au premier espace vide que je déniche.
« Je m'en débarrasserai. »
Dans ce qui devait servir de remise, je m'écroule à même le sol entre deux tonneaux. Je suis obligée de serrer mon ventre dans lequel j'ai l'impression de revivre les sensations les plus atroces de cette fausse-couche. Il ne faut pas longtemps à mes yeux pour s'embuer de larmes et couler comme deux cascades.
J'ai besoin d'évacuer. Trop. C'est trop. Même si Rana, Delvin et Wolf m'ont occulté cette partie, j'ai fini par l'entendre au gré des conversations : pratiquement toutes les prêtresses qu'ils ont sauvées se sont donné la mort. L'information m'a porté un coup, j'en ai reçu un deuxième en voyant tous les cadavres des insurgés s'accumuler au centre de la place, puis un troisième en découvrant le sang sur les vêtements de mon mari. Combien d'hommes a-t-il tués cette nuit ?
Je ne remarque l'arrivée de Wolf que lorsqu'il m'enveloppe dans ses énormes pattes d'ours. Je ne voulais pas craquer devant lui ni personne. Je m'en veux de lui infliger ce spectacle, alors qu'il m'a répété, encore et encore, avant de partir, combien ce serait dangereux, qu'il y aurait des affrontements et des morts. Je voulais tenir, me montrer brave comme Selmek, Rana ou Delvin. Lui prouver que je n'avais pas besoin qu'il s'inquiète pour moi et que je prenais la décision de les suivre en mon âme et conscience.
« Je m'en débarrasserai. »
Mais cette phrase est la phrase de trop, me ramenant à ce jour cauchemardesque. Me faisant réaliser que je ne suis pas encore capable de tourner la page.
— Je sais que c'est dur, mon soleil, mais je sais aussi combien tu es forte, combien tu peux surmonter cela.
Dans un nouveau sanglot, je finis par accrocher mes doigts à son torse. Il me serre fort. Comme il est bon de se blottir contre lui. Les saccades de pleurs s'amenuisent, alors je parviens à articuler entre deux phrases :
— Je suis désolée, ça va aller, j'ai juste besoin de digérer tout ça.
— Je sais, mon soleil, je sais.
Il me berce ainsi pendant de longues minutes, jusqu'à ce que la crise tempétueuse se meuve en une timide éclaircie. J'en profite pour faire le bilan de toutes ces aventures qui ont saccagé mon existence depuis l'arrivée d'Os dans notre paisible colonie : ma jalousie au sujet de Selmek, ma capture par ces bandits, mon cœur chaviré entre les pattes de Wolf, mon mariage, ce bébé... Plus rien n'a été paisible depuis que cet agent du chaos a atterri dans nos vies. Et je me retrouve à le suivre, dans cette nouvelle quête insensée dont on ne connaît même pas la récompense. Y en aura-t-il seulement une ?
Pourtant, je ne regrette pas un seul instant ces évènements, et brûle de poursuivre dans cette voie-là. Wolf n'aurait jamais pu se contenter de couler des jours tranquilles sur les rives de ce lac. Moi non plus.
Je me rends compte que je ne déteste pas tant cette palpitation de l'aventure. Tant s'en faut. Mais je n'en peux plus de me laisser balloter par les aléas, de ce rôle de poupée fragile et sensible que j'entretiens malgré moi. J'ai passé ma vie à admirer des figures fortes. Aujourd'hui, je songe que j'aimerais en devenir une moi-même.
Alors, je lève un regard ravivé de détermination vers Wolf.
— Apprends-moi à me battre.
o
Hector
Il va de soi que j'ai été horrifié de découvrir le sort de ces religieuses. Puis, passée la première réaction, épidermique et logique, de n'importe quel humain face à la mort, je ne m'en suis pas trouvé aussi chagriné que je l'aurais dû.
Ces femmes ont choisi d'embrasser leur foi aveugle. J'ai suffisamment étudié les ravages des dictats absurdes des dieux dans les ouvrages pour qu'il en découle une réelle compassion. À en croire les rumeurs au sein du karst, la félicité vient en lavant l'opprobre au fil d'une lame, tandis que traîner le poids du péché les condamnait à une vie de déshonneur.
Yue a choisi de porter ce fardeau ; elle l'assume avec un courage qui force le respect.
Nous assistons silencieusement à la cérémonie d'hommage pour les victimes. Notre groupe s'est vu relégué au fond de la salle. Un message subtil pour signifier : « nous vous tolérons parce que vous nous avez libérés, mais merci de déguerpir au plus vite ».
En sa qualité de paria, Yue se retrouve donc à nos côtés. Sa figure ne reflète rien d'autre qu'un pâle stoïcisme et un sang-froid inébranlable ; à l'image d'Os que j'érige en référence dans l'art de ne rien laisser transparaître.
Mais je réalise bien vite mon fourvoiement.
Ce qu'on pourrait confondre avec de l'insensibilité n'est que le résultat d'une éducation religieuse stricte qui méprise les épanchements émotifs. Malgré ses efforts pour le cacher, l'accablement coule sur son visage.
Tout comme Allan qui avait son caractère, Yue n'a rien de commun avec notre prophète.
Ma curiosité maladive me pousse à creuser le sujet des Alters avec un spécimen plus accessible qu'Os, et le respect élémentaire voudrait que je la laisse en paix pour son deuil. La soif de connaissance triomphe de ce court affrontement.
À la fin de la cérémonie, Yue s'aventure dans les profondeurs de l'aven et je ne peux me retenir de la suivre. Elle débouche devant une mare issue d'un écoulement depuis un interstice rocheux. Je devine l'eau impropre à la consommation, au vu de son apparente saturation en calcaire. Un renflement de la pierre forme un simulacre de presqu'île. Il y trône un petit autel orné d'effigies, de bougies et de mantras gravés sur des plaques de bois.
L'augure s'agenouille au centre de l'îlot
Mains dressées en prière sous le filet d'eau
Elle frémit
Transe extatique
Terreur tragique
Tout s'enfuit
Tout s'oublie sous la pluie des stalactites
Symphonie de sifflements satellites
Tambours troublant surface d'auréoles
Dans ce refuge, les peines s'envolent
De quel droit bafouerais-je son recueillement ? Alors que je songe à repartir, elle m'interpelle, sans même se retourner.
— Que me veux-tu ?
Quelque peu honteux d'avoir ainsi joué les importuns, je bafouille :
— Te poser des questions, mais cela attendra. Je ne veux pas te déranger...
— Tu peux me déranger. — Elle marque une pause avant de pivoter vers moi et de me jeter un regard lancinant. — Tout ce qui parviendra à me distraire de cette situation sera le bienvenu.
Je hoche la tête, compréhensif, puis m'avance timidement sur l'îlot, là où son geste m'invite à prendre place, face à elle.
Nous nous dévisageons longuement à la lueur des bougies blafardes des niches. Elles projettent les reflets de l'eau en de fascinantes ondulations sur son visage. Je me sens idiot. Je débordais de questions et plus aucune ne vient. Alors elle commence.
— Tu n'es pas avec les Rafales, n'est-ce pas ?
Je grimace en me demandant ce qu'elle a déjà appris de notre bande au gré de ses touchers. J'ignore même s'il lui faut impérativement un contact physique ou si elle peut capter quelques bribes dans les airs, à la manière d'Allan.
— Non, je viens de l'autre camp.
Elle hoche la tête et tend sa paume vers moi. Je devine ce qu'elle va demander.
— Je peux ?
En guise d'assentiment, je lui présente ma main en miroir et nos doigts s'effleurent l'espace d'une seconde. Intrigué, je guette ses réactions, mais la faible luminosité et son stoïcisme impeccable m'empêchent de discerner autre chose qu'un vague frémissement sur son corps.
Ce n'est que lorsqu'elle range son instrument entre ses cuisses qu'un air triste voile son visage, quand bien elle souhaiterait le dissimuler en détournant la tête.
— Tu attends de moi des réponses que je n'ai pas.
Je me forgeais trop d'espoirs.
— Je ne sais pas ce que sont les Alters, poursuit-elle. J'ai toujours pensé que ma faculté à voir le cœur de ceux que je touche était un don de la déesse. Je n'aurais jamais imaginé qu'il puisse s'agir d'une « mutation génétique ». Je ne sais même pas ce que c'est.
Je m'interroge l'espace d'une seconde sur la possibilité — et l'intérêt — d'un cours de biologie accéléré, mais elle me devance à nouveau.
— En tout cas, tu n'as rien à craindre de moi, Hector. Contrairement à ton ami, je ne suis pas capable de tuer des gens par la pensée. Si cela avait été le cas, tu penses bien que je ne vous aurais pas demandé assistance.
— Comment as-tu contacté Os ?
Son rire triste échoue contre la paroi rocheuse.
— C'est lui qui m'a contactée. J'ai prié Kana de venir à notre secours, mais je n'imaginais pas cette aide-là.
Je frotte pensivement mon menton mal rasé, tâchant de me rappeler ce qu'a exactement évoqué Os à ce propos...
— Il disait qu'il s'agissait d'un message divin...
Même sans être doté d'une empathie aussi aiguë que ces Alters, je me sens submergé par la détresse que ma réponse embrase en elle.
— J'ai aussi reçu un message divin quelques jours avant l'attaque... Mais ce n'était pas Kana. C'était un autre dieu. Inconnu. Il m'a imprimé dans la tête la direction dans laquelle nous devons nous rendre. Et je n'aime pas ça. Je n'aime pas sa manière de faire ni le fait de ne pas connaître ses desseins. Je me hais de devoir trahir Kana.
— Es-tu vraiment obligée de la trahir ? Ne peux-tu pas simplement nous donner ces indications et rester ici avec les tiens ?
— Je ne pense pas. Ce n'est pas ce que cet être supérieur a prévu.
Elle laisse planer un silence lourd avant de se raccrocher aux branches d'une justification précaire.
— De toute façon, je n'ai plus rien à faire ici. Plus maintenant que...
Elle ne parvient pas à terminer sa phrase. Ces mots sont trop durs à prononcer, alors je hoche simplement la tête pour lui signifier que je l'ai comprise.
— Ne t'en fais pas. Tu es la bienvenue parmi nous.
Et si de la sorte je peux bénéficier de l'occasion d'étudier deux phénomènes psychiques au lieu d'un, je ne m'en priverai pas. Même si Yue m'apparaît maintenant moins intrigante qu'Os ; de la même manière que je ne m'étais jamais intéressé à Allan, qui ne recelait pas autant de mystères.
Pour autant, une dernière question me brûle les lèvres. Je sais qu'Allan n'est jamais parvenu à « scanner » Os. Qu'en est-il de Yue ?
— As-tu pu toucher Os ?
Elle lève ses yeux d'obsidienne vers moi. J'ai l'impression d'y surprendre un éclair de frayeur qui suffit à répondre à ma question.
— Et qu'as-tu vu ? insisté-je.
Cette fois, ce sont ses mains qui se mettent à trembler à l'évocation de ce souvenir. Elle s'oblige à agripper les pans de sa robe afin de les maîtriser.
— Rien... et tout à la fois. C'était comme... tomber dans un vide infini bercé d'une tempête d'émotions et d'altérités. Sans la moindre cohérence...
Elle reprend une large inspiration avant de lâcher entre ses lèvres crispées :
— Je crois que j'ai vu ce qu'est le chaos.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro